Samir Allal: Dépasser notre impuissance collective pour lutter contre le changement climatique
L'inertie est un mythe et le soulèvement en est la preuve
Le dérèglement climatique menace notre univers entier, le danger est déjà réel, concret. Les enjeux et les menaces qui sont devant nous, chacun le sait, chacun le dit, sont planétaires et gigantesques. Et les réponses? Elles balbutient. Timides. Locales. Utiles. Nécessaires. Encourageantes. Mais pas à la hauteur des enjeux.
L'effondrement environnemental auquel nous sommes désormais confrontés impose chaque jour son lot de désastres. Face à un dérèglement d'une telle ampleur, il est aisé de sombrer dans la paralysie.
Notre situation a ceci de particulier, dans le cas de l'urgence écologique, pourquoi, sommes-nous si nombreux à proclamer que nous connaissons la situation tout en nous résignant à l'inaction? Pourquoi nous trouvons-nous inquiets, terrifiés même parfois, mais ne passons toujours pas à l'action?
Notre impuissance est une construction qui ne nous appartient pas et qui sert ceux qui exercent et jouissent pleinement de leur pouvoir, comme l’indique Camille Etienne (Seuil 2023). Dans son essai (Pour un soulèvement écologique, dépasser notre impuissance, Ed Seuil 2023), Camille Étienne identifie les mythes qui nous entravent: éco-anxiété, fracture générationnelle, déclic, fausses peurs.
Les paniques morales n'ont qu'un dessein, nous distraire de la peur et pourrait nous pousser à désobéir, ralentir ou cesser de coopérer. Nous reconnaissons l'existence du drame du dérèglement climatique, et ce constat n'est suivi, pour nombre d'entre nous, d'aucun acte.
Pourquoi? Une partie de la réponse tient au fait que notre impuissance est une construction qui ne nous appartient pas. C’est un fardeau dont nous pouvons nous débarrasser. Dans le fossé de notre inaction, se cache notre faiblesse. L'espoir d’un déclic nous sauvera de l'angoisse du doute. Camille Étienne défend une écologie, portée par une puissance collective et démocratique.
Ceux qui se lancent corps et âme dans une lutte pour préserver la vie sur Terre sont applaudis ou méprisés, c'est selon. Mais ils sont rarement rejoints. Combien d'entre nous trouvent une excuse dans ce mythe du déclic pendant que le monde s'effrite?
Notre monde est complexe et peuplé d'âmes grises. À aucun moment les doutes et les contradictions ne disparaissent. Même lorsqu'on renonce à l'impuissance.
Les moments de lutte sont des éclats de paix au milieu du chaos du monde
Je n'attends pas de cet article qu’il provoque un déclic, ni rien d'autre d'ailleurs. Il faut simplement arrêter d’attendre ce déclic. La voie de l'engagement est sinueuse, et les défenseurs de la bifurcation écologique sont des funambules. Ils sont de plus en plus nombreux sur le fil. Le vent souffle fort là-haut et je n'ai aucune idée du côté où sera la chute.
Personne ne sait si grâce à la mobilisation des jeunes pour le climat et l’action des citoyens nous allons effectivement changer l'histoire, ni même quelle sera la fin que l'on prédit. Mais je suis sûre d'une chose: les espaces de lutte créent ces moments de puissance, toujours collective, qui sonnent un peu moins faux que le discours néolibéral sur la transition.
Conscient de la nécessité de donner aux expressions politiques et citoyennes une expression plus large que celle mobilisée jusqu’ici, il est urgent de réfléchir ensemble pour amplifier l’action multiforme dans la lutter contre le dérèglement climatique et la biodiversité.
Dans les rues, sur les ronds-points, sur les plus grandes mines de charbon à ciel ouvert ou devant le siège des géants pétroliers, ces instants où les citoyens sont nombreux à se battre, non pas parce qu’ils ont la garantie de gagner, mais simplement parce que c'est juste: tout y réside.
Cette puissance n'est pas celle qui écrase d'autres. Elle n'est en rien domination. C'est justement celle qui permet d'en sortir. La puissance telle que je la définis ici, est éminemment collective. Elle est soulèvement contre l'accaparement de la puissance par ceux qui condamnent les autres.
Face au pouvoir qui étouffe, le soulèvement contre les inégalités et pour le climat libère. Et c'est en cela qu'il est puissant, d'une façon aussi intime que collective.
Kant dit des révolutions qu'elles sont toujours réussies en ce qu'elles constituent ces brefs instants où le peuple prend conscience de sa puissance sur ce qui lui semblait immuable. Notre impuissance est une illusion face au dérèglement climatique et la perte de biodiversité.
C'est l'impression collective que la chose publique nous échappe. Je l'entends, partout, dans les discussions, les colloques, chez mes étudiants et toutes me ramènent à ce sentiment lancinant qui écrase d'une invisible et lourde main le soulèvement. Quand elle se drape de privilèges, l'impuissance devient une confortable indifférence.
L’écologie du ruissellement, le capitalisme vert, une écologie de spectacle
Les One Planet Summit, (One Planet Summit for Biodiversity, One Forest Soumit, et autres One Ocean Summit,…) sont des grands-messes rassemblant chefs d’États, milliardaires philanthropes, stars du show business, responsables de grandes ONG et think-tanks, experts en tout genre, permettant aux promoteurs de ces manifestations et aux politiques de se payer une légitimité climatique sur la scène internationale.
Des missionnaires d’un genre nouveau, se succèdent sur les estrades pour prêcher la bonne parole climatique au parterre de chefs d’États et de dignitaires réuni pour l’occasion.
Tout en accentuant un peu plus l’idée que les élites sont les principaux moteurs de la transition bas carbone et que leurs solutions sont les plus réalistes face à l’ampleur et l’urgence de la crise, (crédits carbone, crédits biodiversité) et autres mécanismes financiers qui permettent aux gros émetteurs de continuer le «business as usual» en rémunérant les pays du Sud pour qu’ils conservent leurs forêts et autres puits naturels de carbone et de biodiversité.
Ils répètent en boucle la nécessité de renouer avec la croissance et opposent écologie et création d’emplois.
On les voit sortir du bois dès que le mot décroissance arrive à leurs oreilles. "L'écologie Oui, mais la décroissance Non! ". Ils tentent d’incarner le camp de la crédibilité contre les autres, les amish. Edouard Morena, (l’Écologie de ruissellement AOC 2023).
Le One Planet Summit, est le summum de l’écologie spectacle, une écologie de la mise en récit, de la théâtralité et de la performance où les élites politiques, culturelles et économiques jouent les premiers rôles.
C’est une écologie où l’orchestration s’articule à des «solutions» bien spécifiques de capitalisme vert à base de marchandisation de la nature, de technosolutionnisme, de partenariats publics privé (PPP), de crédits d’impôts et de prêts garantis à destination de grandes entreprises, au détriment de politiques redistributives. Edouard Morena (Fin du monde et petits fours, Ed la Découverte)
Ces élites économiques, et tout particulièrement une poignée de riches entrepreneurs-philanthropes tels Jeff Bezos, Bill Gates, Richard Branson ou encore Michael Bloomberg, occupent une place de choix dans ce dispositif. Leur sens des affaires, leur vision, leur ambition et leur altruisme, en bref leur «esprit entrepreneurial», en font des figures naturelles du capitalisme vert promu lors des One Planet Summits et dans les COPs.
Cette gouvernance climatique mondiale, c’est l’écologie pour les riches et par les riches. C’est une écologie du ruissellement où ce qui est bon pour les 1 % est censé être bon pour la planète et le reste de l’humanité. Leur contribution à l’effort de «naturalisation » du capitalisme vert comme unique horizon «raisonnable» et «réaliste» est dangereuse.
En plus de dépeindre les ultra-riches en «sauveurs de la planète», ces manifestations participent à invisibiliser les voix discordantes, porteuses de visions alternatives pour une transition bas carbone centrées sur la sobriété, la justice et l’équité.
Pourquoi continuons-nous, gaiement ou résignés, à nous engager dans une trajectoire qui nous condamne?
Nous sommes en train de décider du non être des générations futures, et des plus pauvres d'aujourd'hui. Faceaux conséquences de la catastrophe écologique, ce sont les derniers de cordée qui trinquent pour que ceux qui vendent la corde s'amusent encore.
À l'heure où j'écris ces mots, nous sommes en train de vivre une sécheresse très sévère. Cela fait plusieurs jours qu'il n'a pas plu. Une nouvelle étude vient de montrer que la disparition des pollinisateurs comme les abeilles entraîne 500 000 morts prématurées par an. Face à n'importe quel autre scandale sanitaire qui aurait produit des chiffres de cette ampleur, la réponse aurait été immédiate.
L'impuissance, c'est l'impression collective que la chose publique nous échappe.
Alors disséquons l'impuissance: pourquoi nous sentons-nous dépossédés de notre propre puissance politique? Qui l'est alors, puissant? Qui décide de l'apathie? Comment les gouvernements successifs ont-ils fait le choix de l'impuissance face à l'urgence écologique? Quelles ont été les stratégies des multinationales climaticides pour étouffer le soulèvement, et retarder l'action?
Il est temps de reprendre le pouvoir. Il nous faut comprendre pourquoi nous nous sentons impuissants pour mieux, et vite, en sortir.
Cet article est un appel pour nous défaire de notre prétendue impuissance face au plus grand défi de l'humanité. Une raison de plus pour bifurquer avant le sinistre impact. L'impuissance n'est qu'une obéissance. Le sursaut écologique est vital et possible.
Le soulèvement écologique, c'est se défaire de notre addiction et de notre dépendance à des ressources dont la raréfaction entraîne des conflits. C'est appeler, en plus de la territorialité de la lutte, à une coopération bien plus étroite entre les nations plutôt qu'à leur mise en compétition.
C'est le seul moyen d'éviter les 250 millions de réfugiés climatiques en 2050, selon les chiffres de l'ONU.
Il y a urgence à donner plus de consistance et plus d'autonomie à l'écologie étant donné l'effondrement «de l’ordre international», l'immensité de la catastrophe en cours, l'insatisfaction générale sur l'offre politique des partis traditionnels que révèle entre autres l'ampleur de l'abstention dans tous les pays et la montée du populisme. Bruno Latour (Mémo sur la nouvelle classe écologique, Janvier 2022).
Regarder en face la question écologique c'est poser la question de la finalité collective
Souvent, j'entends, des «donnez-nous envie». Parce que l'écologie ne parviendrai pas suffisamment à séduire, à être désirable. Vous ne nous faites pas assez rêver avec vos histoires de fin du monde (changement climatique) et décroissance (sobriété).
Dans quel récit de société sommes-nous embourbés pour que la seule issue qui permette la vie ne soit pas désirable? C'est pourtant une terre inhabitable qui nous attend. Il faudrait, en somme, rendre désirable le fait de vivre. Et on attend de la «résistance» qu'elle soit romantique, héroïque.
Regarder en face la question écologique c'est poser la question de la finalité collective. Vers où voulons-nous aller en tant que société? C'est pourquoi je préfère parler de soulèvement plutôt que de transition. Un bulldozer qui détruit une terre cultivable n'est pas souhaitable en soi, même s'il fonctionne à l'énergie verte.
Edgar Morin nous invite à «ne pas confondre le souhaitable et le durable, les régimes politiques les plus durables ont souvent été les plus brutaux». L'urgence n'est pas tant celle de passer nos existences aux cribles du bilan carbone que de révolutionner notre manière d'être au monde. Devenir ces «êtres nouveaux» Bruno Latour.
Voilà ce qu'il nous reste à faire: penser et faire advenir un système démocratique qui s'encastre dans les limites biochimiques. Et qui nous rend heureux. Il y a du travail. Pas celui qui broie les corps et aliène, mais un travail libérateur parce qu'il est le prix de notre liberté collective.
Pour ce faire, le soulèvement, avec ce qu'il comporte de désobéissance à l'injuste, de cessation de coopérer avec ce qui nous condamne à petit feu et à coup de grand incendie, me semble une brèche dans laquelle, on doit s'engouffrer.
L'obéissance porte en elle la possibilité de la désobéissance. La désobéissance, nous dit le philosophe Frédéric Gros, est «notre lendemain annoncé».
Aux yes men du néo-libéralisme, on oppose un non salvateur. Non, nous ne sauterons pas dans ce ravin avec vous. Non, nous refusons de nous laisser piétiner. Nous assumons l'impertinence de nous sauver. On se taille, on se casse, on prend la fuite; c'est fini, on arrête. Continuez votre course consumériste, extractiviste, sans nous.
L'écologie comme projet politique de liberté
Dans le débat public, l'écologie apparaît liberticide. On nous oppose partout que la part de liberté à sacrifier va être d'autant plus grande que la menace posée par l'urgence écologique à notre sécurité est globale.
L'écologie serait une sorte de camisole de force qui planterait dans nos chairs ses pieux moralisateurs à chaque fois que nous cédons à la tentation de satisfaire un désir. Partout, l'écologie est «punitive»: il faut un «régime de sanctions».
Décidément, nous n'avons pas encore gagné la bataille des récits. Car c'est tout l’inverse: la transition «radicale» énergétique et écologique est la seule voie vers une plus grande liberté. C'est même la condition de notre liberté collective.
Étymologiquement, le terme «radical» renvoie au latin radix (racine): «être radical, c'est saisir à la racine». (Karl Marx). La décroissance, en ce sens, est bien radicale, car elle ne vient pas seulement panser les violences du capitalisme, mais aussi - et surtout - identifier les mécanismes qui les génèrent.
Au lieu de «verdir le PIB», elle donne à voir les forces souterraines auxquelles répondent nos choix de société et, de là, oblige à repenser notre rapport au monde, à la nature, à la justice, au sens de la vie, au bien-être et la liberté.
La liberté est par essence relationnelle - elle prend corps quand il y a un autre avec qui je peux faire l'expérience de ma liberté. Cette liberté qui se pense via l'autre est une rupture avec l'individualisation du modèle néolibéral.
Sans soulèvement écologique, les humains et non-humains sont condamnés à subir des effets, potentiellement mortifères, du dérèglement climatique. Et c'est en cela une atteinte aux libertés les plus inaliénables.
Par le choix de l'impuissance, nous condamnons des libertés aussi fondamentales que respirer un air pur, manger, se déplacer, être en sécurité, en bonne santé, le droit des générations futures à disposer d'elles-mêmes. Le coût de l'action est bien moindre que le coût de l'inaction.
Traduire dans la loi et par de nouvelles contraintes un soulèvement écologique n'est pas trahir la liberté, mais bien la défendre. Il faudrait présenter ainsi le combat écologique : comme ce qui permet d'être plus libre.
Désobéir est avant tout une «victoire sur soi», un refus de ce qui nous détermine à l'inertie et donc une affirmation de notre liberté.
Jusqu'où va le politique dans l'intime au nom de l'urgence, comment faire cohabiter les libertés et les restrictions, peut-on être à la fois libre et contraint? Autrement dit, à quoi renoncer? Qui renonce, comment réguler, selon quelles limites?
Pour permettre quoi, pour quelle finalité, selon quelle mesure de cette finalité? Ces questions nous appartiennent. Elles forment un nouveau paradigme, une écologie politique comme une immense vague libératrice. Une vague capable d'éteindre le feu.
En attendant, tant qu'il y aura des maisons, elles pourront brûler. Notre devoir réside peut-être dans notre travail pour l'éviter. C'est cela sortir de notre impuissance collective. C'est cela la bifurcation et le soulèvement écologique.
L'inertie est un mythe. Le soulèvement en est la preuve.
Pr Samir Allal
Université de Versailles/Paris-Saclay
- Ecrire un commentaire
- Commenter
Votre article sur le climat et son impact sur notre planète est un véritable témoignage de votre engagement pour l'environnement. Votre prose est claire, concise et incisive, et vous avez réussi à présenter les faits de manière compréhensible pour tous. Ce faisant, vous avez contribué à sensibiliser vos lecteurs à l'importance cruciale de lutter contre les effets du changement climatique. Bravo pour cet article exceptionnel !