Houcine Jaïdi: Quel avenir pour nos sites et monuments en contexte de changements climatiques?
Une telle question pourrait être jugée anodine, voire saugrenue si elle n’était réitérée, depuis plusieurs années, par le très crédible Conseil International des Monuments et des Sites (ICOMOS). Cette organisation internationale de référence pour tout ce qui concerne «la conservation, la protection et la mise en valeur des monuments et des sites» a choisi, pour la célébration, ce 18 avril 2023, de la 42e Journée Internationale des Monuments et des Sites (JIMS), comme thème ’’Le patrimoine en transformation’’. L’argumentaire, qui justifie ce choix, précise qu’il s’agit de ’’transformation’’ en rapport avec les changements climatiques, devenus, ces dernières années, l’une des urgences de l’action internationale. En Tunisie, où les changements climatiques se traduisent, entre autres, par une sécheresse qui commence à faire craindre le pire, quelle place accorder au patrimoine culturel dans la lutte qui s’impose en vue de renverser cette tendance dévastatrice ou, à tout le moins, limiter ses dégâts? La JIMS nous invite à nous poser précisément la question pour nos sites archéologiques et nos monuments historiques.
Le climat, à l’ordre du jour de l’ICOMOS depuis 2019
Un excellent rapport publié par l’ICOMOS en 2019 et qui avait pour titre ’’L’avenir de notre passé’’, a appelé à «une solidarité entre les professionnels du patrimoine et les communautés les plus touchées par les changements climatiques». Lors de son Assemblée générale de 2020, l’ICOMOS a déclaré ’’l’urgence climatique et écologique’’. Ce mot d’ordre qui appelait à tirer le meilleur profit du «potentiel du patrimoine culturel contre les impératifs climatiques négatifs», cherchait surtout à mettre en place « un développement durable résistant au climat». En 2021, la publication de l’ICOMOS intitulée ’’Le patrimoine et les objectifs du développement durable: orientation stratégique à l’intention des acteurs du patrimoine et du développement’’ révèle les mêmes préoccupations. L’organisation a décidé, en 2022, de franchir le pas en choisissant pour la JIMS le thème ’’Patrimoine et climat’’. En revenant, en 2023, à la question des changements climatiques, l’ICOMOS souligne tout l’intérêt qu’il accorde à une question vitale et il s’inscrit pleinement dans la ’’Décennie d’action des Nations-Unies, 2021-2030’’ qui fixe les objectifs de développement durable à même de faire éviter à notre planète la catastrophe que risquent de provoquer les changements climatiques et pour ne pas manquer, selon les scientifiques, l’ultime chance que représente la décennie en cours.
Comme il le fait depuis 2001, date à partir de laquelle la JIMS s’est dotée d’un thème, l’ICOMOS vient en aide aux comités nationaux qui le représentent et à toutes les parties intéressées, de différentes manières : formulation des «questions de base»; proposition de formats de participation tels que les vidéos, les photos et les tables rondes; mise à disposition d’un kit de communication; médiatisation des activités sur le site Web de l’ICOMOS.
Qu’en est-il en Tunisie, compte tenu de sa richesse en sites et monuments d’une part et de l’appel incessant de l’ICOMOS à prendre en compte les changements climatiques d’autre part ?
Potentiel immense et inertie des autorités
L’immense héritage culturel tunisien en matière de gestion de l’eau est plurimillénaire, aussi bien pour le captage et le puisage de l’eau que pour sa conservation et sa distribution. De l’époque punique, nous avons hérité les premières citernes à usage domestique. Ces installations ont été étendues et développées à l’époque romaine parallèlement à la construction, à grande échelle, des citernes et fontaines publiques ainsi que des puits, des barrages, des aqueducs, des bains publics, des canalisations d’eau courante, et celles des eaux usées et des eaux pluviales.
A Carthage, les Thermes d’Antonin, dont il ne reste que les structures du sous-sol, sont malgré toutes les destructions subies à travers les siècles, d’un gigantisme qui témoigne d’un savoir-faire architectural très élaboré et d’un approvisionnement en eau à grande échelle. Les immenses citernes de la Malga, presque intégralement préservées grâce à leur aménagement en sous-sol, constituent le plus grand monument qui nous soit parvenu de la cité de l’époque romaine. De la même époque date l’aqueduc de Zaghouan-Carthage qui alimentait ces réservoirs. L’ouvrage représente l’une des réalisations architecturales les plus imposantes, dans sa catégorie, non seulement en Tunisie mais dans toute la région méditerranéenne. Un chroniqueur tunisien de l’époque moderne n’est-il pas allé jusqu’à le considérer, non sans exagération, comme étant plus important que les pyramides d’Egypte ? Les concepteurs du Plan de Protection et de Mise en Valeur du site de Carthage (non encore promulgué) n’ont-ils pas proposé de faire des citernes de la Malga, débouché de l’aqueduc, le point de départ de la visite du site ?
Pour l’époque médiévale, il suffirait de rappeler les ingénieux bassins aghlabides de Kairouan et le vaste bassin d’Abou Fihr dans les environs de l’Ariana. De l’époque moderne, citons le ’’Sabil’’ (fontaine-abreuvoir) de Hammouda Pacha et la ’’Jabia’’ (bassin) du Borj Zarrouk, tous deux situés à la Manouba. Jusqu’à aujourd’hui, une partie de nos maisons traditionnelles est dotée de ’’majels’’ (citernes aménagées, généralement, sous le patio). Dans certaines zones du Centre et surtout du Sud du pays, les ’’Jessours’’ (murs de terrasses) retiennent l’eau pour des micro-parcelles dédiées surtout à l’arboriculture. A Jerba, on va jusqu’à cimenter, dans les vergers, de vastes surfaces pour en faire un impluvium où l’eau fournie par les rares précipitations est récupérée précieusement.
Tout ce patrimoine, en ruine, ou fonctionnel mais de plus en plus délaissé, témoigne d’un savoir- faire enrichi, renouvelé et réadapté à travers les siècles. Il pourrait servir de point de départ pour toute une éducation et être aussi une source d’inspiration pour des réalisations futures où l’économie de l’eau, combinée à l’économie des énergies fossiles, pourrait être salutaire pour un pays dont les ressources, en ces deux domaines, sont loin d’être pléthoriques.
Jusqu’à la veille de l’ouverture du Mois du Patrimoine, le thème de la JIMS n’avait aucun écho dans l’information officielle émanant du ministère des Affaires culturelles, de l’INP et l’AMVPPC. La seule manifestation qui est médiatisée par le site de l’ICOMOS est une conférence organisée par son Comité tunisien, en collaboration avec l’Association de Sauvegarde de la Médina (ASM) de Tunis, dans la soirée du 18 avril. Cette initiative, qui est très louable, ne peut pas disculper les services spécialisés du ministère des Affaires culturelles car l’ICOMOS ne cesse de solliciter, pour les manifestations relatives aux thèmes de ses journées annuelles, toutes les parties intéressées par ce qui concerne les sites et les monuments.
Au lieu de se rabattre, pour le Mois du Patrimoine 2023 qui s’ouvre ce 18 avril, sur un thème sans contenu palpable et qui ressemble trop à des formulations utilisées pour des sessions précédentes, le ministère des Affaires culturelles aurait bien fait de s’inspirer du sujet retenu par l’ICOMS pour la célébration de la JIMS de cette année. L’initiative aurait été particulièrement appréciée à l’heure où plusieurs départements ministériels commencent (enfin !) à réaliser l’ampleur du péril qui guette le pays du fait des changements climatiques. Elle aurait été d’autant plus bienvenue que la Tunisie a été le berceau de la JIMS. L’idée n’est-elle pas née, à Hammamet, en 1982, lors d’une réunion de l’Assemblée générale de l’ICOMOS, à l’invitation du Comité tunisien de l’organisation ?
Les possibles champs d’application, à peu de frais
Il ne fait aucun doute que la priorité doit être accordée à la lutte contre la dégradation des sites et des monuments du fait de l’intensification des épisodes climatiques violents. Des sites tels que Ammaedara (Haïdra), Pheradi Maius (Sidi Khelifa) et Tubernuc (Aïn Tebournouk) exposés, depuis de longues années, à des ravinements destructeurs, demandent des interventions urgentes et sérieuses qui tardent à venir. Mais les considérations climatiques invitent aussi à une multitude d’actions qui visent la sobriété en matière d’eau et d’énergie.
Dans beaucoup de sites archéologiques, sans aller jusqu’à la remise en fonction de certaines citernes antiques, on pourrait envisager la construction de petits réservoirs qui, bien intégrés au paysage, alimenteraient en eau les structures d’accueil des visiteurs ainsi que les maisons de fouilles utilisées par les chercheurs et serviraient aussi pour l’entretien des espaces verts existants ou qui sont à créer. Construites ’’à l’ancienne’’ et équipées de petites installations de pompage, ces citernes pourraient, notamment dans le Nord du pays, satisfaire la totalité ou, à tout le moins, la plus grande partie des besoins en eau.
Pour tous les besoins en électricité (pompage de l’eau, éclairage …) l’énergie solaire serait une solution rapide et peu coûteuse. Il suffirait d’observer la propagation, à rythme soutenu, au cours de ces dernières années, de l’usage de ce type d’énergie dans l’extrême Sud tunisien, qui a donné lieu (de façon abusive, certes) à d’innombrables mini-oasis aussi bien dans le Jérid que dans le Néfzaoua.
Dans un site comme celui de Carthage, vaste et morcelé du fait de son invasion par l’habitat, à l’usage de l’eau de pluie collectée et de l’énergie solaire pourraient s’ajouter de petits véhicules électriques qui serviraient pour le déplacement des visiteurs, évitant ainsi la pollution de l’air et la pollution sonore. Cette solution a été prévue, il y a déjà une vingtaine d’années dans le projet du PPMV du site. Le transport électrique pourrait aussi servir pour le déplacement des visiteurs désireux de se rendre aux portes de la Médina de Tunis et au Musée du Bardo (dont la réouverture est autant promise et aussi attendue que le PPMV du site de Carthage). Cela éviterait le spectacle affligeant des nombreux bus qui, l’été, sont stationnés sur le parking du Musée du Bardo et aux abords de la Place de la Kasbah en gardant leurs moteurs en marche afin d’assurer une climatisation ruineuse et irresponsable.
De telles réalisations feraient participer nos sites et nos monuments au balbutiant effort national en matière d’économie d’eau et d’énergie. Elles ne manqueraient pas de donner un nouveau visage à notre tourisme culturel qui peine à prendre son envol contrairement à ce que prétendent ceux qui sont en charge de ce secteur. Faut-il rappeler à nos décideurs que les touristes occidentaux et ceux de l’Extrême-Orient sont de plus en plus sensibles aux considérations écologiques et environnementales ? Leur proposer un tourisme culturel durable qui épargne les ressources naturelles tout en respectant l’environnement serait un atout de marketing majeur. Plusieurs pays l’on fait et y ont bien réussi. La Tunisie pourrait elle aussi, si elle s’attelait à réunir les conditions idoines pour le développement du tourisme culturel, en tirer, elle aussi, des revenus bien plus importants que les maigres ressources procurées par un tourisme balnéaire de masse et souvent bas de gamme.
Le ministère des Affaires culturelles ne peut pas se soustraire à ses obligations en matière d’éducation à l’environnement, à l’économie de l’eau et à celle de l’énergie, dans les domaines qui relèvent de ses prérogatives (patrimoine, lecture, audio-visuel). Mais il pourrait aller plus loin. Le patrimoine culturel (sites, monuments et traditions populaires) pourrait être une source d’inspiration pour un bâti non énergivore ainsi que pour une meilleure gestion de l’eau dans les usages urbains et ruraux). Cela suppose une vraie planification et une collaboration effective avec les autres départements ministériels (Enseignement Supérieur, Équipement et Habitat, Agriculture et Tourisme) et toutes les autres parties intéressées (l’Ordre des architectes, l’Ordre des ingénieurs, les ASM …). Cela donnerait lieu à une vraie action gouvernementale qui remplacerait l’actuelle gestion cloisonnée et improductive. Un Secrétariat général du Patrimoine, rattaché à la Présidence du Gouvernement, à l’instar du Secrétariat général de la Mer créé il y a quelques années, serait-il la solution adéquate ? Probablement, car une telle structure pourrait aider à accélérer la préparation de certaines décisions comme, par exemple, la promulgation d’un PPMV censé être promulgué, selon le Code du Patrimoine dans un décret cosigné par le ministre en charge du Patrimoine et le ministre en charge de l’Habitat.
Pour l’adaptation climatique, personne n’est en droit de demander au ministère des Affaires culturelles des solutions globales et immédiates mais le département et ses services spécialisés se doivent de participer à l’effort général, en agissant dans les domaines dont ils ont la charge, non seulement par la production du savoir et l’offre d’expertise dans des formats accessibles au plus grand nombre mais aussi par des applications simples et efficaces. En cela, les sites et les monuments constituent un grand chantier à ciel ouvert dont les déclinaisons sont multiples. Mais le travail dans ce domaine n’est productif que quand il est méthodique. Comment l’INP et l’AMVPPC pourraient-ils s’attaquer à un problème comme celui que nous abordons alors qu’ils sont dépourvus de conseils scientifiques ? Sur le site de Carthage, comment pourrait-on agir, de manière pertinente et en toute légalité en l’absence du Plan de Protection et de Mise en Valeur dont l’élaboration a commencé il y a une trentaine d’années et dont la promulgation a été, à nouveau, promise par le ministère des Affaires culturelles, au mois d’août dernier, pour la fin du mois de septembre… 2022 … au plus tard ?
Houcine Jaïdi
Ancien Professeur à l’Université de Tunis
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