Azza Filali - Projet de constitution : Un texte pour quelles générations ?
2022 : le XIXème siècle est bien installé et tous les experts s’accordent pour annoncer de grands changements dans le mode de vie des individus et des sociétés: lentement mais sûrement, la biotechnologie, l’intelligence artificielle gagnent du terrain, tout autant que la robotique, ou les conversions monétaires. Les Tunisiens adultes considèrent cela comme des prouesses accomplies par la recherche scientifique, mais réalisent mal que ces changements risquent d’impacter leur vie personnelle, jusque dans ses moindres détails. Un « risque » imminent et qui deviendra réalité pour ceux qui ont dix ou vingt ans aujourd’hui.
Si l’on se focalise sur le marché du travail, il est certain que les prochaines décennies verront certaines professions décliner voire disparaître, au profit d’autres activités où l’intelligence humaine est assistée, et souvent décuplée, par une intelligence artificielle. Parfois, celle-ci surpasse l’intelligence humaine : dès 1997, un logiciel, mis au point par IBM, a battu Gary Kasparov, le tenant du titre mondial au jeu d’échecs. Désormais, des robots intelligents sont en mesure de résoudre une multitude de problèmes et d’en proposer des solutions simples et rapides. Viendra un jour où la collaboration entre hommes et intelligence artificielle sera utilisée dans divers domaines : depuis l’usage des drones à des fins militaires ou civiles, jusqu’à la gestion bancaire, l’aéronautique ou la pratique médicale. Dans ces différents domaines, la biotechnologie progresse à pas de géants. Déjà l’automatisation a transformé l’agriculture et les chaînes de productions dans les grandes unités, à l’étranger. Tout cela va, sans aucun doute, parvenir jusqu’à nous ; il y’aura alors des Tunisiens, diplômés ou non, réduits au chômage parce qu’un logiciel effectue le travail à leur place dans de meilleures conditions et avec un délai plus court… En somme, nous sommes à l’aube d’une métamorphose du travail : l’homme y sera, de plus en plus, assisté par un logiciel ; jusqu’au jour, où dans bien des activités le logiciel supplantera l’aptitude humaine, jetant à la rue des millions d’individus à travers le monde. Des êtres réduits au chômage, car une machine est devenue plus performante qu’eux. Ceci implique une mobilité professionnelle, imposant à ces chômeurs d’un genre nouveau de se recycler dans d’autres secteurs. Pour cela, il faudra que les êtres aient appris à faire preuve de flexibilité et de mobilité professionnelle, ce qui suppose une préparation des individus dès leurs années d’école, puis à l’université où il sera important de créer des passerelles entre disciplines leur permettant de basculer d’un domaine à l’autre, au cours de leur vie active.
Ainsi, la biotechnologie et l’intelligence artificielle ne sont pas que pour les pays dits développés. Elles nous concernent aussi et s’imposeront à nous plus rapidement que nous ne l’imaginons. Comment, dans ce cas, ne pas prévoir ces bouleversements qui risquent d’affecter nos emplois, notre mode de vie, nos manières de réagir et tant d’autres sphères ? Prenons un exemple désormais banal : nous sommes à l’ère des voitures électriques ; bientôt elles déferleront sur le marché Tunisien, métamorphosant le comportement des conducteurs et les besoins en énergie.
Dans le domaine médical, les progrès enregistrés en matière de procréation médicalement assistée, ceux soulevés par les dons d’organes, les positions divergentes des pays à l’égard de l’euthanasie, tout cela s’imposera à nous par le biais de la globalisation et de la transmission ultra-rapide des informations grâce aux réseaux sociaux. D’autres pays acceptent, voire ont légalisé, les changements de frontière entre les genres, sans compter le problème soulevé par les sanctions à prendre ou non contre la consommation de drogues, consommation qui représente chez nous une réalité palpable, présente aux portes des lycées et collèges…
Autre enjeu majeur: le souci écologique dont nous commençons déjà à ressentir les effets. Le réchauffement climatique n’est plus un concept théorique mais une réalité que nous expérimentons dans notre vie quotidienne, avec des étés de plus en plus torrides et des hivers marqués tantôt par la sécheresse, tantôt par des cyclones et des inondations à travers la planète. Comment ne pas tenir compte de ces bouleversements dont certains nous affectent déjà et prévoir à leur encontre une stratégie nationale ?
De toutes ces données nouvelles qui marquent le XXIème siècle, rien n’est mentionné dans le projet de constitution. Celle-ci s’attache à ancrer la protection des individus, leurs biens, leur liberté dans les préceptes de l’Islam. Avec pour additif « le respect de la démocratie. » En somme, un retour à l’âge d’or où les préceptes coraniques protégeaient les vies et les biens et sanctifiaient le comportement des individus. Si notre « probable future » constitution attribue une valeur extrême aux comportements sanctionnés par la morale, elle ignore totalement le bouleversement qui attend les hommes du fait des avancées technologiques.
En somme, nous voici devant un texte qui aurait pu être rédigé au XVIème siècle de notre ère, texte qui ignore les problèmes économiques du pays, et fait totalement l’impasse sur les enjeux soulevés par les nouvelles technologies, lesquelles vont tôt ou tard, s’imposer à nous. Ce texte ne relève aucun des défis auxquels nous serons confrontés. Nulle loi sur l’orientation économique, le réchauffement climatique ou les avancées de la biomédecine.
Une constitution est en principe destinée aux générations futures plus qu’aux adultes d’aujourd’hui. Mais, comment un tel projet, ignorant tous les problèmes nés depuis la fin du XXème siècles et désormais ancrés dans l’actualité, comment ce projet tiendra-t-il la route ? Le voici qui risque de devenir rapidement caduque, incapable de répondre aux grandes questions que se poseront les générations à venir. En définitive, tout se passe comme si le projet de constitution était destiné à imposer une situation politique précise (en l’occurrence un système présidentiel à outrance) sans aucun souci pour des enjeux non politiques, mais infiniment plus préoccupants : pour n’importe quel Tunisien, la satisfaction de ses besoins en eau potable est mille fois plus importante que le système politique qui le gouverne !
En somme, problèmes écologiques et avancées technologiques font que cette constitution sera très vite dépassée par une modernité que l’avenir nous imposera sans demander notre avis. Dans ce cas, que faire ? En rédiger une autre ? En effectuant la compilation des constitutions précédentes, (1861, 1959,2014) sommes-nous destinés à « revoir notre copie » tous les cinquante à soixante ans ? Il semble que nous n’aurons pas d’autre choix, tant les changements de modes de vie qui atteindront de plein fouet les générations futures, poseront des problèmes essentiels, appelant réponse. Si aucune réponse ne figure dans un texte censé diriger les grandes décisions d’un état, la nécessité nous imposera de « passer au texte suivant » et aucun système politique n’y pourra rien. L’histoire nous apprend que les grands changements environnementaux et sociaux ont créé des textes à leur mesure, abolissant au passage des régimes politiques dépassés par les événements...
Azza Filali
- Ecrire un commentaire
- Commenter