Réussir la transition implique une gouvernance plus démocratique et un dialogue social réinventé
Par Pr Samir Allal. Université de Versailles/ Paris-Saclay - Face à la crise écologique, les alertes scientifiques sont sans ambiguïté : il nous reste moins de dix ans pour agir. Confrontés à cette urgence, les décideurs politiques apparaissent désemparés, voire détournent le regard.
La décennie est cruciale pour limiter au maximum nos émissions de gaz à effet de serre (GES) et commencer à adapter nos sociétés aux effets du changement climatique. Dans son sixième rapport, le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) renforce encore ce sentiment d’urgence en exigeant une baisse « rapide », radicale et le plus souvent immédiate » des GES : celles-ci devront avoir atteint leur pic en 2025 au plus tard et diminuer rapidement ensuite si nous voulons encore avoir une chance de limiter la hausse des températures mondiales à 1,5°C ou même à 2°C.
Planifier, c’est décider de s’éviter le pire: l’impuissance publique n’est pas une fatalité
Des solutions sont à notre portée, à condition de tenir fermement ensemble les enjeux écologiques, démocratiques et sociaux, et de proposer des réponses plus systémiques, allant dans le sens d’une planification écologique menée à plusieurs échelles. La planification nous promet d’accéder à un régime d’action sur lequel nous pourrons compter collectivement pour éviter la catastrophe climatique. Le climat, et la façon dont nous disons agir contre le changement climatique, parle pour nous. Encore faut-il y prêter attention.
Partout dans le monde, on observe le même désir de changement, la même quête de solutions. De très nombreux citoyens ont déjà entendu le message d'urgence. La même inquiétude pour l'avenir et le même désir de changement, dont témoignent les mouvements de la jeunesse, les initiatives locales, les actions en justice à l'encontre des décideurs politiques et économiques, et de multiples formes d'expression citoyenne qui révèlent une volonté de contester l'insuffisance des réponses politiques et d'inventer des modes de vie nouveaux.
C’est en revoyant en profondeur notre logiciel économique et en renforçant notre démocratie que l’on pourra relever les défis très concrets posés par le système énergétique, les transports ou encore l’agriculture. Car la transition écologique n’est rien de moins qu’un formidable projet de société !
La crise écologique ne se réduit pas au changement climatique, même si celui-ci occupe la plus grande place dans le débat environnemental : elle concerne tout autant la dégradation de la biodiversité, l’épuisement des ressources naturelles et la destruction des écosystèmes dont nous dépondons pour notre survie même. Toutes ces dimensions convergent et risquent de se traduire en crises sociales et politiques bien plus graves que celles qui secouent nos sociétés actuellement. La responsabilité qui incombe aux décideurs est donc immense et l’impuissance publique n’est pas une fatalité.
La bataille politique se joue également dans la société: prise de conscience et résistance
Les citoyens ont bien compris que les changements de comportement et l'innovation « par le bas» sont certes indispensables mais ne suffiront pas. Les gestes individuels représentent au mieux un quart des efforts à accomplir pour réduire l'empreinte carbone. Pour transformer nos systèmes productifs, mieux réguler l'économie, réduire les inégalités et favoriser la sobriété, nous avons besoin de réponses politiques et collectives claires, adoptées démocratiquement et d’une solidarité internationale plus grande (responsabilité commune mais différentiée).
Devant la myriade d'actions possibles, quelles sont celles qu'il faudrait rationnellement mettre en œuvre, à quel coût, à quelle intensité, et quand ? S'il est manifeste que nous avons jusqu'à présent privilégié la croissance et la « fin de mois », jusqu'où aller pour renforcer la prise en compte des impacts à très long terme de nos efforts, et de leur soutenabilité ? Quelle confiance accorder à la croissance économique et à la recherche scientifique ?
Les générations futures et les plus vulnérables vont subir un changement climatique dont l’intensité dépendra des sacrifices auxquels nous consentirons pour affronter nos responsabilités. Il est encore temps d'agir. Le sixième rapport du Giec nous le rappelle et les solutions sont à notre portée, même si elles représentent de véritables défis sur les plans économique, technique et social. Cette prise de conscience peine cependant à déboucher sur des mesures concrètes et une vision politique nationale et internationale à la hauteur du défi.
Certes, il est plus facile de pointer le problème que d'y apporter les solutions. Les transformations à opérer dans notre société et notre économie sont profondes et appellent, entre autres, à renoncer collectivement à la consommation de certains biens et services ou à en revoir complètement les usages. Alors même que, dans bien des cas, nos modes de vie actuels sont contraints par les choix collectifs du passé, à commencer par l'étalement urbain, qui enferme de très nombreux concitoyens dans une dépendance à la voiture.
C'est pourquoi les résistances face à de tels changements sont immenses et imposent que les alternatives concrètes soient déployées dans le cadre d'une politique de justice sociale. En outre, le fonctionnement de nos démocraties, et en particulier l'agenda électoral, n'incite pas les décideurs politiques à se lancer dans un tel chantier. L'horizon des investissements à engager dès maintenant ne coïncide pas avec celui des bénéfices qui seront enregistrés à terme. Résultat, c'est la politique de l'autruche, du laisser-faire et des effets d'annonce qui prévaut pour l'instant.
Il faut des circonstances exceptionnelles telles que la pandémie de Covid-19 ou la guerre en Ukraine pour que des mesures jugées jusqu'alors trop difficiles soient soudain évoquées par des institutions internationales ou des responsables politiques, comme la réduction drastique de notre dépendance aux énergies fossiles. De façon plus générale, ces deux crises majeures nous renseignent sur la brutalité des ruptures dans nos modes de vie, de production et de consommation auxquelles nous nous exposons faute de réponse sérieuse à la crise environnementale. Sans compter les dégâts humains et les conflits sociaux majeurs qui ne manqueront pas d'en découler.
Si les décideurs ne semblent pas prêts à agir ou en mesure de le faire avec le niveau d'ambition nécessaire, certaines innovations démocratiques dans le monde sont porteuses d'espoir. Le pire n'est jamais sûr, nous pouvons toujours bifurquer vers une société qui respecte mieux les limites physiques de notre planète.
Le réalisme et le sens des responsabilités pourraient même avoir déjà changé de camp. Les militants du climat, et les ONG sont parfois dépeints comme de dangereux radicaux. Mais les radicaux vraiment dangereux sont les pays qui augmentent la production de combustibles fossiles. « Investir dans de nouvelles infrastructures de combustibles fossiles est une folie morale et économique », déclarait ainsi Antonio Guerres, secrétaire général de l'ONU, le 5 avril 2022.
Relever le défi et trouver la voie d'une transition juste
Les défis posés par la transition écologique sont nombreux et peuvent être difficiles à concilier. Un des enjeux des politiques actuellement mises en œuvre est de réussir à identifier les actions permettant de répondre à un objectif sans en compromettre un autre ! Malheureusement, nombre d'exemples témoignent de la difficulté des décideurs non seulement à saisir l'urgence de la transition écologique, mais aussi comprendre l'ensemble des phénomènes, leurs conséquences et leurs interactions.
Nos politiques et nos gouvernants sont-ils conscients du défi civilisationnel que nous vivons ? Essayeront-ils d’accélérer la transition et dépasser les obstacles sur lesquels ils ont buté jusqu’à présent ? Le bilan de leur action n’invite pas à l’optimisme, mais nous pouvons espérer un sursaut face l’ampleur de ce défi, qui ferait advenir une majorité politique nouvelle, plus encline à faire de ces enjeux une priorité absolue.
Nous devons tout faire pour essayer de convaincre chaque jour les décideurs actuels que le coût de l’inaction serait bien plus prohibitif que celui de l’action, que rein n’est plus important aujourd’hui que de mettre en œuvre les réponses efficaces à cette crise. Et tout faire pour mettre en échec les politiques qui iraient à l’encontre de la transition écologique. L’échelon national n’est d’ailleurs pas le seul niveau d’action pertinent pour l’action : la bataille politique pour la transition se joue au niveau des territoires (local) et au niveau international (global).
Les collectivités locales disposent de compétences indispensables à de transformation dans de nombreux domaines, de la biodiversité à l’école en passant par l’économie, l’entreprise, le modèle social et les principaux secteurs de politiques publiques concernés, comme, les transports, l'agriculture et même la production d'énergie (avec l’essor des renouvelables).
Nous voulons croire que nous pouvons toujours changer de trajectoire et renforcer le bien-être social, à condition de ne pas éviter les questions les plus fondamentales : qu'est-ce que le progrès à l'âge de la crise écologique? Comment partager les efforts nécessaires ? Comment réduire les inégalités ? Quelles sont nos véritables richesses ?
Les politiques publiques restent trop cloisonnées, en se contredisant parfois. Or, les politiques de transition ont besoin de clarification et d'une instance ad hoc capable de réunir autour de la table: État, collectivités locales, partenaires sociaux, universitaires, société civile et partis politiques. Il est plus qu'urgent, aujourd'hui, de mettre en place une telle planification écologique et sociale, cohérente avec les objectifs de la transition, plus démocratique et davantage ancrée dans les territoires. La réorganisation de nos modes de production pose la question de l'emploi et de l'aménagement du territoire. Où seront localisés les nouveaux emplois (de transition) dont nous avons besoin ? Les pays vont-ils mobiliser leurs avantages comparatifs ou continuer à alimenter une concurrence mortifère ?
Nous avons, par exemple, besoin de renforcer les circuits courts et des modes de production durables pour assurer notre indépendance, mais aussi pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre dues au transport. Certains économistes s'y opposent en invoquant l'augmentation des prix, pour les consommateurs, qui découlerait de telles relocalisations. Mais c'est là où il s'agit de revoir en profondeur notre logiciel économique pour pouvoir donner accès à tous à une alimentation saine, durable et de qualité. Ce mouvement est d’autant plus urgent que nos dépendances s’accroissent dans un contexte géopolitique de plus en plus préoccupant.
Plus généralement, comment organiserons-nous la production (énergétique, alimentaire)? Saurons-nous la répartir intelligemment et faire jouer les complémentarités, préférer la coopération à la concurrence? Rénoverons-nous les logements et les bâtiments publics existants ou reconstruirons-nous des centres d'habitation et d'activité susceptibles d'assurer à la population une autosuffisance alimentaire et industrielle ?
Parviendrons-nous à (ré) industrialiser notre pays sans relancer les émissions de GES territoriales ni délocaliser les impacts néfastes de notre consommation dans des pays tiers? Quelles organisations du travail seront compatibles avec ces nouvelles exigences? Irons-nous vers un fonctionnement plus démocratique de nos entreprises ? Pourrons-nous réduire le poids des multinationales? Parviendrons-nous à réorienter l'activité des banques et des marchés financiers ? Mais encore, quelle sera la place du numérique dans cette réorganisation de la production?
Toutes ces questions dépendent les unes des autres et appellent des réponses systémiques, alors que notre modèle de gouvernance tend au contraire à les séparer.
Gérer les contradictions de la transition écologique : le rôle clé de la sobriété
La sobriété a une place centrale dans tous les domaines, des infrastructures aux modes de consommation. Agir pour la sobriété ne revient pas à faire culpabiliser les individus, mais à renforcer la réglementation pour réguler les pratiques économiques qui alimentent la course à la surconsommation et au gaspillage notamment des plus riches. Malgré tous les efforts réalisés jusqu'ici, notre modèle économique et les modes de consommation des classes aisées font toujours preuve d'une créativité sans borne quand il s'agit de dilapider les économies d'énergie et de matières rendues possibles par le progrès technologique.
L'adaptation aux changements climatiques peut être menée en anticipant nos besoins et en transformant les éléments fondamentaux d'un système en réponse aux variations climatiques attendues. Par exemple, la modification des plans d'urbanisation peut permettre de limiter l'exposition à la montée des eaux et aux risques de submersion due aux tempêtes. Les actions d'adaptation s'imposent dans
Tous les secteurs : eau, agriculture, tourisme, mais aussi villes, infrastructures ou industrie. Elles supposent à la fois de renforcer la résilience face aux perturbations actuelles et d'être capable de se projeter sur le long terme.
Il est souvent difficile de savoir à l'avance si une action mise en œuvre aujourd'hui répondra aux enjeux de demain. En revanche, nous savons déjà que les mesures d'adaptation prises dans l'urgence risquent de ne pas répondre aux enjeux de moyen et long terme, induisant des dépenses inutiles. Pire, elles peuvent conduire à une mal adaptation, c'est à- dire « un changement opéré dans les systèmes naturels ou humains qui font face au changement climatique et qui conduit à augmenter la vulnérabilité au lieu de la réduire ». Un exemple bien connu porte sur la climatisation.
Tous les jours, les consommateurs entendent de nouvelles promesses selon lesquelles il serait possible de continuer comme avant tout en préservant la planète, sans tenir compte du cycle de vie complet des produits ou de la façon dont l'énergie qui les alimente est produite. Réussir la transition implique une gouvernance plus démocratique, mais aussi un dialogue social réinventé, une politique fiscale plus juste, une école plus coopérative, etc. La liste des sujets peut paraître longue, mais il s'agit, au fond, de proposer une vision de société.
La transition écologique et sociale passe par une transformation profonde de nos institutions et de l'appareil productif, mais aussi par des changements de comportement des acteurs privés et publics. Les transformations concrètes qu'il faut amorcer dans un tel cadre ne manquent pas. Plusieurs obstacles expliquent l’échec de la transition et de la réduction du carbone:
• L’horizon très long du changement climatique, incompatible avec le « court-termisme » de la plupart des acteurs ;
• L’incertitude liée à l’émergence de risques nouveaux engendrés par la crise climatique, qui freine les investissements ;
• Les volumes de financement requis par la transition, qui vont au-delà des capacités de la majorité des acteurs publics, alors que la finance privée ne semble toujours pas prête à contribuer, si ce n'est marginalement ;
• L’absence d'objectifs contraignants au niveau des secteurs et des types d'activité;
• La faible mobilisation des partenaires sociaux et de la société civile dans les changements requis par la transition.
Pour dépasser ces contradictions et faire face à tous ces défis, nous avons besoin d'une planification écologique et sociale, c'est-à-dire d'un processus visant à assurer la cohérence de l'action publique et à accompagner la transition des filières industrielles et des secteurs clés de l'économie. Elle est un moyen efficace pour réduire l'incertitude sur l'avenir et faire travailler ensemble tous les acteurs publics dispersés qui représentent «la main visible de l'État ».
La planification écologique et sociale est en train de s’installer rapidement dans le débat public. Elle peut aider à organiser le processus démocratique. Il y va de nos valeurs plus que de solutions techniques, comme le remarquait déjà en 1977 l'économiste Herman Daly au sujet du concept de développement durable : « Si le paradigme sous-jacent et les valeurs qui le sous-tendent ne changent pas, aucune habileté technique ni intelligence manipulatrice ne pourra résoudre nos problèmes ».
Nous ne sommes pas sur la bonne voie, la réussite de la transition, ne peut être obtenu que si celle-ci s'inscrit dans un processus démocratique, fondé sur les deux grands principes énoncés par l'ONU (protocole de Kyoto de 1997) : le principe de participation et d'information, et celui de solidarité et de justice.
C'est à ce prix que notre pays pourra surmonter les blocages qui existent à tous les niveaux, non seulement sous la forme des lobbys mais, plus fondamentalement, dans la société elle-même, où la demande de changement est bien réelle mais se mêle aux angoisses exploitées habilement par les populismes de tout bord.
Pr Samir Allal
Université de Versailles/ Paris-Saclay
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