La fallacieuse transition énergétique, et le besoin de réinventer le chemin politique du vivre ensemble
Par Mohamed Hédi Zaiem - Notre ami et collègue Pr Samir Allal a publié sur ces pages un papier, très dense et très riche (peut être trop pour la majorité des lecteurs). Ce papier est consacré surtout à la question de la «justice climatique»: «telle qu'elle est aujourd'hui pensée, vendue et mise en œuvre, la «transition énergétique» n'est pas juste, car elle ne fait que déplacer la charge environnementale du secteur énergétique des pays développés vers les pays en développement riches en minerais.». J’ai beaucoup appris en le lisant.
Je partage avec lui l’urgence de «déconstruire les discours dominants relatifs au verdissement des économies», c’est à dire le discours sur la dite «transition énergétique» ou les énergies nouvelles. C’est un aspect du combat contre le discours dominant sur le «développement». Je capitalise et j’ajoute à ce que j’ai fait dans mes écrits pour «déconstruire» le discours dominant sur la technologie et «l’économie du savoir» qui obnubile notre élite académique et politique. Bien sûr les deux aspects se rejoignent et s’entrecoupent. (و هذا مسلك آخر من المسالك الزائفة)
Méfions-nous toujours des idées hégémoniques. Elles nous mènent souvent en bateau
Je me permets dans ce qui suit d’apporter deux premiers commentaires à ce riche papier.
• D’abord, les méfaits cachés des stratégies proposées pour les énergies vertes ne concernent pas seulement «les pays en développement riches en minerais», mais ceux qui sont aussi riches en soleil, par exemple. A ce propos, il y a à réfléchir sur les conséquences écologiques et climatiques de la course à l’énergie solaire où l’on veut engager nos pays, en se référant à ce concept que l’auteur utilise bien: «l’intensité matérielle», c’est-à-dire les besoins grandissants en ressources et minerais épuisables comme le cuivre, les métaux rares et même l’eau. A-t-on aussi pensé au devenir des énormes déchets solides qui seraient occasionnés par l’obsolescence inévitable des équipements installés dans un domaine où le changement technologique va en s’accélérant.
• Ensuite, même les pays développés (et le monde avec eux) supporteront une part de la charge environnementale, conséquence de la fuite en avant et la course effrénée vers l’investissement en capital fixe, qu’engendre la «transition énergétique». Vous le dites si bien: «Derrière le mantra de la lutte contre le changement climatique, cette transition énergétique à forte intensité «matérielle», donne en outre un pouvoir inédit aux sociétés minières, aux géants du numérique et des greentechs, aux producteurs de batteries et aux constructeurs automobiles, tout en leur permettant de poursuivre, voire d'approfondir leurs stratégies d'accumulation aux dépens des États hôtes».
Le diagnostic est clair, l’alternative aussi
Je partage totalement les propositions que Pr Allal développe dans la section VI de son papier. Notamment:
• La nécessité «de questionner et de réviser en profondeur les modèles hégémoniques de croissance et de consommation, à l'origine des déséquilibres planétaires, veillant toutefois à ne pas entraver les besoins de «développement» des pays les plus pauvres. Des alternatives existent.»
• La nécessité d’assurer «le transfert de technologies «vertes» et de capacités à les produire sur place, de manière à générer à la fois emplois et développement. Toute transition énergétique se voulant socialement juste et équitable devra aussi améliorer l'accès des populations aux ressources énergétiques.» Réduire cette brèche énergétique, c'est d'abord s'attaquer aux profondes inégalités Nord-Sud et à celles qui structurent les sociétés, au moyen notamment de politiques sociales volontaristes et de politiquesfiscales redistributives. C'est encourager le développement de systèmes alternatifs de production d'énergie, moins coûteux, plus adaptés aux contextes locaux et accessibles au plus grand nombre.»
• La nécessité de «donner aux pays pauvres riches en ressources la possibilité de mettre en place une politique énergétique souveraine, en adéquation non plus avec les besoins du marché, mais avec ceux de la population. Et c'est leur permettre d'encadrer plus étroitement les activités minières et de renforcer leur contribution au revenu national, par le biais d'une augmentation des taxes et des redevances.»
• La nécessité de «renforcer les sociétés civiles locales, améliorer leur pouvoir de négociation face aux investisseurs, aux géants miniers et aux autorités régionales et nationales; et garantir leur participation à l'élaboration des politiques énergétiques nationales, au moyen de dispositifs à la fois transparents, inclusifs et démocratiques. Laurent Delcourt (Alternative sud, 2023).»
• «Au-delà, il est plus que jamais nécessaire de questionner et de réviser en profondeur les modèles hégémoniques de croissance et de consommation, à l'origine des déséquilibres planétaires, veillant toutefois à ne pas entraver les besoins de développement des pays les plus pauvres. Des alternatives existent. Elles passent notamment par la mise en place de systèmes d'économie circulaire, la recherche d'une plus grande efficacité énergétique, le recyclage des déchets et la récupération des métaux, l'abandon de la voiture individuelle au profit d'un système de transport public efficace, la lutte contre l'obsolescence des objets ou la mise en place de chaînes d'approvisionnement durables et équitables.»
• «Plus fondamentalement encore, il faudra mettre en œuvre (au Nord principalement) de véritables stratégies de décroissance, adopter des politiques concrètes destinées à brider les logiques d'accumulation et de concentration dans le secteur des énergies vertes et établir de nouveaux rapports entre États basés non plus sur la compétition, mais sur la coopération. Des mesures fortes seront également nécessaires pour préserver le patrimoine commun et garantir des systèmes énergétiques résilients sur le plan écologique». Laurent Delcourt (Alternative sud, 2023).
• «En attendant, il importe de déconstruire, ici et maintenant, les discours dominants relatifs au verdissement des économies et de dénoncer ses logiques d'instrumentalisation mercantiles.»
Mais le «comment faire» est difficile
Ces propositions méritent, cependant, deux types de commentaires, à mon sens très importants.
1. L’auteurpropose qu’il faille dans cette «transition» tenir compte des «besoins de «développement» des pays les plus pauvres», sans préciser le contenu du terme «développement». Il l’a probablement fait ailleurs, mais c’est la première fois que je le lis. Il faut dire que mon intérêt pour la question climatique est très récent. Mais je subodore qu’ilne s’est pas suffisamment éloigné du contenu dominant où l’on risque de retomber imperceptiblement dans l’industrialisation et la croissance malgré la forte référence à la durabilité. Je me réfère en cela par exemple, à la phrase suivante: «La nécessité d’assurer «le transfert de technologies «vertes» et de capacités à les produire sur place, de manière à générer à la fois emplois et développement.» J’ai argué dans mon dernier ouvrage, que si un revenu pour tousest un droit, l’emploi ne saurait être un objectif de «développement». Il est urgent qu’on se repenche sur le concept de développement.
2. Si ce qu’il faut faire est présent et pertinent, le «comment faire» reste presque absent. Ce n’est pas propre à ce travail, c’est là que réside sans doute l’une de nos faiblesses majeurs, à nous économistes. Et là, je parle moins de mesures concrètes (l’auteur en cite, et propose), que des forces sociales capables de les porter, et de leur capacité à les concrétiser, tant l’adversité est titanesque. Et cette adversité ne réside pas seulement dans l’hégémonie du grand capital, mais dans les dégâts que les décennies d’opulence ont commis dans les esprits.
Allal écrit: «Que choisissons-nous de faire du monde dont nous héritons? Et comme ce monde rempli de communs négatifs (les océans de plastiques, les sols pollués, l’air irrespirable et toxique de nombre de mégalopoles, un climat rendant des régions entières impropres à la production agricole…), peut-être géré? Quoi faire et comment le faire? L’heure de la sobriété n’a-t-elle pas sonné – pour peu qu’on ait le courage d’adopter une attitude responsable à l’égard des jeunes et des générations futures? L’idée de la sobriété est simple: si on ne renonce à rien, on va tout perdre. […] Il s’agit plutôt de débattre ensemble de ce à quoi nous souhaitons renoncer pour continuer de vivre, et de trouver le chemin, une ligne de crête, entre «une rupture immédiate et brutale des dépendances vis-à-vis de la Technosphère et le ‘business as usual’, et l’inaction synonyme d’aggravation du péril anthropocénique.»
Il en conclue, avec Alexandre Monnin, que «Jamais le pouvoir politique n’a aussi peu mérité son nom. Jamais la puissance publique n’aura à ce point démissionné devant des enjeux vitaux, pour aujourd’hui et pour demain, et qu’il nous faut trouver collectivement le chemin politique pour vivre ensemble d’un pas plus léger sur la Terre.»
Je salue cette chute.
Le besoin de réinventer le chemin politique du vivre ensemble
Elle rejoint les tourments dramatiquement actuels du supposé intellectuel (et en plus tunisien) que je suis: «C’est désormais l’idée de limite qui doit s’articuler à cette notion de liberté pour refonder l’expérience démocratique». Est-ce un aveu implicite de l’impossibilité d’articuler –dans le cadre démocratique actuel- liberté et responsabilité?
Le rapport du Club de Rome a aujourd’hui un demi-siècle, sans qu’un unique pouvoir ait pu inciter à lever le pied et freiner la fuite en avant. Existe-t-il un pouvoir démocratique capable de pousser les individus –chacun et ensemble- à adopter la sobriété? Je répondrai: Il reste à inventer. Allal dit bien: «c’est ici et maintenant que se joue de la pérennité de la démocratie».
Le papier dévoile l’ambivalence, voire la perfidie du discours vantant «les vertus des technologies bas carbone, les greentechs, qui nous libéreraient de la dépendance à la matière, en offrant une source inépuisable d’énergie. Étroitement associés aux technologies numériques, ils permettraient de réduire notre empreinte physique sur le vivant, en plus d’être génératrices d’emplois et de croissance». J’ajouterai que cette fuite en avant –si caractéristique du capitalisme- en faisant miroiter que la technologie sauvera notre terre tout en préservant notre mode de consommation, rend encore plus difficile la véritable transition, celle vers un nouveau modèle de consommation, seul changement réel capable de ralentir l’aggravation du péril anthropocénique.
Certains, de plus en plus nombreux, ne croient plus à la possibilité de cette articulation liberté-responsabilité.Et le glissement vers l’apologie d’un «pouvoir fort», voire de la dictature, en est une conséquence immédiate. Le papier tombe à un moment où la question démocratique –qui apparemment n’intéresse pas la grande majorité des tunisiens- divise,depuis le tournant du 25 juillet 2021, l’élite intellectuelle et politique.
Au bout d’une longue carrière, j’ai fini par ne plus croire à ce que j’appellerai provisoirement l’effectivité de «la conscience collective», c’est-à-dire la prise de conscience que les grands problèmes qui nous affectent en tant que communauté, nous affectent en tant qu’individus, avec comme conséquence la nécessité du renoncement à une partie des bénéfices individuels, pour réduire les pertes collectives, et in fine individuelles. L’atomicité de la communauté, dédouane chacun de ce sacrifice individuel en lui faisant croire que l’impact global de son comportement est pratiquement nul. Chacun croit, mais personne ne pratique (les déchets qui jonchent nos rues et nos plages, en sont l’image emblématique).
Autant je suis persuadé que la question économique est avant tout politique, autant je crois que l’économique est probablement la seule voie pour réinventer le politique: aucun chat ne chassera jamais pour Dieu. L’art –à inventer- de la politiqueest de faire que le chat qui chasse pour soi, chasse en même temps pour Dieu. Là réside probablement le secret du nouveau «chemin politique du vivre ensemble».
Mohamed Hédi Zaiem
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