Constitution : trop à dire mais toujours pas assez !
Par Azza Filali - Après les deux journées du 30 juin et du 2 juillet, le pays s’est retrouvé dans une impasse constitutionnelle sans précédent. Après la parution de la future constitution au journal officiel, apposée par le président de la république, analyses, évaluations, et critiques sont allées bon train. Le préambule du texte a évoqué les constitutions antérieures, passant de celle de 1861, à 2014 et sautant à pieds joints sur la constitution de 1959, sans doute la plus académique au niveau de sa réalisation. Il faut dire que ce préambule, au style « littéraire », a allègrement occulté la période de Bourguiba et les années d’édification de la Tunisie nouvelle, années que le fameux préambule a dépeintes comme une période de domination et de souffrance populaire.
Puis, coup de théâtre : voici que le 2 juin, le doyen Sadok Belaïd, tête pensante du groupe de réflexion et de rédaction du brouillon de la constitution, livre à la presse la copie remise au président Saïd. Au passage, M. Belaïd a clamé haut et fort que ce brouillon est aux antipodes du texte publié par le président Saied. Dès lors, Sadok Belaid, rejoint par Amin Mahfoudh, annoncent leur absence d’implication dans la constitution de Kais Saied. Ayant remis au président un texte, faisant la part belle aux mesures économiques, ayant placé la liberté de conscience, de comportement, sous l’égide de la loi, sans autre responsable. Ayant aussi réinstallé la répartition des trois « fonctions » en précisant les prérogatives exactes du président, voici que M.M. Belaid et Mahfoudh découvrent un texte dont la majeure partie se situe aux antipodes de leur brouillon, texte excluant la laïcité de l’Etat. Un Etat désormais responsable du respect dû aux « préceptes inhérents aux commandements religieux. » Dans ce texte, absence de toute mention quant au mode électoral des députés, adjonction au parlement d’une chambre régionale, élargissement remarquable des pouvoirs du président de la république, un président au-dessus de toute prise à partie, et dont l’impunité se poursuit après la fin de son mandat.
Ce matin, dès neuf heures, tous les exemplaires du quotidien « Essabah », ont été dévalisés des kiosques. Heureusement que les réseaux sociaux ont pallié la carence de la mouture papier, étalant le fameux brouillon et permettant la comparaison entre les deux textes.
Parmi les Tunisiens, certains dont M. Béchir Ben Hassen, (et sans doute Ennahdha et ses émules) ont dû pavoiser, trouvant dans la constitution du 30 juin 2022, ce que celle de 2014 n’avait pas réussi à imposer, à savoir l’immersion du politique dans le religieux. Chez tous les autres, les discussions sont allées bon train, comparant les deux versions, ayant écouté le long entretien de M. Mahfoudh sur une radio privée, les commentaires sur d’autres chaînes, tous sur le même sujet, à savoir les deux versions contraires de la future constitution. Quant à l’Ugtt, les directives de Noureddine Taboubi, ayant d’abord consisté à libérer le vote des adhérents, ont été reportées après la parution du brouillon rédigé par Mr Belaid et son groupe. Il va sans dire que la décision de l’Ugtt et les directives qu’elle serait susceptible d’infléchir à ses membres, risquent de faire pencher la balance en faveur du « non ».
Quelles peuvent être les réactions des citoyens, plus politisés qu’on ne le croit, mais toujours aussi « passifs » en apparence ? Par-delà les discussions, la logique voudrait qu’un bon pourcentage d’entre eux, ceux attentifs à la chose publique, une désaffection ait lieu à l’égard du vote du 25 juillet : ce jour- là, jour de célébration de la fête de la république, les Tunisiens risquent fort de bouder les urnes, convaincus que le résultat n’aura aucun impact sur leurs ressources et leur niveau de vie. Le 25 juillet 2022 correspondant à un lundi et donc à un week-end prolongé, gageons que la majorité des Tunisiens préfèreront les plaisirs de la mer à un vote qui ne veut plus rien dire pour eux. D’autres, conscients de la gravité de l’abstention, iront glisser un « non » dans l’urne. Ces « nons » auront-ils un impact sur un vote auquel les partisans d’Ennahdha risquent d’apporter leur adhésion en masse ?
Il est vrai que la publication de la version finale au journal officiel représente un point de non-retour. Une frange de citoyens désabusés pense que les jeux sont faits et que nulle déclaration ni revirement ne sont à attendre du président Saied. Tout cela installe une inquiétude légitime chez tous ceux que l’avenir du pays interpelle et préoccupe. Que va-t-il advenir de nos libertés, sous l’ombre menaçante des diktats religieux ? Qu’en sera-t-il des droits que Bourguiba a accordé à la femme Tunisienne ? Allons-non vers un plus de rigorisme et d’enfermement dans l’atmosphère déjà lourde qui plane sur le pays ? Que penser des députés pour lesquels aucun mode de scrutin n’a été fixé par la constitution ? Qu’attendre d’une cour constitutionnelle exclusivement composée de juges à la retraite et ne comptant ni avocats ni universitaires ? Comment (et par qui) sera établie la loi électorale ? Comment négocier avec un exécutif dont le chef s’est arrogé les pleins pouvoirs, y compris ceux de s’ingérer dans les fonctions législative et judiciaire ? A ce propos, la distinction entre pouvoir et fonction, résonne sans doute mieux en langue arabe, le mot pouvoir étant chargé d’une dimension confortable d’autoritarisme. Mais, en langue Française, la fonction, synonyme de compétence, ne vaut que par le pouvoir qui la garantit. Ainsi le pouvoir est inscrit au creux de la fonction et n’a de sens que si elle-même se réalise. La distinction entre les deux mots est de ce fait, nulle et non avenue.
Il y’a tant à dire et toujours pas assez. Trop de questions nous assaillent sans qu’aucune réponse claire ne permette d’entrevoir le chemin à venir. Et puis vient un temps où les mots butent sur leur inutilité intrinsèque. A quoi bon discourir si on ne peut rien changer ? Il ne nous reste plus qu’à espérer de Sidi Mehrez, Sidi Belhassen (et tous les autres) qu’ils veillent sur notre petit pays, et l’aident à traverser les tempêtes à venir…
Azza Filali
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