Kamel Lazaar - Fadhel Jaziri, par son exigence et sa créativité, a hissé la Tunisie au rang des grandes scènes internationales

Tôt le matin, sa voix attristée, pleine de chagrin, nous parvient de l’étranger. Kamel Lazaar est profondément bouleversé par le décès de son ami proche Fadhel Jaziri. « C’est un grand monument qui disparaît », nous dit-il, affligé. Kamel n’a pas besoin d’aller fouiller loin au fond de sa mémoire pour retrouver des liens communs, avec Fadhel. D’un seul jet, il écrit pour Leaders, ce vibrant hommage qu’il lui rend.
De voir et revoir Fadhel Jaziri au fil des années fut pour moi un privilège rare. À chaque rencontre, il imposait par sa présence calme, son regard vif, et cette façon unique d’allier l’exigence de l’artiste à la générosité de l’homme.
J’avais une immense admiration pour cet acteur incontournable de la scène culturelle tunisienne qui, en plus d’avoir été à la fois cinéaste, dramaturge et auteur de grands spectacles, fut un véritable architecte de l’art et de la culture, comme il en existe peu dans le monde arabe. Visionnaire et audacieux, chacune de ses créations puisait dans le patrimoine national pour en prolonger l’héritage, l’enrichir et l’embellir par l’innovation. Il a su réhabiliter aussi bien la musique populaire que la musique sacrée, expérimenter des formes théâtrales anciennes et modernes, et offrir au public tunisien comme international une expérience à la fois profondément enracinée et résolument universelle. Par son exigence et sa créativité, il a hissé la Tunisie au rang des grandes scènes internationales.
Avec ses propres moyens et une volonté inébranlable de décentraliser la culture, il entreprit de créer à Djerba un centre artistique d’envergure, capable de porter la création vers de nouveaux publics. En grand rêveur et héritier spirituel de Bourguiba, il lança l’un des projets culturels les plus ambitieux de ce début de siècle. Hélas, son élan fut brisé par les doutes, les rivalités et l’absurdité administrative qui préfère ériger des obstacles plutôt que d’accompagner. Ce projet, porteur d’une vision inclusive et tournée vers l’avenir, aurait pu marquer durablement le paysage culturel tunisien.
Je me souviens de notre dernière rencontre, en août de l’année dernière. Il m’attendait sur les gradins de son amphithéâtre, avançant avec sa superbe habituelle, parlant avec ce débit lent et plein de sagesse, le sourire en coin, toujours. Il me confia encore ses difficultés à surmonter les blocages et les résistances. Je l’invitai alors à visiter le projet d’Utique que j’avais lancé quelques années plus tôt. Nous décidâmes de collaborer. Mais le temps a passé, et la maladie a fini par l’emporter. Son départ nous frappe d’autant plus qu’il venait à peine de présenter sa dernière pièce, Jranti, au Festival de Hammamet, la veille de son décès. Sa disparition laisse un vide immense, mais aussi une responsabilité collective : celle de faire vivre son héritage.
J’ose espérer que ce projet renaîtra malgré tout. Car il incombe à l’État de poursuivre l’œuvre de ses artistes et d’en faire, ne serait-ce qu’en hommage à leur mémoire, un pôle d’excellence culturelle et de création artistique. Fadhel Jaziri restera comme l’un des plus grands bâtisseurs de culture du monde arabe. Notre histoire et notre lignée sont façonnées par ces personnalités d’exception — audacieuses, singulières, intransigeantes dans leur vision — qui font que la Tunisie, petit pays par sa taille, a toujours su frapper bien au-delà de son poids. Parce qu’elle donne naissance à des femmes et des hommes qui osent rêver pour nous tous, et qui, par leurs rêves, élargissent notre horizon commun.
Qu’il repose en paix… et que son imaginaire continue à éclairer la scène artistique et culturelle tunisienne.
Kamel Lazaar
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