Un prince érudit nous quitte: El-Mokhtar Bey
Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - Lorsque le 3 mai j’ai appris la triste nouvelle du décès du Professeur El-Mokhtar Bey, bien des souvenirs émouvants me sont revenus en mémoire. Une passion commune pour l’histoire de la Tunisie husseïnite avait fait de cet illustre aîné un ami et un collègue dont la rigueur scientifique me plut d’emblée. Les conversations enrichissantes que nous avions avec mon regretté oncle Si Ahmed Djellouli, référence majeure en matière d’histoire des pachas et des beys mais aussi de la Tunisie profonde et de sa société, nous plongeaient dans une atmosphère à laquelle l’appartenance du prince El-Mokhtar à l’ancienne famille régnante donnait un relief particulier.
Fils du prince Taïeb Bey et petit-fils du pacha bey Ahmed (1929-1942), Sidi El- Mokhtar - comme nous nous plaisions à l’appeler selon la vieille urbanité tunisienne – naquit à La Marsa le 5 novembre 1933. Ancien élève du lycée Carnot, ayant bénéficié d’une solide formation bilingue grâce à la création d’une section tunisienne au sein de ce prestigieux établissement, il passa avec succès les épreuves du baccalauréat et se rendit en France où il s’inscrivit à la faculté de Droit de Paris. Son cursus fut couronné par la soutenance en 1968 d’une thèse monumentale (4 132 pages!) de doctorat d’Etat sur «Le rôle de la dynastie husseïnite dans la naissance et le développement de la Tunisie moderne». Il y ajouta un doctorat en science politique. Une fois ses hautes études achevées et inscrit au Barreau de Paris, il entra dans la vie active et ne tarda pas à s’imposer dans le domaine de la finance. Il acquit une renommée internationale comme spécialiste du leasing. Il participa ainsi activement à la préparation et à la rédaction de la convention d’Ottawa sur le crédit-bail. Directeur général adjoint de la holding Locafrance, il a longtemps représenté l’Association des sociétés financières à la Fédération européenne des associations de leasing (Leaseurop) à Bruxelles dont il présida pendant de nombreuses années le comité juridique. Toujours profondément attaché à son pays, malgré un inévitable éloignement dû aux circonstances historiques et politiques que l’on connaît, El-Mokhtar Bey joua un rôle de premier ordre dans l’introduction du leasing en Tunisie, conseillant judicieusement l’Etat et de jeunes financiers en tête desquels se trouvait Si Ahmed Abdelkéfi.
Au plan universitaire, El-Mokhtar Bey enseigna dans les années 1980 et 1990 à la faculté de Droit et de Sciences économiques de Montpellier.
Le prince en compagnie de Mohamed-El Aziz Ben Achour lors de la conférenceprésentation de l'auteur et de son ouvrage sur Husseïn Bey Ben Ali, le 27 novembre 1993 à Carthage
Rentré définitivement en Tunisie après une vie professionnelle bien remplie, il consacra tout son temps à l’écriture avec le souci constant de faire mieux connaître sa famille et son rôle dans l’édification de la nation tunisienne. Il sut, avec une honnêteté intellectuelle qui fait honneur à sa mémoire, concilier son attachement à ses aïeux et l’objectivité qui sied à tout historien digne de ce nom. Ses archives, sa collection iconographique, les précieux objets à caractère historique, sa réflexion, ses souvenirs et ses écrits précis ont donné naissance à des ouvrages qui vinrent enrichir considérablement notre connaissance de la période deux fois centenaire des beys husseïnites. En 1993, paraissait son travail minutieux sur son ancêtre Husseïn Bey Ben Ali, fondateur de la dynastie en 1705. La présentation-dédicace de cet ouvrage à l’espace Sophonisbe de Carthage avec l’appui des autorités et en présence d’une très nombreuse assistance et de personnalités nationales constitua un réel événement culturel et politique. Les membres de la famille husseïnite, très émus, vécurent ce moment comme une juste réparation des avanies subies depuis 1957. Ils en surent gré au Président Ben Ali qui, en 1989, eut aussi le mérite de conférer à titre posthume le Grand cordon de l’Ordre de l’Indépendance à Moncef Pacha Bey.
El-Mokhtar Bey et son épouse en compagnie d'un ami lors de la présentation en 2020 du livre intitulé Les beys de Tunis 1705-1957
En 2002, El-Mokhtar Bey publia son second ouvrage à compte d’auteur intitulé Les beys de Tunis (1705-1957) Hérédité, souveraineté, généalogie. Fruit d’une recherche minutieuse, cette œuvre que j’ai eu l’honneur de préfacer, est une mine de renseignements abondamment commentés sur deux siècles et demi d’histoire tunisienne. Une documentation écrite et illustrée remarquablement riche et variée y vient appuyer de manière très agréable les développements savants de l’auteur. Il publia aussi - je l’ai appris et lu grâce à Harissa.com, le site web des Juifs Tunisiens de Paris - le récit de voyage inédit d’un jeune Français ayant séjourné à Tunis en mai-juin 1893.
En 2019, paraissait le premier tome de son dernier ouvrage intitulé Le sérail des beys de Tunis. Véritable encyclopédie de la dynastie beylicale husseïnite, cet opus de 600 pages, richement documenté et illustré, fut pour El-Mokhtar Bey l’œuvre d’une vie. Ses recherches, les efforts impressionnants qu’il déploya pour la rédaction, la mise en forme et l’édition furent réellement exténuants et sa santé en fut affectée. Sa disparition l’a privé de la joie de voir enfin publiés les tomes deux et trois de cet ouvrage, et nous, ses amis et ses lecteurs, du bonheur de poursuivre sous sa conduite érudite la promenade captivante dans l’univers du sérail, son organisation, ses palais, ses personnages et ses us et coutumes.
Aussi, est-ce avec émotion que j’adresse, ici, un hommage à l’ami impeccable, à son souci qui fut constant de faire connaître l’histoire de son illustre famille et de sa chère Tunisie auxquelles sa brillante formation, sa compétence, sa droiture et son affabilité font honneur. Citant Molière, il aimait à dire que «la naissance n’est rien là où la vertu n’est pas». Qu’il repose en paix.
A son épouse Lella Zakiya née Baraket, à ses filles Lilia et Nadia, à ses proches, je renouvelle mes condoléances attristées.
Mohamed-El Aziz Ben Achour
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Paix à son âme.C'était cet illustre érudit qui avait pris la peine de répondre à tous ceux qui avaient trouvé quelque chose à me dire lors de la présentation de mon livre Le Makhzen en Tunisie à l'hôtel Sidi Dhrif en 2008.Mes condoléances attristées aux membres de sa familles et à tous ses proches et amis et ntamment Si Laziz Ben Achour.