Tunisie: Obstination déraisonnable ?
Par Dr Mohamed Salah Ben Ammar - Difficile de trouver un qualificatif pour décrire ce qui s’est passé le 17 décembre 2022 en Tunisie. Rupture, rejet, dégoût, colère ?
Énorme à tous points de vue. Énorme le taux d’abstention qui frôle les 90%, énorme le message envoyé par le peuple tunisien à sa classe dirigeante, énorme l’angoisse générée par le sentiment de faillite de tous les politiques, toutes tendances confondues. Enfin énorme le respect dû au peuple tunisien qui a exprimé dans le calme une colère froide et civique.
Le matraquage que nous subissons depuis le 25 juillet 2021 est insupportable, alors que l’essentiel est oublié. Consultation électronique, référendum, élections législatives à deux tours, bientôt les élections du conseil national des régions et les élections municipales, etc. Pendant ce temps-là, le mouvement annuel de la magistrature n’a pas eu lieu, des dizaines d’ambassades et de consulats sont sans premier responsable, les mutations et nominations dans les forces de l’ordre se succèdent à un rythme infernal, la société civile agonise de désespoir, les pénuries se succèdent et rien n’annonce leur fin. En 2023, elles seront, nous dit-on, terribles. L’inflation est certainement à deux chiffres. Personne ne connaît les vrais taux du chômage par région.
Soyons lucides et arrêtons de tourner autour du pot : le processus initié le 25 juillet 2021 est arrivé à son terme. Cette aventure hasardeuse nous aura coûté du temps et quelques centaines de millions de dinars. Au lieu d’unir le peuple, elle a instauré un climat de suspicion généralisée entre les classes sociales et les régions. Il est urgent de déclarer le processus en mort cérébrale. A partir du 18 décembre, tout ce qui sera entrepris pour l’imposer s’apparentera à de l’acharnement thérapeutique.
Le rejet citoyen glacial exprimé par 9 millions d’électeurs, soutiens et opposants au processus du 25 juillet, aux réformes initiées est profond et définitif. Il ne laisse aucune place au doute.
A tort ou à raison, le peuple met dans le même sac tous ceux qui ont assumé une responsabilité dans le pays, peu importe qu’ils aient échoué ou réussi. Essayez d’engager une conversation au marché par exemple avec votre marchand de légumes ou boucher et vous entendrez au bout de deux minutes voler des noms d’oiseaux, des qualificatifs d’une violence excessive envers les politiques : tous corrompus, vendus à l’étranger, incompétents, opportunistes, voleurs…Chacun y va de son petit couplet. Ceux d’entre eux qui continuent à parader sur les plateaux télévisés ne réalisent certainement pas à quel point la classe politique est discréditée. Le dégoût de la politique par les citoyens ne semble pas les avoir atteints, à moins qu’ils trouvent leur compte dans cette configuration.
Aujourd’hui, la seule ambition de centaines de milliers de jeunes, et plus grave encore de moins jeunes, est de quitter le pays. Et il n’y a pas que les cerveaux qui quittent le pays, les capitaux partent discrètement aussi vers les paradis fiscaux.
Le FMI scrute la situation, la population attend avec anxiété son feu vert. Aujourd’hui, les réunions du conseil d’administration du FMI animent les discussions des cafés populaires. C’est dire ! Les puissances «amies» se délectent de la situation et chacune essaye de profiter de la situation pour mettre un pied dans le pays. Elles jouent sur nos divisions pour semer leurs graines. Notre politique étrangère était louée partout dans le monde, aujourd’hui nous sommes moqués.
Comment rétablir la confiance et regarder de l’avant ? En sommes-nous capables ?
Nous n’en sommes plus à débattre de la part de responsabilité de chacun mais à essayer de mobiliser, de réactiver cette ferveur citoyenne que nous avons perçue dans le regard de nos concitoyens à deux ou trois reprises depuis 2011. Les 14, 15 et 16 janvier 2011, puis lors des premières élections libres et peut-être lors de l’élection présidentielle de 2014.
Nous sommes capables de relever les défis et de regarder de l’avant. Il faut commencer par restaurer la confiance, nous débarrasser des carcans administratifs, des bras cassés, confier aux vraies compétences la gestion du pays, changer de méthode… Que le patronat et le syndicat jouent le jeu. Nous pouvons y arriver si nous faisons un travail sur nous-mêmes pour mettre définitivement de côté nos vieux démons, nos rancunes, nos obsessions, nos jalousies, restaurer l’ascenseur social et que l’État soit le garant de la justice sociale.
Les défis internationaux, climatiques, sanitaires, économiques, démographiques, culturels, sociétaux que nous affrontons ne nous autorisent plus aucune erreur. Et si nous sommes arrivés à un point où tout un peuple scrute le moindre frémissement du FMI, c’est que nous n’avons plus aucune marge de manœuvre. Désormais, chaque heure qui passe est une heure de perdue pour le peuple tunisien. Il faut agir et vite.
Dr Mohamed Salah Ben Ammar
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