Hommage à un Grand Erudit de l’Université Zitouna le Cheikh Mohamed El Habib Belkhodja: Linguiste, Exégète et Réformateur
Par Dr Mohamed Chedly Belkhodja - La vénérable institution du savoir qu’est Jamaa Ezzeitouna, fondée en l’an 115 de l’Hégire, 737 de l’ère chrétienne, véritable phare de la connaissance du monde arabo musulman, a été historiquement la première université du monde, de l’aveu même des occidentaux (Cf publication de Université de Cambridge à propos des premières universités du monde), elle a été suivie dans le temps par celles de Qarawiyine à Fès, puis d’El Azhar au Caire, ensuite Bologne en Italie puis Cambridge en Angleterre. Cette Université plus que millénaire, outre le savoir qu’elle prodiguait aux étudiants venus de tout le monde musulman, a toujours enseigné Islam ouvert, tolérant et pacifique. Elle s’est opposée maintes fois au cours de l’Histoire, aux courants fanatiques, intolérants et violents venus d’ailleurs. L’Université Zitouna a produit de grands esprits brillants et novateurs tels Ibn Arafa, Ibn Khaldoun, El Obbi, El Qalchani, et plus récemment, pour n’en citer que quelques uns, les Grands Cheikhs Mohamed Aziz Djait, Mohamed Tahar et Mohamed Fadhel Ben Achour, Mokhtar Ben Mahmoud, Salem Bouhajeb, Hattab Bouchnaq et bien d’autres illustres savants.
Parmi les dignes fils de la Zitouna, nous célébrons cette année le centenaire du Cheikh Mohamed El Habib Belkhodja qui, par son savoir, son ouverture d’esprit, sa tolérance, sa culture, sa capacité de travail et son brillant talent d’orateur, a servi tout au long de sa vie la Langue et la culture Arabe, ainsi que l’Islam, qu’il a notablement contribué à réformer et à adapter aux exigences et aux défis de la vie contemporaine. Il a ainsi aussi contribué au prestige l’Université Zitouna et à celui de notre pays, au sein de du Monde Arabe et Musulman, et même au-delà.
Mohamed El Habib Belkhodja est né le 24 Octobre 1922 à la Rue Boukhris, à Tunis.
Après avoir suivi des cours à l’école coranique de son quartier, il rejoint l’Ecole primaire Kheireddine, puis s’inscrit au Collège Sadiki qu’il quitte à la suite des émeutes des 8 et 9 Avril 1938 où il fut arrêté par la police du protectorat.
Il rejoint ensuite, sous l’influence de son grand ami, mentor et véritable père spirituel le Grand Cheikh Mohamed El Fadhel Ben Achour, l’Université Jamaa Ezzitouna en 1938 où il poursuivra le reste de ses études. Il obtient le diplôme du Tahsil التحصيل en 1944 et celui de la Alimya العالمية, en 1946. Il enseigne par la suite au sein de son université les matières suivantes: les études coraniques الدراسات القرانية, la science du Hadith علم الحديث et la jurisprudence et les fondements de la loi islamique الفقه و أصول الفقه. Il est nommé officiellement Professeur par décret Beylical en Mai 1953.
De 1962 à 1964, il séjourne à Paris afin de préparer sa thèse de doctorat en littérature arabe à la Sorbonne, à propos de » Hazim El Qartagenni «poète et critique andalou du XIIIe siècle né à Carthagène et décédé à Tunis après un séjour de 30 ans. La soutenance a eu lieu en Juin 1964, sous la présidence du Professeur Régis Blachère, avec comme membres du jury, les Pr Charles Pellat et René Brunswick. A ses amis étudiants qui se demandaient ce qu’un Zeitounien de son calibre cherchait à acquérir auprès de ces professeurs orientalistes, il répondait «je suis là pour m’imprégner de l’Esprit et de la Méthodologie de la Sorbonne».
De retour à Tunis, Le président H. Bourguiba lui confia En 1965 la création d’une maison d’édition étatique, c’est ainsi qu’il fut le PDG de la Maison Tunisienne de l’Edition de 1965 à 1970.
Durant ces 5 années, il édita plus de 250 ouvrages divers dans les domaines littéraire, poétique, historique, culturel, scientifique, etc.., pour ne citer qu’un seul, je nommerai le monumental ouvrage du grand érudit Cheikh El Islam Mohamed Taher Ben Achour «Et-tahrir wa et-tanwir» التحرير التنوير considéré actuellement par l’ensemble des Ulémas du monde musulman comme l’ouvrage de référence en matière d’exégèse du texte coranique.
En 1970, suite à la disparition de son mentor le Cheikh Mohamed El Fadhel Ben Achour, il lui succéda à la tête de la Faculté Zitouna des sciences religieuses.
Désormais Doyen de cette vénérable institution historique, Il entreprit alors une œuvre de réforme radicale de l’enseignement en faisant appel aux enseignants d’autres facultés, qu’il associa aux cheikhs zeitouniens afin d’apporter un sang neuf à l’enseignement traditionnel. Ces réformes ont permis l’introduction d’autres disciplines telles que la psychopédagogie, la méthodologie, les langues vivantes (français, anglais, persan), la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, etc.….
En 1976, le Cheikh Mohamed El Habib Belkhodja a été nommé par le président Bourguiba Grand Mufti de la République, poste qu’il occupa jusqu’en 1984 et rédigea de nombreuses Fatwas qui sont en voie de compilation.
En 1984, l’Organisation de la Conférence Islamique (O.C.I.) منظمة المؤتمر الاسلامي a décidé la création d’une Académie Juridique Islamique Internationale qui puisse regrouper et unifier les décisions des Ulémas à travers le monde et a choisi le Cheikh Mohamed El Habib Belkhodja pour le diriger.
C’est ainsi que notre Cheikh se trouva à la tête des grandes sommités religieuses des 57 pays musulmans, chargé, en tant que Secrétaire Général de l’Académie Internationale du Fiqh Islamique مجمع الفقه الإسلامي الدولي de procéder de façon collégiale à réformer la loi et la jurisprudence islamique. Il occupera ce poste de 1984 à 2008 (24 ans).
Depuis, les congrès annuels de l’AIFI réunissent les grandes sommités internationales des sciences, de l’économie, des finances, de la médecine et autres disciplines séculaires, avec les grands savants de la religion, pour débattre des problèmes du monde contemporain et de la position de l’Islam face à ces problèmes et rédigent un rapport final clair et précis en diverses langues : arabe, français, anglais, turc , persan, urdu etc.…
Durant les 24 années de son mandat à la tête de l’AIFI, ont été organisés 18 cessions de l’AIFI: 1984 à La Mecque, 1985 à Jeddah, 1986 à Amman; 1988 à Jeddah puis à Koweyt City, 1990 à Jeddah, 1992 à Jeddah, 1993 à Dar Essalam (Sultanat de Brunei), 1995 à Abu Dhabi, 1997 à Jeddah, 1998 à Manama (Bahrein), 2000 à Ryadh, 2001 Koweyt City, 2003 à Doha, 2004 à Masqate, 2005 à Dubai, 2006 à Amman, enfin en 2007 à Putrajaya - Kwala Lumpur.
Le Cheikh Mohamed El Habib Belkhodja a toujours été un homme de paix, de tolérance et de concorde, et a toujours prôné le dialogue avec les autres cultures, les courants autres que la Sunna, ainsi que les autres religions.
Ceci lui a valu d’être nommé président de l’Académie de Rapprochement entre les différents courants de l’Islam à Téhéran dans les années 2000 التقريب بين المذاهب الاسلامية مجمع.
Il a participé à différents congrès internationaux de dialogue inter religieux, notamment à Londres, Paris, Bruxelles, et a pris particulièrement une part très active par ses diverses conférences à la VIIe rencontre internationale pour la paix «PACE A MILANO» en septembre 1993 en présence du Pape Jean Paul II, qu’il avait par ailleurs rencontré à maintes reprises au Vatican.
Le Cheikh collaborait par ailleurs avec une institution catholique de Tunis qui dirige l’Institut des Belles Lettres Arabes (IBLA) qui a publié certains de ses livres, sa collaboration était particulièrement féconde avec les pères André Demeerseman, Pierre Lelong et Jean Fontaine.
Il a collaboré par un chapitre important «l’Islam et la guerre», à un ouvrage collectif inter religieux les religions et la guerre, publié par le Ministère Français de la Défense Nationale.
Le Cheikh avait aussi des amis dans la communauté juive de Tunisie et a publié un ouvrage intitulé «les juifs d’Afrique du Nord» يهود شمال افريقيا qui a été publié par le centre des études palestiniennes au Caire.
Une facette importante du Cheikh M.H. Belkhodja, et non des moindres, était son véritable Amour pour la langue arabe, c’était un véritable érudit en matière de linguistique, étymologie et philologie arabes. Il y a consacré de nombreux ouvrages, études et publications.
Cette érudition et ses remarquables talents d’orateur hors pair lui ont valu d’être nommé membre de diverses académies linguistiques et littéraires à travers le monde arabe : l’Académie de la Langue Arabe du Caire en 1972, celle de Damas, de Baghdâd, l’Académie Royale du Maroc en 1980 et de Tunis Beit El Hikma. Il a aussi été membre fondateur des Académies culturelles équivalente à l’UNESCO : l’ALECSO pour le monde arabe à Tunis en 1983 et l’ICESCO à Rabat en 1981 pour le monde musulman.
Concernant les académies des sciences religieuses, il était membre des académies de Médine, Ryadh, Jeddah, Amman, Londres, Téhéran et Tunis.
Enfin il était aussi membre de centre du contrôle de d’éthique médicale et des sciences biologiques à Ryadh.
Concernant ses activités dans les médias, Le Cheikh M.H. Belkhodja a réalisé des émissions littéraires radiophoniques depuis les années 50, traitant aussi bien des auteurs arabe que français.
Il avait aussi une émission hebdomadaire religieuse à la télévision nationale tunisienne traitant de la morale du Coran خلق القران durant les années 70.
Durant trois décennies, des années 70 à 90, le cheikh a participé aux conférences religieuses des mois de Ramadan au palais royal de Rabat الدروس الحسنية, en présence du Roi Hassan II, dont il était, de l’avis de tous les marocains, le conférencier préféré.
Il a aussi été le conférencier régulier des «nuits du Destin» des 27 de chaque mois de Ramadan au sein de la Mosquée Jamaa Ezzitouna en présence du Président Bourguiba depuis 1968 à 1986.
Concernant l’œuvre écrite du Cheikh Mohamed El Habib Belkhodja, elle regroupe près de 200 publications, entre livres, études, conférences et publications diverses.
Ces publications s’articulent autour de trois axes principaux: le volet littéraire (linguistique, littérature, poésie et histoire), les études islamiques, enfin les sciences juridiques islamiques.
Pour ce qui est des publications littéraires et linguistiques, on peut citer ses études à propos des auteurs anciens tels Echab Al Dharif ou Safieddine El Hili (XIIe siècle) et les contemporains notamment Ahmed Chawqi, Al Jarem et Ahmed Amine.
La littérature tunisienne depuis la conquête Aghlabite, en passant par les périodes Abidite, Sanhajite, Hafside, turque, jusqu’à la période la période moderne. Etude de la poésie Andalouse et Maghrébine à travers notamment ses Jazals et mouwachahats.
L’histoire de la grammaire arabe depuis ses origines et les différentes écoles de l’orient arabe. L’histoire de la Rhétorique chez les Arabes et ses différents courants.
Les études islamiques : à travers une série de publications sous le titre «Attitudes islamiques» اسلامية مواقف, il a abordé «Le travail et le combat en Islam» العمل و الجهاد في الاسلام, «la Morale de l’Islam» الاخلاق الاسلامية, et «les attitudes de l’Islam face au progrès et les réformes nécessaires» مواقف الإسلام من التطور والتجديد.
Enfin, dernier volet et non des moindres, celui des sciences islamiques, concerne les études coraniques et celles des Hadith du Prophète (psl), de la jurisprudence فقه, les fondements de la loi islamique أصول الفقه et la finalité de la loi islamique مقاصد الفقه. Ces études juridiques ont été développées dans ses Fatwas, ses nombreuses conférences lors des sessions de l’Académie Internationale du Fiqh Islamique et ailleurs, et enfin, dans son œuvre majeure en trois tomes مقاصد الشريعة الإسلامية Les finalités des lois islamiques à propos de la vie et de l’œuvre du Grand Cheikh Mohamed Tahar Ben Achour, ouvrage qui a eu un grands succès dans l’ensemble des pays musulmans.
Le Cheikh Mohamed Habib Belkhodja jouissait et jouit encore par ses qualités humaines, sa culture, son érudition et ses actions réformatrices, d’un grand respect et d’une grande estime, parmi ses pairs et les autorités scientifiques et politiques, à travers tout le monde arabe et islamique, notamment en Arabie Saoudite où il a dirigé pendant 24 ans l’AIFI, au Maroc où il était le conférencier préféré de Feu le Roi Hassan II et membre de l’Académie Royale, en Egypte, où il était membre de l’académie de Langue Arabe depuis 1972 et en étroite collaboration avec les Cheikhs d’El Azhar, en Jordanie où il était membre de l’académie Al El Beit et grand ami du Prince Hassan, lui-même érudit et pluri académicien, en Iran où il a dirigé l’Académie du rapprochement des différents courants de l’Islam, en Algérie où il compte de nombreux disciple éminents, tel feu l’ancien président H. Boumedienne et beaucoup de personnalités culturelles et politiques, etc.…
Et comme nul n’est prophète en son pays, notre vénérable Cheikh est moins connu dans son propre pays, surtout par la jeune génération car il a vécu et travaillé longtemps hors de nos frontières et que sa modestie et son humilité l’ont gardé loin des tapages médiatiques.
C’est pourquoi nous tenons, à l’occasion de l’année de son centenaire, qui correspond au 10e anniversaire de son départ, à lui rendre justice, à l’honorer et lui rendre hommage en Tunisie et dans divers pays arabes et islamiques au cours de l’année qui vient.
Tout cela n’aurait pas été possible sans la collaboration efficace et les efforts soutenus des membres du Comité d’Organisation de son Centenaire qui comprend le Pr Mohamed Khelil, ancien Ministre des Affaires Religieuses et ancien chef de cabinet du Cheikh à l’Ifta (président du comité), Le Cheikh Hichem Ben Mahmoud, 1er Imam de la Grande Mosquée Ezzitouna, M. Noureddine Mezni, ancien Journaliste, Diplomate et Fonctionnaire International, M. Slim Ben Cheikh, Directeur au Ministère des affaires religieuse et enfin, votre serviteur. Toutes ces éminentes personnalités l’ont côtoyé de près et se considèrent, à juste titre, comme les fils spirituels du Cheikh Mohamed Habib Belkhodja.
Je tiens à leur exprimer mes plus vifs remerciements et toute ma gratitude pour les grands efforts qu’ils ne cessent de déployer pour la Mémoire de Notre Cheikh.
Dr Mohamed Chedly Belkhodja
Chirurgien
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Cheikh-Docteur Habib Belkhodja est un homme exceptionnel doté de qualités intellectuelles et scientifiques multiples. Le devoir de mémoire impose de célébrer le centenaire de sa naissance avec brio, de faire connaître l'homme et l'œuvre. Il appartient à une lignée de grands Ulémas auxquels il était attaché par des liens filiaux, notamment le Cheikh Fadhel Ben Achour auquel il a succédé dans plusieurs charges dont le décanat de la Faculté Ezzitouna, l'Académie de la langue arabe du Caire. J'espère que les autorités scientifiques et culturelles mesurent l'importance de la nécessité de rendre hommage à ce Âlim hors du commun.