Ammar Mahjoubi: Riches et pauvres dans la société romaine
L’éventail des revenus était démesurément ouvert dans la société romaine, par-delà les différences locales et les évolutions. En conséquence, la répartition des biens était extrêmement inégalitaire. A titre d’exemple, François Jacques cite le défraiement annuel d’un proconsul de la province d’Asie, qui était d’un million de sesterces ; ce qui correspondait, à la même époque, à plus de mille fois la solde de base d’un légionnaire, soldat d’une unité favorisée de l’armée romaine. Mais rares et disséminés sont les chiffres précis, et pour étudier les disparités socioéconomiques, les historiens se sont contentés des repères et des évaluations comparatives, tout en admettant l’impossibilité d’une approche quantitative.
Les facilités d’approvisionnement et le coût de la vie variaient considérablement, selon les provinces et les multiples régions de l’Empire. Aux deux premiers siècles, le niveau de subsistance se situait en moyenne aux alentours de 400 à 500 sesterces par an pour les adultes et nettement moins pour les enfants ; telles sont les évaluations admises par l’étude des données et la confrontation des chiffres, puisque les fondations alimentaires, par exemple, accordaient généralement de 8 à 20 sesterces par mois, pour l’entretien d’un enfant, selon le coût de la vie, le sexe du bénéficiaire et la nature de la fondation. Dans la province de Dacie (la Roumanie actuelle), l’entretien d’un mineur était évalué à environ un sesterce par jour en 164 et vers 60, à Rome, un esclave recevait mensuellement 20 sesterces et 5 boisseaux de blé, au prix courant de 2 à 4 sesterces le boisseau.
Grâce à un document précieux, qui réunit des consultations du jurisconsulte Scaevola émises vers les années 150-170 en Italie, et concernant des rentes laissées par testament à des affranchis et des pupilles, nous pouvons apprécier le revenu nécessaire pour vivre dans une aisance minimale. 500 sesterces annuels y étaient alloués à la nourriture des adultes et deux fois moins pour celle des enfants. Pour la garde-robe, 100 ou 200 sesterces annuels étaient décernés aux hommes et 100 sesterces aux enfants. Vers la même époque, mais au début du IIe siècle, Pline le Jeune avait légué à une centaine d’affranchis un revenu de 840 à 1 020 sesterces annuels. On est donc en mesure de conclure que 700 sesterces annuels étaient suffisants à cette époque en Italie, pour la vie correcte d’un adulte en dehors de son logement.
A la campagne, une exploitation moyenne de 10 à 15 hectares procurait un revenu annuel de 1 000 sesterces environ ; et en ville, un manœuvre à Rome avait vers 70 av. J.-C. un salaire journalier de 2,5 sesterces, d’après un texte de Cicéron. En Egypte, les salaires connus étaient beaucoup plus bas, la récolte des roseaux, par exemple, ne rapportait qu’un sesterce par jour et un emploi régulier plus qualifié ne rapportait pas plus de 40 sesterces par mois ; ces ouvriers urbains ne pouvaient donc que pourvoir au jour le jour à leur propre subsistance, et toute interruption prolongée du labeur quotidien les plongeait dans l’indigence. Les historiens ont ainsi conclu qu’une part importante de la population, le tiers peut-être, vivait à la limite du seuil de subsistance, surtout dans les villes où la précarité était largement répandue. D’autant que les possibilités d’un travail salarié organisé, dans l’économie antique, étaient limitées, et que les hausses des prix étaient saisonnières et brutales. Dans les campagnes aussi, qui fournissaient aux riches l’essentiel de leurs revenus, la précarité n’était pas absente, entretenue par la lourdeur des impôts et les exactions des grands.
Les niveaux des fortunes sont difficiles à apprécier, car les recensements estimaient les patrimoines, mais ignoraient les salaires ou les bénéfices du commerce. La richesse était cependant connue, car elle s’étalait en public comme au privé. Aux deux premiers siècles, une fortune de 100 000 sesterces conférait une aisance confortable. C’était aussi la limite au-dessus de laquelle tout héritage était interdit aux hommes célibataires et sans enfants, selon les lois émises par Auguste ; et c’était aussi, par exemple, la valeur des biens offerts par Pline le Jeune à sa nourrice. Ce patrimoine, selon sa nature, assurait un revenu annuel d’environ 4 à 6 000 sesterces ; somme équivalente à la solde d’un soldat de la garde impériale au IIe siècle, ou au prix d’un à trois esclaves adultes. Il ne s’agit donc pas de richesse véritable, et la somme exigée pour tout notable, dans la province d’Afrique, lui était égale ou inférieure dans les nombreuses cités de petite ou moyenne importance, où la fortune nécessaire pour accéder à la notoriété et devenir membre du conseil municipal n’était pas très grande comme dans les grandes villes.
Le cens minimum fixé par Auguste pour accéder aux classes supérieures des ordres sénatorial et équestre resta inchangé durant tout le Haut-Empire. Il était de 400 000 sesterces pour les chevaliers et d’un million pour les sénateurs ; seuils légaux sans rapport en fait avec les fortunes courantes, car les différences de richesse étaient considérables et les millionnaires côtoyaient, dans le même ordre, les plus modestes. La richesse, cependant, ne se limitait pas aux ordres supérieurs, comme le montrent les exemples africains attestés par Apulée, et les chiffres qu’il avance sont assez représentatifs de la fortune des grandes familles municipales. Son père, notable de la cité de « Madauros » (M’Daourouch, à la limite orientale de l’Algérie) avait laissé une fortune de deux millions de sesterces et Pudentilla, la riche veuve qu’il avait épousée à « Oea » (Tripoli) avait une fortune de 4 millions. Ce qui explique les dépenses consenties par les notables africains, par ces grandes familles qui, dans nombre de cités, avaient doté leur ville d’une imposante parure architecturale. Tels thermes, tel théâtre ou amphithéâtre, tel temple offerts par ces évergètes avaient une valeur de 200 ou 300 000 sesterces ! Pour beaucoup de très grands notables municipaux, le patrimoine se situait entre 3 et 10 millions de sesterces, ce qui explique leurs passages assez fréquents à l’ordre équestre.
Entre les chevaliers comme entre les sénateurs, les disparités étaient énormes ; tel chevalier ne possédait pas plus que le cens minimum requis par son ordre et certains sénateurs ne disposaient pas des moyens nécessaires pour tenir leur rang, alors que d’autres possédaient des fortunes colossales de 300 ou 400 millions de sesterces. Le facteur des héritages était important, comme le montre l’exemple de Pline le Jeune. Sous le règne de Trajan, au début du IIe siècle, il avait une fortune de 20 millions, qui provenait essentiellement de l’héritage de son oncle, Pline l’Ancien, chevalier et haut fonctionnaire, ainsi que de celui de ses parents, notables municipaux. Il semble ainsi que les 500 000 sesterces de rente que des empereurs faisaient à des sénateurs «pauvres» étaient un minimum pour un membre de l’élite sénatoriale.
Pour les autres catégories sociales, les données précises sont spécifiques et sporadiques, car n’étaient relevés que les enrichissements spectaculaires, scandaleux comme ceux des affranchis de l’empereur, ou mérités par le génie intellectuel d’un Virgile ou par le talent médical d’un médecin sous Néron. Ce qui montre que la richesse n’était pas nécessairement liée au rang social, et qu’un riche parvenu, l’affranchi Trimalcion du roman de Pétrone, pouvait acquérir une fortune comparable à celle des riches notables. Si la richesse était considérée, en soi, comme un bien, l’enrichissement par contre était suspecté, sinon décrié. Car les membres des ordres supérieurs et même ceux de l’ordre municipal, les décurions, étaient tenus de respecter leur rang et celui de leur lignée et de consentir, en revêtant les honneurs, les grandes dépenses inhérentes, obérant sans cesse le patrimoine familial souvent grevé aussi par une mauvaise gestion.
Les indications fournies par les sources sur l’origine de la richesse sont rares et les historiens ont longtemps entériné le mépris affiché par les élites, qui auraient laissé aux déclassés et aux catégories sociales inférieures juridiquement les activités les plus lucratives, opposant de la sorte une « noblesse » agricole à une « bourgeoisie » commerçante ou industrielle. Certes, l’engagement des élites n’était pas consacré entièrement aux activités économiques, mais ce n’était aucunement du désintérêt. A cet égard, l’exemple de Pline le Jeune était des plus probants. Sa fortune comprenait surtout, certes, des terres, mais il possédait aussi des immeubles, du numéraire et des créances. La terre était cependant la base, fondamentale de tous les patrimoines et le gage tant de leur sécurité que de leur honorabilité.
Le revenu retenu par les agronomes était de 6 % ; mais si la gestion directe permettait de l’obtenir, ce n’était guère acquis pour les grands propriétaires absentéistes, malgré les affirmations des intellectuels sur la rentabilité de l’agriculture, qui, seule, ne permettait guère pour les petits comme pour les grands exploitants, de tirer de substantiels bénéfices. Pour le prestige social, c’était la maison familiale qui avait aussi le grand rôle ; mais malgré leur importance, les immeubles constituaient un capital stérilisé qui comprenait aussi des domaines de plaisance dans les champs et dans les climats les plus réputés. Il est vrai toutefois que les immeubles de rapport pouvaient aussi procurer des revenus consistants, au même titre que l’élevage, surtout dans les grands domaines.
L’ampleur modeste des transactions, les interdits légaux respectés par les sénateurs depuis l’époque républicaine et le discrédit moral, qui frappait le commerce, l’ont empêché de jouer le rôle capital qu’il détient depuis l’avènement des Temps modernes. A moins de s’adonner à la spéculation ou de s’exposer aux très grands risques du trafic avec l’Arabie et les Indes, les bénéfices étaient modiques et ceux du grand commerce étaient, d’ailleurs, réinvestis dans l’agriculture. Quant aux salaires, on estime, malgré l’insuffisance des sources, qu’ils n’assuraient guère que le minimum vital, rarement dépassé ; à l’instar de la rétribution des appariteurs municipaux qui, à Urso, était de 300 à 1 200 sesterces, ou celle des légionnaires qui n’excédait pas cette limite. Mais une infime minorité bénéficiait d’un revenu nettement supérieur : un centurion gagnait 15 à 30 fois la solde de base d’un légionnaire. La solidité de ces rémunérations, réévaluées notamment sous les Sévères, ainsi que la fixité de leurs taux de base, pour les soldats comme pour les fonctionnaires de l’ordre équestre, supposent l’existence de revenus annexes, légaux ou tolérés. Nous savons, par exemple, que tel propriétaire dans la province égyptienne versait régulièrement aux soldats cantonnés dans sa région des sommes importantes, sans que l’on sache si c’étaient des cadeaux (xenia) ou des extorsions de fonds.
Ces revenus complémentaires étaient de règle, car le trafic d’influence était pratiqué couramment par les aristocrates, dont toute parcelle de pouvoir était source de revenus. Les uns gagnaient des sommes importantes en intercédant pour les jeunes nobles, en leur obtenant faveurs et promotions ; d’autres n’hésitaient pas à acquérir les produits de leurs propriétés pour les besoins des administrations ou des travaux publics dont ils étaient responsables. A cet égard, les trafics du philosophe Sénèque et sa vie fastueuse étaient légendaires. Il y avait aussi les malversations des affranchis et des esclaves impériaux. Ces intermédiaires efficaces pour les promotions étaient largement réputés pour l’ampleur de leur corruption. Depuis les plus petits jusqu’aux plus hauts personnages, personne ne séparait, semble-t-il, l’activité économique privée de l’exerce du pouvoir.
Si les grandes fortunes étaient dues aussi aux héritages, à la spéculation et aux prêts à intérêt, c’était incontestablement la position sociopolitique dominante qui, plus encore que dans nos sociétés contemporaines, était le plus sûr moyen pour accroître la fortune et le garant tout-puissant de son maintien.
Ammar Mahjoubi
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