«Les filles d’Olfa» de Kaouthar Ben Hania
Par Slaheddine Dchicha - La décennie qui a suivi la révolution de 2011 a vu l’éclosion en Tunisie de plusieurs cinéastes talentueuses et prometteuses dont Hinde Boujemaa, Manele Labidi, Leyla Bouzid, Erige Sehiri… et surtout Kaouther Ben Hania, qui s’impose comme «cheffe de fil» ne serait-ce que par le nombre de films. Son sixième long métrage, «les Filles d’Olfa» fait l’objet d’une sortie nationale en France depuis le 5 juillet. Et depuis, les spectateurs affluents et les salles ne désemplissent pas.
Ceux qui ont vu les précédents films de Kaouthar Ben Haniaet notamment «Le Challat de Tunis», ou «l’Homme qui a vendu sa peau» savent que le genre de prédilection de la cinéaste, c’est le docufiction.
Le Pitch
Etant donné la couverture médiatique et éditoriale dont a bénéficié le film et sa réalisatrice, on peut tracer les grandes lignes de l’intrigue, sans pour autant risquer de «spoiler» le film. La cinéaste part d’un fait divers qui s’est déroulé en Tunisie en 2016 et dont la plupart des Tunisien ne sont pris connaissance puisque les médias en ont largement rendu compte: Olfa Hamrouni, une mère de famille divorcée, voit les deux aînées de ses quatre filles se radicaliser et partir rejoindre les rangs de Daech en Lybie voisine…
Le dispositif
Afin de rendre compte des déterminants individuels, familiaux et sociaux qui ont présidé à cette tragédie, la cinéaste déploie un dispositif cinématographique sophistiqué qui mêle le réel et l’imaginaire; la fiction et le documentaire. D’entrée de jeu, Kaouthar Ben Hania se transforme en Shahrazade et se propose, en voix off, de nous conter l’histoire des filles d’Olfa: «Dans ce film, je vais essayer de raconter l’histoire des filles d’Olfa. Olfa est la mère de quatre filles; les deux cadettes Eya et Tayssir vivent encore avec elle et les deux ainées, Rahma et Ghofrane ont été dévorées par le loup».
Par ailleurs, elle a recours à deux comédiennes (Nour Karoui et Ichraq Matar) pour représenter les deux filles absentes et à une troisième (Hend Sabri) pour pallier les éventuels manques ou défaillances de la mère.A l’intervention de la réalisatrice et des comédiennes s’ajoutent d’autres moyens de distanciation: témoin d’un film en train de se faire, le spectateur est initié à quelques secrets et ficelles du tournage et voit les actrices se préparer et s’entrainer: mise en forme physique, exercices articulatoires, indications de mise en scène… il aura même droit à l’intrusion du monde réel par le biais d’une archive du journal télévisé couvrant les événements en train d’être reconstitués sous ses yeux.
Des femmes
Non obstant «le code du statut personnel» et tous les autres actes libérateurs posés par Bourguiba pour l’émancipation des femmes tunisiennes, une religion dévoyée, des traditions rétrogrades, des injonctions sociales iniques, et en dernier lieu le patriarcat, n’ont pas désarmé. Amplifiés en l’occurrence par le contexte de l’époque durant laquelle l’islam politique au pouvoir n’avait cessé de remettre en cause les acquis des femmes et d’inciter les jeunes, après les avoir fanatisés, à rejoindre Daech.
A ce contexte politique et social s’ajoute le contexte familial: un milieu déficient (violence domestique et conjugale, inceste, absence du père…) et l’intériorisation des valeurs patriarcales et leur reproduction sur trois générations par les femmes elles-mêmes.
Et malgré ou peut-être grâce à tous ces artifices, le spectateur se trouve embarqué dans l’histoire émouvante de cette famille et il devient un témoin révolté et compatissant de ses malheurs et de ses difficultés quotidiennes. Mais cela n’exclut pas, notons-le, de sourire voire de rire à l’occasion de certaines scènes drôles (la nuit de noce et les amours d’Olfa par exemple).
Dès les premières projections du film en France, un phénomène rare mais réjouissant a été remarqué: l’affluence inhabituelle d’un public maghrébin à la fois populaire et féminin. Il est à espérer donc qu’un accueil massif lui sera réservé en Tunisie et qu’un maximum de Tunisiens et de Tunisiennes verront «Les Filles d’Olfa» car il s’agit d’un grand film. Essentiel et un beau!
Slaheddine Dchicha
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