Tunisie: La réduction de la pauvreté, une urgence
Par Riadh Zghal - Il est évident que ni l’aide internationale ni l’endettement n’ont réussi, ni ne réussiront à arrêter la propagation de la pauvreté dans notre pays parmi ceux dits du Tiers Monde. Les chiffres publiés par un rapport de la Banque mondiale sont alarmants. Oy lit:
«Le Covid a plongé plus de 70 millions de personnes dans l’extrême pauvreté.»
«Cela signifie que 719 millions de personnes vivaient avec moins de 2,15 dollars par jour à la fin de 2020.»
«D'ici à 2030, près de 600 millions de personnes devront vivre avec moins de 2,15 dollars par jour»
«L'Afrique subsaharienne abrite aujourd'hui 60 % des individus en situation d'extrême pauvreté dans le monde, soit 389 millions de personnes. Elle possède le taux de pauvreté le plus élevé du monde, à environ 35 %.»(1)
Les statistiques publiées par l'INS sur la base de l'enquête de la consommation de 2015 et le recensement général de la population de 2014 révèlent que sur 24 gouvernorats du pays, seulement 7 enregistrent un taux de pauvreté inférieur à 10%. Par contre, 6 présentent un taux de 20-29% et deux autres un taux de pauvreté supérieur à 30%. Cela signifie que plus ou moins du tiers de la population de ces deux gouvernorats vit dans la pauvreté ! Mais qu’en est-il aujourd’hui avec le taux d'inflation croissant, la pénurie des produits de base, la sécheresse, l’émigration clandestine et la fuite des compétences, le recul de l’investissement public, privé et étranger et in fine un taux de croissance économique très faible, voire négatif d’un trimestre à l’autre ? Comment les pauvres qui se répartissent sur l’ensemble du territoire font-ils pour satisfaire leurs besoins de base ? Quel sera l’impact à long terme de l’abandon scolaire et des soins médicaux, faute de moyens ? Combien d’années faut-il attendre pour sortir le pays du naufrage auquel il semble se diriger?
Voilà maintenant 12 ans que l’on discute politique, qu’on organise des élections à répétition au point où de moins en moins de citoyens se mobilisent pour y participer, que les quelques acquis de la démocratie tant souhaitée sont attaqués. La menace d’un retour à l’autocratie reste entière si l’on compare ce qui marque cette période dans notre pays à l’histoire des transitions démocratiques dans le monde.
Les effets néfastes du cours qu’ont pris les choses sont multiples. Il y a certes l’économique qui pourrait être corrigé à court et moyen terme si le pouvoir adoptait la bonne stratégie et les bonnes décisions permettant de relancer la dynamique de création de richesse. Mais il sera bien plus difficile de changer les attitudes sociales qui se sont ancrées dans l’esprit du plus grand nombre.
Parmi ces attitudes, celle que l’on a gagnée au prix d’une révolte réside dans l’attrait de la démocratie et des libertés. On constate aujourd’hui, malheureusement, une désaffection de la démocratie dont on avait fait miroiter les bienfaits pour tous. Parallèlement à cette désaffection et au paysage politique trouble, les valeurs qui forment le liant social sont ébranlées. En témoignent la dégradation de bien d’espaces publics et l’accroissement des statistiques de l’émigration et de la délinquance. L’enquête nationale sur l’émigration internationale réalisée en 2020-2021 par l’INS(2) révèle qu’un individu sur cinq de la population non migrante âgée de 15 ans et plus déclare son intention d’émigrer. Ce taux atteint 25,6% chez les hommes, 14,7% chez les femmes et, plus grave encore, 39,5% chez les jeunes de 15 à 29 ans. Depuis, la situation semble évoluer dans la même direction en attendant des enquêtes plus récentes pour en apprécier la gravité.
Si l’on admet que l’essence de la politique, c’est le service de l’intérêt général, le moment est venu de regarder en face la misère d’une proportion grandissante des citoyens qui vivent aussi bien dans les gouvernorats les mieux nantis que dans ceux les plus démunis. Alors, empêcher l’expansion de la pauvreté et améliorer les conditions de vie de ceux qui souffrent le plus de la misère devient une priorité pour le politique. Cela revient à mettre en berne la soif de pouvoir mue par une idéologie ou une avidité de domination et de gain, et mobiliser sans plus attendre toutes les énergies pour sortir de crises qui deviennent endémiques.
Quand la crise multidimensionnelle touche le politique, l’économique et le social, qu’elle se traduit entre autres par la chute de la croissance, le désinvestissement, la crise de citoyenneté et la corruption, on ne peut la résoudre ni par des réformes de la constitution ni par des élections à répétition de plus en plus boudées par les citoyens, ni par le pouvoir personnel. Il s’agit de problèmes complexes qui nécessitent la mobilisation de compétences pluridisciplinaires, de l’expérience et le débat à plusieurs niveaux. C’est la condition d’assurer les chances de parvenir aux bonnes décisions, celles qui permettent d’aboutir aux résultats recherchés et au moindre coût social.
Quand il s’agit de crise endémique socioéconomique comme c’est le cas de la corruption, le problème devient sociétal et son traitement ne peut venir ni du sommet de la pyramide ni de sa base mais des deux. Si l’Etat ne cherche pas à utiliser le slogan de la lutte contre la corruption comme carte politique, ce qui est souvent le cas, il devra se doter de stratégie et de méthode. Il devra veiller à la transparence de la gouvernance de ses différentes institutions et abroger les lois scélérates qui alimentent le phénomène de la corruption. De même, il devra associer à son action la société civile moyennant un système d’information et de communication bien pensé en plus d’une éducation appropriée. La contribution de la société civile réside aussi bien dans le contrôle de la transparence et de l’intégrité de la gouvernance que dans l’innovation de tactiques adaptées aux contextes particuliers. C’est ce qui est démontré à travers l’analyse de l’action initiée par la société civile dans cinq pays(3) où la corruption est «enracinée et omniprésente, alors que le public est résigné, indifférent et craint souvent d'exprimer son mécontentement à l'égard de la corruption.»(4)
La corruption et la pauvreté ne sont pas seulement une affaire nationale, elles sont aussi soutenues par un système géopolitique. C’est ce que montre Frank Vogl dans son livre «The Enablers»(5) ou les facilitateurs complices. L’auteur appelle à un changement de paradigme des bailleurs de fonds aux pays du Tiers Monde, principalement la Banque mondiale et le Fonds monétaire international.
Il appelle aussi à l’implication de la société civile dans le processus de réduction de la pauvreté plombé par le détournement de l’argent disponible. Le FMI et la Banque mondiale, censés venir au secours des pays en difficulté financière, devraient, selon lui, adopter une nouvelle approche moins financière et plus humanitaire empêchant le surendettement et sa spirale interminable. Il considère également que la transparence dans la gestion des ressources disponibles ne peut être assurée sans la contribution de la société civile et des journalistes d'investigation qui devraient bénéficier du soutien de ces bailleurs de fonds. Cela va de l’intérêt des bailleurs de fonds, à savoir le remboursement de la dette, ce qui ne peut se faire sans création de richesse et sans un véritable développement aussi bien économique que politique, équitable et par conséquent durable.
«Ce qu’il faut, c’est une nouvelle approche humanitaire du surendettement qui place la croissance économique durable et la transparence au premier plan. L’époque où les programmes d’austérité du FMI étaient négociés à huis clos entre les bureaucrates internationaux et les principaux assistants des régimes kleptocrates doit prendre fin.»(6)
Riadh Zghal
(1)https://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2022/10/05/
(2) http://www.migration.nat.tn/fr/tunisia-hims/actualites-tunisia-hims/la-migration-internationale-en-chiffres
(3) Bosnie-Herzégovine, Egypte, Kenya, Mexique, Turquie
(4) Shaazka Beyerle (2014), Curtailing Corruption: People Power for Accountability and Justice, Lynne Rienner Publishers,
(5) Frank Vogl The Enablers- How the West Supports Kleptocrats and Corruption-Endangering Our Democracy, Rowman & Littlefield Publishers, 2021
(6) Frank Vogl, « La pauvreté absolue augmente dans un contexte de surendettement et de corruption » Other News, 8 août 2023
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