Mongi Mokadem: À propos de l’indépendance de la Banque Centrale de Tunisie
On a toujours considéré qu’une banque centrale, pour être efficace, il faut qu’elle soit crédible et pour être crédible il faut qu’elle soit indépendante. Autrement dit, l’indépendance garantit l’efficacité de la banque centrale.
Est-ce le cas dans la réalité? Dans quel cadre l’indépendance de la banque centrale doit-elle être approchée?
I – L’indépendance d’une banque centrale, de quoi s’agit-il?
La question de l’indépendance de la BCT est souvent soulevée à l’occasion des débats sur le budget de l’Etat et sur son financement. C’est toujours l’occasion pour les partisans et les adversaires de l’indépendance de la banque centrale de défendre leurs positions à ce propos.
Une banque centrale indépendante est une institution qui conduit sa politique monétaire sans subir d’influences et sans se soumettre à des contraintes de la part du pouvoir exécutif. Le but recherché est de réussir sa mission principale, à savoir la stabilité des prix et, donc, la maîtrise de l’inflation.
L’indépendance des banques centrales est une exigence assez récente qui n’est pas étrangère à l’hégémonie de l’approche néolibérale exercée, depuis l’avènement de la mondialisation, par les grands acteurs du système monétaire et financier international.
Il faut souligner que les premières banques centrales dans l’histoire (Banque de Suède en 1668, Banque d’Angleterre en 1694, Banque de France en 1800…) étaient des banques commerciales jouant le rôle d’instituts d’émission, c’est-à-dire dotées du privilège de l’émission des billets sur le territoire national en contrepartie du financement des dépenses des Etats et de la dette publique. Progressivement, avec la généralisation de l’usage de la monnaie scripturale émise par les différentes banques, l’institut d’émission s’affirme comme étant la banque des banques, c’est-à-dire le principal agent de refinancement de ces banques et le prêteur en dernier ressort. Désormais, on est en présence d’une banque centrale, au sens moderne du terme, à laquelle on confie la mission de garantir la monnaie nationale et de veiller à la stabilité de la valeur interne et externe de la monnaie et ce en faisant appel à une politique monétaire et à une politique de change.
Dans ce modèle, la banque centrale procède à l’émission de la monnaie dans le cadre d’une politique discrétionnaire menée par l’Etat, c’est-à-dire une politique qui ne se réfère pas à des règles strictes et qui s’adapte toujours aux circonstances. Selon cette approche, dite keynésienne, la relance de l’économie est assurée par le biais de l’accroissement de la demande globale et l’élargissement de l’intervention de l’Etat. Dans ce cas, l’inflation ne constitue pas un risque majeur, puisqu’elle s’accompagne de la croissance et de l’emploi.
C’est la raison pour laquelle, dans ce modèle, la question de l’indépendance de la banque centrale ne se pose pas et elle est totalement ignorée.
C’est à partir des années 1970, avec la récession économique mondiale et la stagflation, que le modèle, jusque-là en vigueur, va être supplanté par un modèle dit monétariste animé par l’école de Chicago et son chef de file Milton Friedman. Dans ce modèle, il est question d’une relation stricte qui prévaut entre la quantité de monnaie en circulation et le niveau général des prix, relation qui stipule que toute augmentation de la masse monétaire entraîne automatiquement une hausse de l’inflation. Pour faire face à cette inflation, la banque centrale est appelée à mener une politique monétaire restrictive destinée à contrôler l’évolution de la masse monétaire. Celle-ci doit augmenter au même rythme que le taux d’accroissement de l’économie réelle et ne doit subir aucune influence de la part du pouvoir exécutif. C’est pourquoi l’on considère que cette politique doit être conduite par une banque centrale totalement indépendante. L’indépendance de la banque centrale est, par conséquent, considérée comme étant la condition nécessaire et suffisante pour réussir les objectifs de sa politique monétaire, notamment l’objectif intermédiaire de contrôle de la croissance de la masse monétaire et l’objectif final de maîtrise de l’inflation.
Désormais, l’indépendance de la banque centrale constitue une composante essentielle d’une politique monétaire néolibérale exigeant de plus en plus le désengagement de l’Etat et la libéralisation monétaire et financière. Et ce n’est pas un hasard que le Fonds Monétaire International soit le défenseur acharné de cette vision néolibérale qu’il cherche constamment à imposer comme une condition préalable dans toutes négociations avec les pays sollicitant ses crédits.
Il est à souligner que cette politique monétaire restrictive, défendue par l’école de Chicago et mise en application à partir des années 1980, notamment aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, va se trouver contrariée par la crise financière de 2008. Celle-ci s’explique par la crise des subprimes et l’hypertrophie de la sphère financière et se transforme en une récession économique avec le recul de l’activité économique, l’accroissement du chômage et la baisse de la consommation. Cette crise revêt très rapidement un caractère mondial et nécessite l’intervention active des Etats pour préserver leurs économies en appliquant des politiques monétaires de relance économique.
Le déclenchement de la crise financière de 2008, ainsi que ses péripéties et ses conséquences, provoquent des critiques formulées à l’encontre de la théorie monétariste et donnent lieu, de nouveau, à un regain d’intérêt pour le modèle keynésien et la relance de l’économie. Ce qui se traduit par la mise en application par les Etats et les banques centrales de politiques monétaires non conventionnelles destinées à combattre la récession et le chômage. Elles sont dites non conventionnelles parce que ce sont des politiques mises en œuvre par les banques centrales dans des situations difficiles où les instruments conventionnels de la politique monétaire sont incapables de financer le déficit budgétaire. C’était le cas de la Banque du Japon (2001), de la Réserve Fédérale (2008) et de la Banque Centrale Européenne (2015). Les principaux outils non conventionnelles utilisés sont l’assouplissement quantitatif (quantitative easing), l’assouplissement des conditions du crédit (credit easing), le taux d’intérêt négatif, l’«helicopter money» (financement direct des dépenses publiques). Ces différents outils sont accusés par les tenants du néolibéralisme d’être des formes déguisées de la «planche à billets» parce qu’ils considèrent qu’en définitive, ces pratiques se traduisent par une injection dans la circulation de billets n’ayant pas, comme contrepartie, une richesse réelle.
Le recours à ces politiques monétaires non conventionnelles confirme que le statut d’une banque centrale indépendante, ayant comme objectif unique la stabilité des prix, n’est plus conforme aux nouvelles exigences en matière de relance économique et de lutte, certes contre l’inflation, mais aussi contre le chômage, la pauvreté et les inégalités économiques, sociales et régionales. Il est, en effet, difficile de souscrire actuellement à la thèse selon laquelle la banque centrale ne doit s’occuper que de la stabilité des prix tout en ignorant les graves problèmes auxquels s’expose le pays. Comment peut-on admettre que la banque centrale, au nom d’une soi-disant indépendance, s’abstienne de fournir le refinancement nécessaire à une économie au bord de la faillite.
Avec l’échec des banques centrales dites indépendantes dans leur lutte contre l’inflation et l’aggravation des contraintes économiques et sociales subies dans les différents pays, on constate que l’indépendance de la banque centrale est une notion qui perd de plus en plus de sa notoriété et de sa sacralité. Ce dont les pays ont besoin, ce sont des banques centrales qui doivent mener une politique monétaire conforme aux objectifs économiques et sociaux du pays et en parfaite coordination avec les autres politiques. Ce n’est pas le degré d’indépendance de la banque centrale qui compte le plus dans une économie en pleine crise, mais c’est la capacité de cette banque centrale d’être crédible et efficace.
Actuellement, la question de l’indépendance de la banque centrale continue de susciter des controverses entre d’une part les partisans de cette indépendance, c’est-à-dire ceux qui sont favorables à une politique économique austère et à une politique monétaire rigoureuse et d’autre part les adversaires de cette indépendance qui sont les défenseurs de l’Etat dirigiste, puissant et protecteur qui a pour mission d’assurer le financement de l’économie et qui appellent à la mise en application d’une politique monétaire discrétionnaire menée conjointement et en parfaite coordination par le pouvoir exécutif et la banque centrale.
II – Qu’en est-il de la Banque Centrale de Tunisie?
En Tunisie, la question de l’indépendance de la BCT est régie par la loi 2016-35 selon laquelle: «la BCT est indépendante dans la réalisation de ses objectifs, l’exercice de ses missions et la gestion de ses ressources. Elle est soumise au suivi de l’assemblée des représentants du peuple et elle en est redevable en ce qui concerne la réalisation de ses objectifs et l’exercice de ses missions conformément aux dispositions de l’article 80 de la présente loi» (art.2). Dans le même article, il est précisé que «Nul ne peut porter atteinte à l’indépendance de la banque centrale, ni influencer les décisions de ses organes dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions». Il est à souligner que, selon la constitution de 2022 qui instaure le régime présidentiel, la BCT n’est, normalement responsable que devant le président de la république.
L’indépendance de la banque centrale est une notion à relativiser et qui ne peut être approchée de manière idéologique ou populiste. D’emblée, il faut absolument bannir toute relation conflictuelle ou contradictoire entre les politiques économiques de l’Etat, notamment entre d’une part la politique budgétaire qui consiste à augmenter ou diminuer la pression fiscale selon l’ampleur du déficit budgétaire et d’autre part la politique monétaire d’augmentation ou de diminution des crédits selon que l’on vise une relance de l’économie ou une maîtrise de l’inflation. C’est ce que précise l’article 7 de la loi de 2016 selon lequel: «L’objectif principal de la banque centrale consiste à maintenir la stabilité des prix. La banque centrale contribue au maintien de la stabilité financière de manière à soutenir la réalisation des objectifs de la politique économique de l’Etat, y compris dans les domaines du développement et de l’emploi. Elle œuvre pour une coordination optimale entre la politique monétaire et la politique économique de l’Etat». En outre, la BCT est appelée à jouer le rôle de conseiller du gouvernement pour les questions économiques et financières (art.8) et à prêter son appui à la politique économique de l’Etat (art.29).
Au-delà de ce qui est mentionné dans la loi, la BCT accorde la priorité à l’objectif de la stabilité des prix qui ne peut pas relever de la responsabilité exclusive de la BCT. En effet, l’inflation ne s’explique que partiellement par l’accroissement démesuré de la masse monétaire en circulation, et c’est à ce niveau seulement que la responsabilité de la BCT doit être engagée, puisque la BCT doit veiller à ce que le volume de cette masse monétaire ne dépasse pas les besoins réels des agents économiques. Mais, la BCT n’est pas responsable des autres causes non monétaires de l’inflation, notamment la défaillance des circuits de distribution, la prolifération de la spéculation, l’insuffisance de la production de richesses réelles et le renchérissement des importations, notamment des produits énergétiques et alimentaires, provoquant un accroissent des coûts de production et des prix.
Au nom de la lutte contre l’inflation, la BCT s’interdit de financer directement le déficit budgétaire sous prétexte que ce financement équivaut à un recours à «la planche à billets». Seulement, dans la réalité, le recours à la planche à billets, qui était pratiqué de manière directe avant la loi sur l’indépendance de la BCT, continue d’être exercé après cette loi, mais de manière déguisée.
En effet, avant 2016, tout déficit budgétaire est financé directement par la BCT, sur demande du pouvoir exécutif, par le biais d’une création de monnaie qui se fait tout simplement en créditant le compte du Trésor public auprès de la BCT et sans que cette création corresponde à une augmentation de la production, de l’investissement, des exportations, des recettes touristiques, des transferts des résidents tunisiens à l’étranger ou des crédits de l’étranger.
Avec la loi de 2016, le financement du déficit budgétaire se fait par l’émission, par le Trésor public, de bons du trésor ou d’emprunts obligataires qui sont souscrits par les banques. Celles-ci ne manquent pas de les céder sur le marché monétaire. Ces titres sont achetés par la BCT qui crédite les comptes des banques auprès d’elle. Par le biais de ce mécanisme, les banques garantissent leur refinancement tout en prélevant d’importantes marges bénéficiaires.
Il est, donc, clair que dans les deux cas (avant et après 2016), la BCT fait bien marcher la planche à billets pour financer le déficit budgétaire directement ou indirectement avec la participation des banques. En dépit du fait que la pratique de la planche à billets dans les deux situations n’a pas de contrepartie réelle, il faut noter que la participation indirecte des banques dans le financement du déficit budgétaire constitue une occasion pour les banques de réaliser des bénéfices considérables et provoque, par conséquent, un détournement des liquidités détenues par les banques au profit de l’Etat et au détriment des moteurs de la croissance économique, notamment la consommation, l’investissement et l’exportation.
Ce qui est important de souligner, c’est la nécessité d’interpréter correctement la signification de l’indépendance de la BCT et la pratique de la planche à billets dans un pays en pleine crise économique et sociale. La BCT est, certes, une institution indépendante sur le plan institutionnel et organisationnel, mais pas sur le plan décisionnel. Elle ne doit, en aucun cas, agir comme un «Etat dans l’Etat». La politique monétaire est définie par rapport à un objectif final (stabilité des prix), à des objectifs intermédiaires (crédits, masse monétaire…) et à des instruments dont la définition et l’exécution ne peuvent relever exclusivement de la responsabilité de la BCT. Les décisions de politique monétaire doivent être menées en conformité avec les autres composantes de la politique économique et ne peuvent être prises de manière indépendante et surtout pas en contradiction avec les choix économiques et sociaux définis par le pouvoir exécutif. En effet, la politique monétaire que la BCT conduit n’est qu’une composante très dépendante du reste de la politique économique de l’Etat. La BCT doit être directement concernée par tous les problèmes aussi bien internes qu’externes, qui ne cessent de secouer l’économie tunisienne. Son indépendance ne peut la dispenser de se servir de sa politique monétaire, de manière intelligente et souple, pour contribuer à la résolution des graves difficultés auxquelles la Tunisie se trouve confrontée.
Dans un pays où le taux de croissance économique est très faible (2,2 % en 2022) et où le taux de chômage est de l’ordre de 18 % et avec un taux directeur élevé de 8 % et en présence de banques réalisant des marges de profit très confortables, il est insensé de faire prévaloir l’argument de l’indépendance pour dispenser la BCT de toute participation dans la résolution des graves problèmes qu’affronte la Tunisie. Ce dont l’économie tunisienne a besoin, c’est une banque centrale qui doit se préoccuper, non pas de son indépendance, mais plutôt de sa crédibilité et de son efficacité dans l’accomplissement de ses fonctions.
L’indépendance de la BCT n’est pas une fin en soi. Elle n’a de sens que dans le cadre d’une politique monétaire crédible et efficace. Ce qui nécessite une approche raisonnable de sa mission et de ses responsabilités en matière de financement des besoins de l’économie. Selon cette approche, la BCT ne peut pas, au nom de l’indépendance, souscrire à l’approche néolibérale selon laquelle: «La banque centrale ne peut octroyer à la trésorerie générale de l’Etat des facilités sous forme de découverts ou de crédits, ni acquérir directement des titres émis par l’Etat» (art. 25). Elle ne peut pas, non plus, recourir systématiquement à la planche à billets pour financer l’économie et le déficit budgétaire. Ce recours doit se faire selon des règles bien établies et des critères bien définis et conformément aux objectifs de la politique économique de l’Etat et pour la réalisation desquels la BCT doit apporter sa contribution, même si ces objectifs ne relèvent pas directement de la politique monétaire qu’elle conduit. En effet, si la BCT se trouve directement concernée par la stabilité des prix, qui est son objectif final, elle ne peut, en revanche, ignorer les problèmes concernant l’investissement, l’épargne, l’inclusion financière, la consommation des ménages, le commerce interne et externe, le chômage, le secteur informel, les inégalités sociales et régionales…, problèmes qui conditionnent inévitablement la réussite ou l’échec de l’objectif final de maîtrise de l’inflation. Et c’est la raison pour laquelle la BCT doit absolument s’impliquer dans la résolution de ces problèmes.
En guise de conclusion, s'agissant de la question de l’indépendance de la BCT, il faut souligner que la situation économique exceptionnelle de la Tunisie suppose le recours à des instruments de politique monétaire exceptionnels. La BCT doit adopter une politique monétaire en fonction de la crise dans laquelle se débat l’économie tunisienne. L’ampleur du déficit budgétaire actuel exige une coordination stricte entre la politique budgétaire de l’Etat et la politique monétaire de la BCT. Au nom de l’indépendance, il est inadmissible de privilégier l’objectif monétaire au détriment des objectifs économiques et sociaux.
Aujourd’hui, il n’est pas question de procéder à une révision du statut de la BCT et de mettre en cause ses prérogatives. La BCT doit demeurer indépendante, mais c’est une indépendance qui doit s’exercer dans des limites bien précises et en conformité avec les exigences d’une relance économique urgente. La Tunisie a besoin d’une BCT, certes, indépendante, mais aussi et surtout crédible et efficace.
Mongi Mokadem
Professeur universitaire
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