Faouzia Charfi - Pour la défense des libertés académiques : Lettre à mon collègue Habib Kazdaghli
Par Faouzia Charfi, Docteur es-sciences physiques, ancienne Secrétaire d’Etat à l’enseignement supérieur - Je ne peux me taire suite aux attaques dont tu fais l’objet à cause de ta participation à une prochaine conférence qui aura lieu à Paris et qui a pour thème « Perspectives générales : le statut juridique et religieux des juifs de Tunisie à travers la presse, les revues et les écrits ».
De quoi es-tu accusé et qui sont tes détracteurs ?
L’accusation est claire : participer à une rencontre universitaire dont l’un des intervenants est israélien. Le conseil scientifique de la faculté des Lettres des Arts et des Humanités de la Manouba a réagi en rendant publique sa décision de ne pas approuver ta candidature au titre de professeur émérite. L’Université de La Manouba a aussitôt exprimé publiquement son étonnement à propos de la participation de chercheurs tunisiens dans un événement avec des universitaires israéliens.
Je ne peux me taire suite à ces réactions et je voudrais publiquement t’exprimer mon soutien en tant qu’universitaire attachée aux valeurs qui fondent l’Université, espace de savoir et de liberté. Cet espace de liberté que tu as défendu avec vigueur et courage face à l’obscurantisme, dans les années 2011-2013, lorsque tu étais doyen de la faculté des Lettres des Arts et des Humanités de la Manouba. Cet espace de savoir que tu as enrichi par tes travaux de recherches sur l’histoire contemporaine de la Tunisie.
Je ne peux me taire face à ces accusations d’ordre idéologique parce qu’elles portent atteinte aux libertés académiques. Ces libertés s’inscrivent dans le cadre des libertés fondamentales, liberté d’expression et liberté de recherche et impliquent l’exercice exigent de la responsabilité ainsi que le partage des valeurs humanistes. Ce partage ouvre la voie à la connaissance des autres cultures et permet de contrer le glissement de la culture vers des identités « meurtrières ».
Les libertés académiques constituent une condition nécessaire pour les missions de l’enseignement supérieur dans la sphère universitaire qui pourra alors jouer son rôle dans la société comme l’un des moteurs des changements économiques, sociaux et culturels. Elles sont essentielles pour la protection du droit des professeurs dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherches. Lorsqu’elles sont affirmées, reconnues, respectées, cela va de pair avec l’autonomie des institutions et l’exigence de responsabilité et d’éthique.
Cher collègue, nous avons encore la mémoire des périodes où la liberté intellectuelle a été étouffée par le pouvoir politique, en Tunisie mais aussi dans de nombreuses régions du monde. Nous savons comment le pouvoir politique non démocratique peut exercer son autorité dans tous les domaines de la vie publique et contraindre les esprits « timides » et « faibles » à se soumettre, contrôler les activités de recherches au détriment des libertés académiques. L’exemple de l’affaire Lyssenko est un épisode tristement célèbre lorsque la dictature politique de l’URSS n’a pas hésité à emprisonner des scientifiques sous prétexte qu’ils avaient pratiqué la génétique, une science « bourgeoise » au service d’une politique réactionnaire.
Cher collègue, dans le contexte d’un monde traversant une période difficile, chargée de tensions et d’extrême violence, nous savons que l’université a une grande responsabilité pour l’avenir de nos jeunes. Le monde universitaire a la responsabilité de transmettre des valeurs universellement acceptées, le partage de valeurs dont la paix et la liberté, c’est ce partage pour lequel tu œuvres depuis de longues années. C’est un objectif prioritaire, nous le savons, et nous devons protéger l’université, la production scientifique, la transmission du savoir et sa lecture critique d’obstacles d’ordre idéologique, préserver l’université de tentations identitaires qui mèneraient à limiter et à étouffer la production intellectuelle.
Cher collègue, pour finir, je voudrais rappeler un bel exemple de partage, celui de la déclaration commune de soixante-huit académies des sciences d’Afrique, d’Asie, d’Europe, des Etats-Unis, d’Amérique latine, approuvée le 21 juin 2006, concernant l’enseignement de la théorie de l’évolution. La déclaration affirme qu’aucune preuve scientifique n’a contredit cette théorie et qu’elle constitue une des avancées les plus importantes de la connaissance. Parmi les signataires de cette déclaration, les académies des sciences de la Palestine, de la République islamique d’Iran, du Pakistan et d’Israël. Un appel fort pour montrer aux jeunes ce qu’est la science, un langage universel à partager comme les droits de l’homme, eux aussi universels.
Faouzia Charfi
Docteur es-sciences physiques, ancienne Secrétaire d’Etat à l’enseignement supérieur
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Je partage profondément ces valeurs et principes que doit porter tout système éducatif et universitaire qui se respecte. La cabale montée contre un Grand universitaire, ancien doyen de faculté qui s'est fait distinguer par sa lutte contre l'obscurantisme, est à condamner avec vigueur. La position adoptée par un conseil "scientifique" de faculté nous montre que notre université est encore menacée par la diffusion de courants passéistes et rétrogrades auxquels il faut s'opposer. Tout le soutien au Doyen Habib Kasdaghli.