Abdelaziz Kacem: Soliloque septembriste
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L’été n’a jamais été aussi exécrable. Après deux mois exceptionnellement brûlants, voici venu le mois de septembre et, en raison du changement climatique qui a adultéré le cycle des saisons, nul ne sait de quoi il sera fait. Confirmera-t-il encore l’image vivante et splendide que nous dépeint Anna de Noailles (1876-1933), poétesse et grande dame de salon que d’aucuns ont comparée à notre May Ziadé (1886-1941), sa contemporaine:
Voici venu le froid radieux de septembre:
Le vent voudrait entrer et jouer dans les chambres;
Mais la maison a l'air sévère, ce matin,
Et le laisse dehors qui sanglote au jardin.
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Septième mois du calendrier romain, comme son nom l’indique, il passe au neuvième rang dans le calendrier grégorien pour annoncer les brumes à venir. Septembre a avec décembre, autre mois charnière, deux points communs: au début de leur troisième décade a lieu, respectivement, l’équinoxe d’automne et le solstice d’hiver. Et puis l’un et l’autre commencent toujours le même jour de la semaine. Pour l’année en cours, le 1er septembre est un vendredi; le 1er décembre débutera également un vendredi. De même, pour l’année prochaine, les deux démarreront un dimanche. En 2025, ils auront lundi, pour jour commun, etc. quelle rigueur!
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Comme tous les mois de l’année, septembre garde ses souvenirs sombres, mais je m’abstiendrai ici d’évoquer l’apocalyptique 11 septembre 2001, où des têtes bourrées de lugubres sornettes, issues des médersas afghanes et pakistanaises ont ouvert les portes de l’enfer, transitoirement, contre le Grand Satan, mais durablement pour le malheur de tous les pays d’islam. Ce faisant, ils ont fait fi de la sagesse chinoise qui conseille de ne jamais jeter un adversaire à terre à moins d’être certain qu’il ne s’en relèverait pas.
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Je ne parlerai pas ici, non plus, d’un précédent cataclysme plus odieux, peut-être. Au Chili, le 11 septembre 1973, la CIA commandite et met à exécution un complot militaire contre un président démocratiquement élu, le docteur Salvador Allende. Le monde entier a vu en direct sa mise à mort et son remplacement par le général Pinochet, l’un des dictateurs les plus sanguinaires de l’Amérique latine. Pourquoi? L’Administration américaine avait maladivement peur de voir un socialisme à visage humain réussir et faire tache d’huile.
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Mais septembre, par-delà les crimes qui y sont perpétrés, est le mois où l’on entend le mugissement androgyne de l’automne, ma saison. Tout autant que les mois d’avril et de mai, septembre est celui de la grande poésie. Il sied à l’amour, la nostalgie, la mélancolie. L’une des plus belles et des plus célèbres mélodies de la poésie française porte le titre de Chanson d’automne. Elle est composée, en 1866, par un maestro de la musique verbale, Paul Verlaine (1844-1896):
Les sanglots longs / Des violons / De l’automne
Blessent mon cœur / D’une langueur / Monotone.
Tout suffocant / Et blême, quand / Sonne l’heure,
Je me souviens / Des jours anciens / Et je pleure
Et je m’en vais / Au vent mauvais / Qui m’emporte
Deçà, delà, / Pareil à la / Feuille morte.
May Ziadé a aussi chanté son Automne et semble même accorder ses violons à ceux de Verlaine. Une étude comparative à ce sujet révélerait, à coup sûr de grandes affinités:
Saison de plainte monotone
Et de rire à jamais fini…
De sanglot profond qui chantonne
Sur les bribes de l’Infini…
Ton âme en parcelles frisonne
Sur les souvenirs alarmés…
Tu n’es en somme Automne ! Automne !
Que la Saison des Yeux Fermés.
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François Mitterrand, lors d’un entretien accordé à la revue Lire, se faisait critique littéraire. «Il y a quelques années, raconte-t-il, j’ai voulu réveiller ma mémoire, la remodeler. J’ai appris ou réappris certains poèmes par cœur. Or, je me suis aperçu avec stupeur qu’avec Baudelaire, je pouvais constamment mettre un mot à la place d’un autre […] En revanche, j’ai découvert que Verlaine, c’était d’une justesse merveilleuse. Cette connaissance de la langue m’est apparue comme l’une des sources de sa poésie (Magazine Lire, n°37, p. 29)»
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Mais un mot si « juste», dans cette chanson éminemment lyrique, a pu être altéré, hors contexte littéraire. C’était à Radio-Londres, en juin 1944, dans le cadre du programme «Les Français parlent aux Français» présentée par le speaker Franck Bauer, consacré «Voix de la France libre». L’émission diffuse, à l’intention de la Résistance, des messages codés. Le premier, lancé en septembre 1941, en a été «Lisette va bien, je répète: Lisette va bien». Bien entendu l’émission est brouillée par L'Abwehr, le service de renseignements ennemi, qui arrivait à en déchiffrer bon nombre. Il est parvenu à savoir que les trois premiers vers verlainiens serviraient à annoncer l’imminence du débarquement allié en Normandie et que la deuxième strophe en avertirait de son commencement effectif. Franck Bauer en récita la première strophe, le 1er juin à 21h, heure anglaise. Or, les Allemands furent surpris d’entendre débiter les deux strophes en même temps, le 5 juin à 22h. L’annonce déclenche mille sabotages en une nuit, prétend la chronique, mais bien réelle est la dégradation des voies ferrées, empêchant la Wehrmacht d’acheminer les renforts nécessaires au front.
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Les vers de Verlaine ont été déversés sans déclamation, ni scansion, sur le ton même par lequel sont débités les slogans «Les carottes sont cuites» ou «Les dés sont sur le tapis », autres annonces signalant le très proche déferlement du déluge de feu. L’auteur des Poèmes saturniens aurait-il apprécié pareille utilisation de ses tendres et douloureux épanchements, pour la bonne cause ? Peut-être ! Mais il aurait sans doute protesté contre le remplacement de «blessent» (mon cœur) par «bercent». Toujours est-il que le 6 juin 2014, en commémoration du soixante-douzième anniversaire du D Day (Jour J), la France a émis une nouvelle pièce de deux euros en l’avers de laquelle ont été gravés les six vers des «Sanglots longs» ou le sacrilège a été réparé, le verbe «blessent» ayant retrouvé sa place.
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L’équivalent de septembre dans le calendrier syriaque, en usage dans les pays du Levant, est ayloul. Là aussi sautons par-dessus les mauvais souvenirs. Il s’agit notamment de «Ayloul al-asswad» (Septembre noir), en référence à l’organisation palestinienne éponyme, née suite à la déplorable guerre civile qui a opposé l’armée jordanienne aux forces de l’OLP, du 16 au 27 septembre 1970. Dans le domaine arabe, ce mois particulier fait l’objet de plus d’un dicton. Connu pour être pluvieux en ses derniers jours, «Ayloul dhaylouhou mabloul» (Septembre a la traîne trempée) dit le proverbe. L’adage français croise l’arabe : «Septembre humide, pas de tonneau vide».
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Du côté de chez nous, cette période de l’année n’a pas manqué d’inspirer les poètes. Et, en regard de la douce mélancolie française, deux quatrains en vers libres de la poétesse et romancière algérienne Ahlam Mosteghanemi m’ont interpellé:
في كل الفصول ما انتظرتُ سوى الخريف
خُنتُ كل الفصول معه،
لأنني أشْبِهُهُ أو لأنّ
" لا يُشْبهني إلاّ الخريف " حسبَ قولِ نزار
.لعلّها حالةٌ شعريّة
ثمّةَ ركْنٌ داخليّ لا يتوقفُ فيه المطر
حتى وأنا في ثيابي الصيفيّة،
أفتحُ مظلّةَ الكلمات، لأحتميَ منه
De toutes les saisons, je n’attendais que l’automne
Avec lui, j’ai trompé toutes les saisons,
Vu que je lui ressemble ou parce que,
Aux dires de Nizar: «nul, hormis l’automne, n’est à ma semblance.»
Serait-ce un état poétique
Il y a en moi un coin où il pleut sans cesse.
Même sous mes habits d’été,
J’ouvre le parapluie des mots et m’y réfugie.
Abdelaziz Kacem
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