Riadh Zghal: Emigration et ressources culturelles africaines
Qu’il s’agisse de pédagogie ou de gestion des ressources humaines, les courants de pensée actuels insistent sur le travail collaboratif en tant que moyen d’apprentissage et de préparation des nouvelles générations à l’économie de la connaissance et en tant qu’organisation du travail générateur de synergie, de motivation et de mobilisation de l’intelligence collective. Le travail collaboratif a l’autre avantage de placer les individus dans des situations où s’expriment les points de vue divergents, les différences et, in fine, impose des concessions et des arbitrages permettant de dépasser les émergentes situations conflictuelles.
Le travail collaboratif n’est pas sans rapport avec les cultures des sociétés. Il se trouve que la collaboration fait partie intégrante des cultures dites collectivistes, celles des sociétés africaines en particulier. Cela est bien illustré par ce passage du livre de Nelson Mandela Conversations avec moi-même (2010) : «En me repenchant sur ce passé, j'en viens à penser que le type de vie que je menais à la maison, mes expériences dans le veld (la grande prairie africaine) où nous travaillions et jouions ensemble, en groupe, m’ont sensibilisé très jeune à la conception de l'effort collectif. Les quelques progrès que je fis à cet égard furent sapés plus tard par l'éducation formelle que je reçus et qui mettait l'accent sur l'individu plutôt que sur les vertus du collectif. Néanmoins, au milieu des années 40, quand je me suis engagé dans la lutte politique, je n'ai éprouvé aucune difficulté à me soumettre à la discipline, peut-être grâce à mes premières années d'éducation.»
Ce sens du collectif est très présent dans l’organisation économique pratiquée dans de nombreuses cultures africaines. Les travaux de Michel Lelart (1990) et de nombreux chercheurs africains ont révélé la diversité des « tontines » pratiquées par les sociétés africaines. Ce sont des formes d’épargne collective auxquelles participent tous les membres d’un groupe selon une fréquence définie. L’argent collecté est prêté selon des règles établies à l’un des membres du groupe qui en a besoin. La tontine peut prendre une forme mutuelle, commerciale ou financière mais, dans tous les cas de figure, se lobe au cœur de la tontine la solidarité entre les individus d’un clan et entre les clans d’une même communauté. «… La communauté d’origine est comparable à une souche d’un très grand arbre à partir duquel partent une multitude de réseaux de relations lignagères et amicales, que ces relations sont créées et entretenues… comme toute branche de l’arbre, aucun membre ne gagne à se couper de la sève ou à l’empêcher de circuler vers les autres. », écrit Evalde Mutabazi.
La solidarité revient au goût du jour dans les approches économiques à la recherche de voies porteuses de création de richesse et d’emploi. Des concepts sont mis en avant tels la responsabilité sociétale des entreprises et des organisations, le partenariat public-privé, l’économie sociale et solidaire. Notre pays a promulgué des lois relatives à ces trois leviers supposés du développement économique. Or une loi sur l’économie sociale et solidaire n’en fait pas une innovation. Ce n’est qu’une tentative institutionnelle de stimuler un entrepreneuriat fondé sur la solidarité comme levier de lutte contre le chômage et la pauvreté. En revanche, les solidarités héritées par divers groupes sociaux pourraient constituer des leviers «naturels» de création de richesse si elles n’étaient pas ignorées. Une pensée politique verticale et une administration lourdement centralisée craignent de telles solidarités perçues comme une menace pour l’unité et l’hégémonie de l’Etat. Il est peut-être temps de se libérer de la tendance à chercher les solutions des problèmes économiques et sociaux dans la seule expertise scientifique et l’aide internationale qui se sont soldées par des échecs cuisants. Il est temps de revisiter les concepts et les techniques modernes, de scruter les modes de fonctionnement des sociétés minées par la pauvreté, la violence et la déperdition de leur capital social et s’interroger sur leurs richesses culturelles pouvant servir de leviers de création de richesse. On ne peut forcer une société à se défaire de sa culture, de même le développement économique et social ne peut se passer de science ni de technologie ni de leçons tirées des expériences qui ont réussi ailleurs. Le salut est dans l’interculturalité au sens où se combinent judicieusement les cultures locales et les savoirs scientifiques et technologiques du monde actuel. C’est que la modernité d’une nation se forge au rythme de sa dynamique sociale et non par le mimétisme aveugle de sociétés développées dont la modernité est le produit de leur histoire et de leurs cultures propres.
L’échec des politiques de développement dans les pays du Sud, dont le nôtre, a creusé de plus en plus profondément le fossé qui les sépare des pays du Nord. Si la fuite des compétences et l’émigration clandestine ont fleuri, on pourra y voir des tentatives individuelles de sauter ce fossé pour se retrouver au bon endroit. L’émigration clandestine est redoutée par le Nord. La fuite des compétences est redoutée par les pays du Sud car elle mine leur capital humain, particulièrement celui de l’élite éduquée et expérimentée si nécessaire à toute politique de développement sectorielle ou nationale.
L’émigration du sud vers le nord est la résultante d’une multitude de facteurs. Agir uniquement sur l’un d’entre eux, comme le refoulement des émigrés vers leurs pays d’origine ou vers un pays tampon contre quelques centaines d’euros comme s’y emploient des pays de l’Union européenne, ne peut tarir les flux migratoires. Cela revient à s’attaquer au symptôme du mal non à ses origines. Il est clair que ni le contrôle des frontières ni la détention des émigrés clandestins dans de véritables camps de concentration, ni la maltraitance et la traite des humains n’ont réussi à décourager ceux qui fuient l’insécurité, la pauvreté ou seulement l’absence de perspectives. Bien au contraire, d’année en année, ces flux prennent de l’ampleur. «Toute la sécurité du monde ne pourra écarter les travailleurs migrants qui sont déterminés à aller où se trouvent les opportunités économiques», écrit l’analyste américain des politiques d’immigration Alex Nowrasteh.
Ne pas traiter la source du mal a laissé le temps au crime organisé de se développer, aux réseaux d’organisation de l’émigration au moyen des rafiots de la mort de s’épanouir. Quand le développement d’un pays se bloque, que la misère s’installe durablement, que les perspectives d’une vie meilleure s’estompent, alors se gonflent les flux de l’émigration clandestine ou non.
Riadh Zghal
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