L’eau internationalisée, une complexité accrue
Par Afif Traouli - La conférence des Nations Unies sur l’eau (New York, 22-24 mars 2023) s’est achevée avec l’adoption d’un programme d’action pour l’eau. Ce plan d’action compte plus de 700 engagements visant à favoriser la transformation de la gestion de l’eau. Cette conférence intervient à mi-parcours de la décennie internationale d’action «L’eau et le développement durable» (2018-2028). Il s’agit de la première conférence des Nations unies dédiée à l’eau douce depuis celle organisée en 1999 à Mar del Plata en Argentine.
L’internationalisation des problèmes de l’eau n’est donc pas une chose nouvelle. Depuis des décennies, la raréfaction de l’eau a conduit à lui attribuer une valeur marchande et à mettre en place des règles de gestion privée. En 1994, la Banque Mondiale crée le Conseil Mondial de l'Eau. Elle soutient à la même époque la création du Global Water Partnership, destiné à promouvoir un rapprochement entre secteurs publique et privé pour gérer l'eau sur toute la planète. Pourtant, les échecs se sont multipliés.
Le débat sur l’«eau internationalisée» peut être abordé via l'identification d’une question majeure qui fait encore débat aujourd'hui; l'eau est-elle un bien commun indivisible et inaliénable de l'humanité ou une marchandise? Pour tout le monde, la réponse est «oui», mais au forum mondial de La Haye en 2000, l'accès à l'eau n’a pas été reconnu comme un droit humain fondamental mais seulement comme un besoin, ce qui, du point de vue du droit, change tout.
La plurifonctionnalité de l'eau se traduit par de fortes externalités dans le domaine sanitaire et environnemental. On observe dès lors des écarts entre intérêts privés et collectifs. Comment déterminer alors les frontières entre les ordres du marché, du commun, du collectif ou du public? Différents argumentaires sont avancés.
1- Une diversité de qualifications de l'eau
L'eau «bien public»
On peut définir l'eau comme un bien public, c à d comme un bien à la disposition d'un large groupe et dont l'accessibilité est possible pour le plus grand nombre. Ainsi, les régies publiques étaient justifiées par l'idée de service public: gestion centralisée, même service pour tous. Le bien public renvoie à la prééminence de l'Etat et du contrat social sur le marché, de la contrainte sur le contrat et des critères d'équité sur ceux d'efficience.
L'eau «bien collectif impur»
Pour les néo-classiques, le référent est le marché. On distingue les biens collectifs purs, les biens communs (non-exclusion mais rivalité) et les biens mixtes (non rivalité mais exclusion). Un bien collectif pur est un bien pour lequel l'extension de son bénéfice à une personne supplémentaire a un coût marginal nul et tel que l'exclusion d'une personne supplémentaire a un coût marginal infini. L'eau peut être qualifiée de bien collectif impur du fait de la rivalité et de l'exclusion parfois limitée ainsi que par l'existence de fortes externalités et d'un monopole naturel local.
Bien marchand
En tant que ressource rare, l'eau est un bien économique. Une solution face au problème de l'accessibilité à l'eau est donc la création d'un marché. La coordination est résolue par une évaluation marchande: les prix. Le bien étant une chose épurée du lien social, les individus ayant accès à l'eau sont considérés comme détachés les uns des autres. Ils sont libérés de sorte qu'ils peuvent se prêter volontairement à toute transaction. Pour cette approche néo-institutionnelle, l'eau est un bien qui doit être produit grâce à des modes de coordination qui réduisent les coûts de transaction.
L'eau «bien premier»
Plusieurs auteurs adoptent un point de vue normatif et considèrent qu'il existe des «biens premiers» dont dérivent les autres biens. La question n'est alors plus celle de la non-exclusion de la théorie standard mais au contraire celle de l'exclusion de biens essentiels aux besoins du plus grand nombre. L'eau peut alors être définie comme un droit fondamental.
L’eau «patrimoine commun»
La notion de patrimoine renvoie à des valeurs identitaires partagées fondant la cohésion, la durabilité et la préservation des héritages. Un patrimoine est pluridimensionnel et pluri-temporel : il se situe en amont de l'activité économique et des valeurs d'échange. Il représente un legs du passé, la cristallisation d'éléments issus d'un processus de sélection historique et transmis entre générations. Il trouve son fondement dans la nécessité de persistance et de reproduction d'éléments fondateurs de la vie biologique et sociale. La conception patrimoniale de l'environnement s'oppose ainsi à la conception standard et utilitariste du capital naturel qui suppose une substituabilité des différents types de capitaux.
2 - La requalification de l'eau par les institutions internationales
Une organisation institutionnelle structurée s'est mise en place progressivement au cours des dernières décennies, dont les acteurs les plus influents ont contribué à redéfinir de manière substantielle la qualification même de la ressource «eau». La première conférence, qui conduisit à faire connaître les enjeux de l'eau fut celle de Mar del Plata en Argentine en 1977. Elle permit de lancer en 1980 la décennie Internationale de l'eau.
En 1992, au moment où apparaissaient les premiers signes d'un risque de pénurie à grande échelle, la Déclaration de Dublin établissait pour la première fois quatre principes généraux:
• L'eau douce est une ressource fragile en quantité limitée indispensable à la vie, au développement et à l'environnement. Pour la gérer, il faut appliquer une démarche holistique.
• La gestion et le développement de l'eau doivent s'appuyer sur une approche participative impliquant les usagers, les planificateurs, les décideurs politiques et les élus à tous les niveaux.
• Les femmes sont l'acteur social principal pour tout ce qui touche l'utilisation de l'eau et elles jouent un rôle central dans la gestion et la préservation de la ressource.
• L'eau a une valeur économique réelle dans toutes ses applications et devra être reconnue en tant que bien économique.
Ce dernier principe est essentiel puisqu'il avance que l'eau n'est plus une ressource illimitée, introduit la notion de valeur marchande qui implique que l'eau ne peut être gratuite.
C'est dans le cadre d'une approche de développement durable que les principes de Dublin ont été établis et qu'ils ont été réaffirmés quelques mois plus tard dans l'Agenda 21, qui constitue l'un des principaux documents du Sommet de la Terre de Rio en 1992 avec la Déclaration sur l'Environnement et le Développement.
Le 14 juin 1996 est créé à Marseille le Conseil mondial de l'Eau. Il s’agit d’un centre de réflexion international sur l'eau qui s'inspire des principes du Forum de Davos. En mars 1997, le premier Forum mondial de l'eau se tient à Marrakech et donna mandat au Conseil Mondial de l'Eau de préparer une vision à long terme sur l'eau au 21ème siècle. Pour y faire suite, l'Assemblée générale des Nations unies adopta, en juin 1997, une résolution faisant de l'eau une priorité majeure au sein de la Commission pour le développement durable. C'est dans ce contexte que prit place en mars 1998 la Conférence de Paris sur l'eau et le développement durable.
En 2000, se tient la Forum mondial de La Haye qui promeut l’accès de tous à suffisamment d'eau potable à un prix raisonnable.
Cette conférence est suivie de la Déclaration du millénaire qui débouche sur la décision de réduire de moitié à l’horizon 2015 la proportion des personnes qui n'ont pas accès à l'eau potable ou qui n'ont pas les moyens de s'en les procurer. La même année, l'Union européenne rédige une Directive cadre qui prévoit que les Etats membres peuvent tenir compte des effets sociaux, environnementaux et économiques de la récupération des coûts de l'eau. Ce texte autorise des tarifs sociaux.
La tendance générale qui se dégage de ces différents sommets et conférences est que l'eau est un bien social auquel tout membre de la société peut prétendre. L'eau est aussi un bien économique qui a un prix.
Aujourd’hui, selon l’ONU, un déficit de 40 % des ressources en eau douce d’ici à 2030, associé à une population mondiale en pleine expansion, conduit la planète à une crise mondiale de l’eau. Le 6ème ODD de l’agenda 2030 préconise la garantie de l’accès de tous à des services d’alimentation en eau et d’assainissement gérés de façon durable. Il y a donc une solidarité internationale à inventer à cet effet.
Afif Traouli
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