News - 08.09.2023

Gilles Kepel: Prophète en son pays

Gilles Kepel: Prophète en son pays

Solde de tout compte ? Gilles Kepel ne s’en prive pas. Dans un nouveau livre intitulé « Prophète en son pays » (Éditions de l’Observatoire), il retrace son parcours du spécialiste qu’il est devenu à la fois des banlieues parisiennes et des mouvements islamistes, mais aussi de la congruence avec la montée de la droite. En déplorant le manque d’attention manifesté de nombreux décisionnaires en France. Kepel aura été visionnaire. Dès 1980, il avait signalé la montée en puissance des Frères musulmans, puis de l’islam politique et du jihadisme, ainsi que de l’impact profond de cette déferlante sur la France, particulièrement les banlieues parisiennes. Aura-t-il été bien écouté ? Ses analyses fondées sur des observations sur le terrain et une lecture dans le texte en langue arabe (ce qui est rare) de nombreux documents de première main sont suffisamment étayées pour éclairer les décisionnaires et leur permettre de prendre à temps les décisions appropriées.

Après quatre décennies d’investigations sur le terrain et d’enseignement et au bout de 18 ouvrages devenus de référence, Gilles Kepel, politologue et professeur des universités, marque une halte. Tout en reconstituant l’émergence de ces mouvements, il passe en revue dans une analyse synthétique le grand tourbillon des dernières années.

Son programme d’études de master «Moyen-Orient Méditerranée» n’était plus proposé à l’inscription, en 2023, sur le site de l’École normale supérieure. Il y a vu une interdiction d’enseigner. Plus encore, et surtout, un désintérêt cinglant. «Autant le sommet de l’État avait réussi à articuler en termes politiques une perception en temps réel des défis posés par l’offensive islamiste et ses mutations sanglantes en 2020, souligne-t-il, autant les institutions pâtissaient de décennies de déshérence, dans le domaine auquel j’avais consacré ma vie de professeur.»

Le mandarinat universitaire, la bien-pensance parisienne et la médiocrité régnante en prennent pour leur grade. Ce qui se passe dans les pays arabes et islamiques retentit fortement en France particulièrement, qui compte une population nombreuse de migrants musulmans, proie facile à l’endoctrinement religieux. Ces nouvelles générations, concentrées dans les banlieues, sont à la recherche de leur identité. Elles deviennent une cible de choix pour un enrôlement islamique extrémiste. Le lien est établi, sans que les autorités y prêtent attention.

Une immersion dans le monde arabe

Tout commencera pour Gilles Kepel par une série de voyages personnels en Égypte dans les années 1970, avant qu’il ne décide de s’y installer en septembre 1980 pour préparer une thèse. «L’observation des phénomènes paradoxaux du monde musulman me servirait de boussole pour interpréter au fur et à mesure le chambardement autour de la Méditerranée», écrira-t-il. Kepel sera bien servi. L’assassinat de Sadate, le 6 octobre 1981, sonnera la montée en puissance de ce qui deviendra un jihadisme sanglant et déferlant. Kepel était aux premières loges, pour avoir interviewé en 1979 Omar Tlemçani, le guide des Frères musulmans, séjourné à Assiout, nid des islamistes radicaux, lu dans le texte en arabe les différents écrits et échangé avec de nombreux interlocuteurs. Sa première vision est prémonitoire : il s’agit d’une lame de fond très forte, qui secouera non seulement les pays arabes et islamiques, mais aussi l’Europe, notamment la France et bien d’autres régions.

L’alerte lancée à l’époque par Gilles Kepel avait-elle bénéficié de toute l’attention des autorités françaises ? Le Quai d’Orsay n’était pas fourni en nombre suffisants d’arabisants pour lire dans le texte ce qui est produit par les islamistes, et les universités françaises ne consacraient pas d’études et de recherches au monde arabe et à son évolution. Ce manque de spécialistes et d’attention, déploré par Kepel, sera l’origine de grandes erreurs de perception et de retards préjudiciables à la prise de bonnes décisions.

Des banlieues en ébullition

Deuxième vision prémonitoire de Gilles Kepel, l’installation de mouvements islamistes en France, exerçant une influence croissante sur les immigrés musulmans et surtout leurs enfants. Soutenu par des pays du Golfe, finançant la construction de mosquées, l’affectation d’imams et différentes actions, cet «Islam en France» gagnera en puissance et se labellisera en «Islam de France». Tout finira par se compliquer avec l’émergence des mouvements jihadistes, la création de l’Etat islamique et la multiplication des attentats terroristes, notamment ceux qui ensanglanteront la France à plusieurs reprises.

Reconstituer une évolution significative

Tout l’intérêt de ce nouveau livre de Gilles Kepel est précisément d’analyser, avec le recul qui lui est désormais offert, tout ce qui s’est passé depuis 1980. Qu’il s’agisse de son premier livre, issu de sa thèse de doctorat «Le Prophète et le Pharaon» (1984), ou «Les banlieues de l’Islam» (1987), «La revanche de Dieu» (1991), ou «Jihad» 1994, mais aussi «Fitna», (2004), «Passion arabe» (2013), «Passion française» (2014), «Terreur sur l’Hexagone» (2015), «La fracture» (2016), et «Sortir du chaos» (2021), il a été aussi bien un fin analyste et un visionnaire.

La force de Gilles Kepel, outre sa maîtrise de la langue arabe et sa solide formation, est d’accéder à des sources de première main, parmi les principaux dirigeants dans de nombreux pays, de différentes régions. Officiels, comme leaders de mouvements islamistes, le reçoivent longuement et lui livrent leur pensée. Ces entretiens, enrichis par des enquêtes sur le terrain et une documentation sans cesse enrichie et mise à jour, constitueront des matériaux utiles à ses analyses, rapports et livres.

Contre vents et marées

Le grand regret de Gilles Kepel, c’est que les hautes autorités en France qui le consultent et lui commandent souvent des rapports n’y donneront pas la suite nécessaire. Son dépit est grand de voir certains qui s’érigent en experts (il mentionne plusieurs noms dont celui de Jean-Pierre Filiu, Olivier Roy…) occuper l’espace médiatique. Kepel pointera du doigt aussi la bien-pensance parisienne qui l’avait écarté de France Inter, et renoncé à la publication d’une longue interview sollicitée par Le Monde, et autres hostilités. Quant à sa carrière d’enseignant universitaire (Science Po et Normale Sup) et de chercheur (Cnrs), il la mènera contre vents et marées.

Sans jamais lâcher prise, Gilles Kepel continuera à travailler sur ces thématiques et produire des analyses très attendues.

Prophète en son pays
de Gilles Kepel
Éditions de l’Observatoire, Septembre 2023

Bonnes feuilles

(…) Pendant ce temps, le jihadisme mutait. En mars  2019, le dernier réduit des combattants de Daesh, dont de nombreux Français, fut détruit à Baghouz, dans l’est de la Syrie, aux confins de l’Irak, à la suite des bombardements occidentaux et de l’action des Kurdes au sol. Le « califat » n’existait plus, et sa capacité de projection en Europe pour y semer la terreur, grâce aux réseaux sociaux qui composaient un «rhizome» – au sens deleuzien – transnational, disparut. Les frères Clain, qui avaient revendiqué les attentats du 13 novembre 2015, lisant le communiqué en l’accompagnant de chants sacrés (anachid) y finirent taillés en pièces par des drones tueurs. Ces revers mirent fin au nizam, le système réticulaire pensé par Abou Moussab al-Souri, et à la daoula, à l’État islamique, voulu par son paronyme Abou Moussab al-Zarqawi, dont la combinaison déclencha le cataclysme sanglant de la seconde moitié de la décennie 2010. On arrivait au terme du grand cycle de la dialectique hégélienne du jihad, initiée en 1980 en Afghanistan, à travers ses trois moments consécutifs : l’affirmation –  jusqu’en 1997, avec la focalisation du combat sur l’ «ennemi proche»; la négation  – Al-Qaïda le recentrant contre l’«ennemi lointain»; le dépassement –  Daesh le redéployant entre le Shâm et les «banlieues de l’islam».

Ces quatre décennies, qui correspondaient peu ou prou à la durée concomitante de mon travail d’universitaire consacré presque entièrement à l’analyse, sans cesse remise sur le métier, du déploiement de ce vaste processus politico-religieux dans ses dimensions internationales comme françaises, touchaient à leur terme. Un nouveau cycle lui succéderait, dont les quelques mois en activité qui me restaient avant d’achever ma carrière ne me permettraient, au mieux, que d’anticiper les balbutiements. En tout état de cause, la capacité de mutation des dynamiques jihadistes, qu’avaient amplement démontrée les développements du dernier demi-siècle, serait à l’œuvre. Et surtout, pour la première fois, l’analyse du phénomène était quasiment en phase avec ses développements–  quand, dans le passé, elle accusait un fort retard: l’avait bien montrée la qualification de «loups solitaires» que les ignorants, contrôlant tant les budgets européens de recherche que le renseignement français, avaient utilisé en 2012 pour interpréter les tueries perpétrées par Mohamed Merah.

***

Les trois âges de l’Islam en France

Le premier âge correspondait ainsi à l’«islam des darons», des origines à 1989, le deuxième à celui «des Frères et des blédards», et le troisième – dont les émeutes de 2005 ont révélé à la fois le potentiel et les dynamiques contradictoires, expression d’une citoyenneté inaccomplie – à l’«islam des jeunes».

Élaborée en 2012 quand paraît Quatre-vingt-treize, cette scansion chronologique ouverte sera prolongée durant la décennie suivante par le basculement dans le jihad armé inspiré par Daesh de la partie la plus extrémiste de cette jeunesse, et de l’engagement d’un grand nombre de descendants de l’immigration musulmane dans les combats politiques légitimes de tous ordres de la société française – comme on l’observera plus avant. Le terme «daron» –  qui signifie «père» dans le parler contemporain des banlieues de l’islam (le féminin en étant «daronne», ou mère)– est un vieux vocable de l’argot français, dont on trouve déjà des occurrences dans Les Misérables, de Victor Hugo.

(…) La sédentarisation aléatoire de ces populations, accompagnée du regroupement familial, voit arriver en masse femmes et enfants. Les premières mosquées apparaissent dans les foyers, les usines et les HLM, bénies par les autorités françaises avec l’objectif de favoriser la paix sociale dans un contexte de crise économique. Ensuite, la révolution iranienne de 1979 change la donne en associant cette religion à l’image hostile de Khomeyni, brouillant la perception des grandes grèves de 1982 où des ouvriers musulmans prient dans les usines occupées, tandis que patronat et syndicats se disputent l’allégeance des imams ouvriers.

(…) Ce premier «âge des darons» s’achève en 1989, sous l’effet de bouleversements planétaires comme nationaux. Victoire du jihad en Afghanistan avec le retrait soviétique le 15  février, précédée de la fatwa contre Rushdie la veille, suivie de l’effondrement de l’Urss le 6  novembre avec la chute du mur de Berlin, sont éclipsés dans l’Hexagone par l’affaire du «voile islamique» porté par trois collégiennes de Creil, et exclues de leur établissement.

(…) L’âge des Frères s’ouvre le 6  novembre 1989, lorsque Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur de François Mitterrand, réélu en mai 1988, inaugure, pour rompre avec la gestion algérienne de la Mosquée de Paris –  coupable d’avoir manifesté son inclination pour le candidat Chirac  –, un «Conseil de réflexion sur l’islam en France» (Corif). Ce fut la première des instances successives aux intitulés divers qui eurent vocation jusqu’à nos jours à encadrer le culte musulman dans le cadre de l’État français laïque – avec des résultats mitigés. Le Corif est créé dans le contexte de l’affaire de Creil, stade inaugural de la stratégie des Frères musulmans de l’Uoif, tout juste renommés «de France», et qui testent là leur qualification de l’Hexagone comme partie du dar al islam. Selon ces derniers, les citoyens français musulmans sont fondés à respecter les injonctions de la chari‘a –  alors que l’instance voulue par l’État, le Corif, conserve la particule «en  Franc». Cette controverse de Creil et les multiples autres de même initiative qui lui succéderont pendant quinze ans suscitent une irritation permanente qui divise l’opinion et la classe politique, et perturbe la vie des établissements scolaires, dont les chefs passent leur temps à monter des dossiers juridiques pour les tribunaux administratifs et le Conseil d’État, au lieu de pouvoir se concentrer sur leur vocation pédagogique. Les Frères, ayant ainsi conquis une position «papale» dans le champ religieux musulman, du fait de leur capacité de nuisance et des atermoiements gouvernementaux, ont fait de leur rassemblement annuel du Bourget un tel élément du rapport de force en leur faveur avec l’État que M. Sarkozy, ministre de l’Intérieur, s’y rend «en ami» en 2003 (non sans s’y faire huer).

Privilégiés par celui-ci face aux États d’origine dont l’ingérence est refusée par la Place Beauvau, l’immense majorité des cadres de l’Uoif n’en reste pas moins des «blédards», comme on nomme familièrement dans le monde maghrébin de France ceux qui ont été élevés outre-Méditerranée : ils n’ont pas d’ancrage social dans les quartiers populaires de l’Hexagone, ignorent le langage vernaculaire des banlieues.

(…) L’ère des «Frères et des blédards» s’achève alors: les descendants des Maghrébins des banlieues populaires, que le verlan s’approprie comme «reubeus» pour souligner leur inculturation française depuis la naissance, mais qui adopteront l’appellation métonymique à vocation plus universelle de «jeunes», exprimeront désormais dans l’espace public les aspirations de la troisième génération. Celles-ci ne procèdent pas par génération spontanée, mais font suite à des mobilisations préalables d’enfants d’immigrés se réclamant d’un mélange de slogans exprimés dans le vocabulaire de la gauche ou l’extrême gauche d’une part, et de l’autre d’une identité islamique articulée à la citoyenneté française, et non plus au pays d’origine. La «marche des Beurs» de 1983, ultérieurement fondus dans les «potes»  de «SOS Racisme» afin de mobiliser ceux-ci pour la réélection de François Mitterrand lors du scrutin de mai  1988 face à la droite accusée de pactiser avec le Front national, a laissé de nombreux orphelins. Le bilan fait par les ex-«Beurs» (l’appellation tenue pour condescendante fera l’objet d’un rejet radical, et le verlan originel de «rebeus», plus assertif, lui sera substitué) de leur association avec les «feujs» qui dirigent SOS évoque le jugement sévère qu’avaient porté les Noirs américains sur leur cause commune avec les juifs dans les mouvements pour les droits civiques des années 1960. Dans l’un et l’autre cas, le sentiment d’avoir été instrumentalisés puis oubliés prévaut.
 

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