Ammar Mahjoubi: L’origine mythique des Berbères et de leur grande migration
Parmi les sources qui documentent l’histoire des Berbères, les récits mythiques de leur origine et de leur grande migration sont d’un apport appréciable, malgré les difficultés de leur interprétation. Evoquée par Augustin au IVe siècle, selon lequel des paysans libyens prétendent qu’ils sont Cananéens, cette première version de leur origine proche-orientale est aussi rapportée par Ibn Khaldoun et Ibn Abd-el-Barr, qui font descendre les Arabes de «Sem» et les Berbères de «Chem». Une autre version, peut-être la plus répandue, a été avancée par Ibn-Abd-el-Hakam et Ibn Khurdâdhbah; le premier était un savant égyptien, qui vivait dans la deuxième moitié du IXe siècle (de 798 ou 799 à 871).
Il avait raconté la conquête du Maghreb et de l’Espagne par les Arabes, en faisant précéder son récit d’une brève présentation des Berbères.
«Les Berbères [écrit-il] étaient en Palestine. Leur roi Goliath ayant été mis à mort par David, Dieu l’a sauvé. Les Berbères sortirent en direction du Maghreb jusqu’à ce qu’ils parvinssent en Libye et en Marâgiya [Marmarique], deux provinces de l’Egypte, qui ne sont pas arrosées par le Nil, et se contentent de l’eau du ciel. Là, ils se séparèrent. Les Zanâta et les Maghîla poursuivirent leur route vers le Maghreb et s’installèrent dans les montagnes. Les Lawâta poursuivirent leur route et habitèrent le pays d’Antâbulus [le Pentapole], c’est-à-dire Barka. Ils se séparèrent et se dispersèrent dans ce Maghreb, jusqu’à ce qu’ils atteignirent le Sous. Les Hanwwâra s’établirent dans la ville de Lebda [Lepcis Magna] et les Nafûsa s’établirent dans la ville de Sabratha. Les Rûm qui s’y trouvaient l’évacuèrent pour cette raison. Les Afârîk, qui étaient les serviteurs des Rûm, demeurèrent à condition de payer une contribution qu’ils versaient à ceux qui dominaient leur pays.»
Pour l’étude des récits mythiques, la recherche historique a montré la nécessité d’analyser la structure du mythe, avec l’examen de sa fonction. Ibn Abd-el-Hakam était un compilateur de traditions orales ou écrites sur les débuts de l’Islam ; il utilisait des «rawi» de récits traditionnels de valeur inégale, sans même contester les relations les plus invraisemblables. Il prétend dans ce texte que les Lawâta (les Laguatan des textes anciens), arrivés en Palestine avec les autres Berbères, s’établirent en Cyrénaïque, puis repartirent et finirent par atteindre le Sous marocain. Et après avoir évoqué l’installation de deux tribus en Tripolitaine, le texte conclut sur le destin des Rûm et des Afarîk dans cette région. Manifestement, tout ce récit est incohérent. Dans une perspective chronologique incertaine, d'obédience biblico-coranique, deux peuples berbères s’établissent à Lepcis Magna et à Sabratha, ce qui provoque la fuite des Rûm, c’est-à-dire les soldats et les fonctionnaires byzantins qui gouvernaient le pays, tandis que les Afarîk – les Africains romanisés des cités antiques – deviennent les tributaires des Berbères. En restant dans le processus chronologique du récit, force est donc de comprendre que les Byzantins et les Romains habitaient la Tripolitaine avant les Berbères. Propos certes absurde à nos yeux, mais peut-être pas pour un auteur égyptien de la fin du IXe siècle, pour lequel l’histoire de l’époque antique baignait dans un passé nébuleux.Battre le rappel des procédés par lesquels les sources arabes avaient été rédigées s’avère donc nécessaire, avant d’entreprendre leur interprétation; car les historiens de cette époque rassemblaient des traditions disparates en les raccourcissant et en les intégrant dans le récit, parfois sans logique véritable. C’est ce que M. Talbi avait appelé «la méthode des ciseaux et du pot de colle» ; et c’est en se demandant si le savant égyptien avait maladroitement résumé une tradition détaillée et complexe, que Y. Modéran (Les Maures et l’Afrique romaine, IVe-VIIe siècle) a retrouvé une autre version du mythe issue visiblement de la même source que celle de Ibn Abd-el-Hakam, mais nettement plus complète. Il s’agit d’un passage de «Kitab al-Masâlikwal-mamâlik» (le Livre des voies et des provinces) d’Ibn Khurdâdhbah, un géographe persan, qui vécut dans les années 820-900. Son livre est probablement daté vers 846, précédant donc celui de l’Egyptien.
«Les Berbères [écrit-il], domiciliés d’abord en Palestine, obéissaient au roi Djâlût. Lorsque ce roi fut tué par David, ils émigrèrent vers l’Occident, et arrivés dans le pays de Lûbia et de Marâkia, ils se disséminèrent. Les tribus Zanâta, Magîla, Dharisa et Farsana (?) établirent leur résidence dans les montagnes. Les Lowâta s’arrêtèrent au pays de Barka, nommé par les Rûm Antâbolos, ce qui signifie «les cinq villes». Les Hawwara vinrent habiter Ayâs ou Tarâbolos, c’est-à-dire «les trois villes», pays qui appartenait aux Rûm. A la suite de cette invasion, les Rûm se réfugièrent en Sicile, qui est une île de la Méditerranée. Les Berbères se répandirent ensuite jusqu’au Sous el-Adna, derrière Tanger, à 250 milles de la ville de Kamounia, située sur l’emplacement actuel de Kairouan. Plus tard, les Afârik et les Rûm revinrent dans leurs anciennes possessions après avoir conclu la paix avec les Berbères. Ceux-ci, dédaignant le séjour des villes, se fixèrent dans les montagnes et au milieu des plaines sablonneuses. Les villes furent de nouveau occupées par les Rûm, qui continuèrent à y vivre jusqu’à l’époque musulmane.»
Par des détails précis, vérifiables et datables, la version d’Ibn Khurdâdhbah s’avère supérieure à celle d’Abd el-Hakam. La signification du toponyme Antâbolos (Pentapolis) ainsi que ceux de Ayâs (forme dérivée d’Oea, le nom antique de Tripoli) et de Kamounia (dérivé de Gamonia qui désignait à l’époque romaine la région de Kairouan) est explicitée ; ce qui dénote, chez ce géographe sans rapport avec le Maghreb, une grande fidélité vis-à-vis de ses sources. De même, sa version sur l’histoire des Rûm est plus cohérente. Certes, il écrit lui aussi qu’ils occupaient l’Afrique à l’arrivée des Berbères et qu’ils se sont enfuis devant eux, mais il ajoute aussitôt qu’ils sont vite revenus pour habiter les villes, laissant les montagnes et le désert aux Berbères. Il s’agit là, sans doute, d’une description qui répartit les populations découvertes au Maghreb par les Arabes à leur arrivée. Enfin, Ibn Khurdâdhbah évoque différemment les Lawâta, en précisant que la migration vers l’Ouest marocain ne les concernait pas, mais s’intéressait aux Berbères de façon générale, à la foule de ce peuple établi dans la totalité du pays ; ce qui explique clairement le genre du texte : il s’agit d’un récit inscrit dans les temps bibliques, et dont la fonction est d’expliquer le peuplement du Maghreb au moment de la conquête arabe ; tout en écartant l’hypothèse de ce grand mouvement des Lawâta, prétendument installés en Cyrénaïque avant de partir en masse vers l’Ouest.
La supériorité du texte d’Ibn Khurdâdhbah est d’ailleurs reconnue par tous les auteurs arabes. Parmi eux, Al-Mas’ûdi, dans la première moitié du Xe siècle, a donné la version la plus complète du mythe dans ses «Murudj al-dhahab» (les prairies d’or). Le mouvement vers l’Ouest, clairement placé dans les temps bibliques, y est attribué à l’ensemble des Berbères, dont il s’agit d’expliquer la présence dans toute l’Afrique du Nord ; et il n’est nullement question d’une migration particulière des Lawâta. Au total, l’inventaire des textes arabes consacrés à l’origine des Berbères et à leur migration montre, définitivement, que le récit d’Ibn Abd-el-Hakam est un résumé maladroit d’une tradition, qui était alors répandue au Proche Orient ; et il confirme également que la légende d’une migration berbère est toujours rapportée à l’ensemble de ce peuple, comme elle est assidûment située à l’époque lointaine, nettement antérieure à l’Antiquité tardive et au moment de la conquête arabe.
Modeste est donc, pour l’historien de cette période, l’importance des textes arabes, lorsqu’ils consacrent plusieurs passages aux récits légendaires sur l’origine des Berbères. Par contre, leur intérêt est assuré lorsqu’ils révèlent les noms de tribus, associés à des noms de lieux. Données ethnographiques qui remontent donc à la deuxième moitié du VIIIe siècle. Sur une trame légendaire située dans les temps biblico-coraniques, à l’époque de Cham et de David, se sont greffées des données très importantes, enregistrées au moment de la conquête, qui permettent de dresser une véritable carte des groupements tribaux à l’extrême fin de l’Antiquité. Carte qui montre qu’à la fin du VIIe siècle, les Lawâta se trouvaient en Cyrénaïque ou en Tripolitaine, selon les auteurs, soit là où le texte ancien de Synésios de Cyrène situait les Ausourianoi et le texte de Corippus fixait les Laguatan. Tandis que toutes les chroniques arabes de la conquête du Maghreb, dans les années 642-705, n’évoquent les Lawâta que dans la seule province de Barka, c’est-à-dire en Cyrénaïque. «La théorie des migrations néo-berbères dans l’Antiquité tardive a toutes les chances d’être un des plus beaux mythes historiographiques forgé par l’érudition française en Afrique du Nord », conclut Y. Modéran, alors que J. Berque, cinglant, ajoute, à propos de la portée générale du livre d’E. F. Gautier (Le passé de l’Afrique du Nord. Les siècles obscurs, Paris, 1942) : «Il dota autour des années 1930 la science nord-africaine d’une superbe mythologie» (Cent vingt-cinq ans de sociologie maghrébine dans Annales E. S. C., 1956, 3, p. 308).
Ammar Mahjoubi
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