Mohamed Mouldi El Kefi: En mémoire du martyre Socrate Cherni
Le départ
La pendule posée au sommet de la bibliothèque en ébène sur laquelle des dizaines de livres trônaient, marquait dix heures du matin. La mère tournait en rond, elle hésitait à réveiller son fils. Le père feuilletait Les Dialogues de Platon qu’il a lu plus d’une fois et qui peut être considéré comme un hommage posthume au père de la maïeutique. Il ne regrette pas d’avoir donné à son enfant le nom du grand philosophe grec.
La porte de la chambre à coucher s’ouvrit et Socrate apparut au moment où la vieille femme se dirigeait à contre cœur pour voir s’il dormait encore. Elle savait que la voiture-louage qui devait le ramener vers son lieu de travail à Sidi Bouzid s’arrêterait devant leur maison dans moins d’une heure et elle tenait à ce qu’il prenne un bon petit-déjeuner avant de partir. Avec un large sourire et une infinie tendresse, il prit sa mère dans ses bras, la souleva du sol et lui embrassa le front. C’était le moment qu’elle redoutait le plus : son départ.
L’arome du café posé sur la table basse titilla ses narines. Il en avala une gorgée et reconnut le goût de fleur d’oranger qui donnait une saveur corsée au breuvage et dont seule sa mère connaît le secret. Il reposa la tasse en fredonnant le fameux air de Marcel Khalifa chantant le pain et le café de toutes les mamans. Il embrassa la sienne ainsi que son père et sa sœur Chirine, prit sa valise et se dirigea vers la sortie.
Le conducteur était debout à côté de sa bagnole, en train de griller une cigarette. Quatre passagers se trouvaient déjà dans le véhicule. Socrate prit place dans le siège avant et ouvrit la fenêtre pour saluer ses parents. Il vit sa mère vider un verre d’eau derrière eux. Superstition d’un autre âge, se dit-il en souriant, mais ce geste qu’elle a toujours effectué quand il partait en voyage depuis qu’il était étudiant à l’Académie militaire faisait partie d’un rituel auquel il s’était habitué et qu’il affectionnait tout particulièrement.
La voiture s’ébranla. Le jeune homme lorgna du côté du rétroviseur droit dans lequel s’encadraient les silhouettes frêles des trois personnes qui lui sont les plus chères au monde, en plus de sa sœur Majdouline qui se trouve à Tunis. Derrière elles s’étendait la ville du Kef surplombée par les remparts majestueux de la Kasbah. C’est cette bâtisse légendaire érigée par les Turcs au XVIIe siècle sur les ruines d’une vieille citadelle datant de l’ère protohistorique des anciens berbères, qui lui avait donné la vocation depuis son jeune âge d’embrasser la carrière militaire. Et c’est ainsi qu’au bout de six années de brillantes études supérieures, il deviendra officier de la Garde nationale. Etait-ce un choix conscient et délibéré de sa part de devenir gendarme, ou était-il tout simplement prédestiné pour ce métier ? On ne devient pas, on naît pour être ce qu’on est.
La vieille Peugeot roulait à vive allure sur la route goudronnée. A l’instar de la plupart de ses congénères, le chauffeur voulait réaliser le minimum de temps afin de faire le maximum de voyages. Socrate commençait à somnoler en humant à pleins poumons la brise légère qui caressait son visage, surtout qu’il avait mal dormi la veille. Les yeux mi-clos, il contemplait le paysage qui s’étendait à perte de vue. Des collines ressemblant à des guérets dominaient la route asphaltée, des javelles d’orge et de blé abandonnées par les moissonneurs depuis l’été jonchaient encore les sillons, des figuiers de Barbarie et des azeroliers entouraient les quelques fermes aux toits de tuiles rouges –vestiges délabrés de la colonisation– et de chaume.
Il avait toujours un pincement au cœur chaque fois qu’il laissait derrière lui sa famille. Il se délecte encore du succulent couscous à l’agneau préparé avec amour par sa mère. La longue discussion qu’il avait eue avec son père jusque tard dans la nuit lui revient à l’esprit.
Depuis la Révolution du 17 décembre -14 janvier, la politique était devenue le sujet de prédilection des Tunisiens. Ils en ont été privés pendant des décennies et maintenant ils en sont gavés. Jeunes et vieux, hommes et femmes, intellectuels et illettrés, tout un chacun y met du sien. Dans chaque foyer, en regardant la télé, en écoutant la radio ou en lisant les journaux, on dissèque et on commente l’actualité.
Comme la quasi-totalité de ses concitoyens, Mouldi Cherni avait applaudi la chute de l’ancien régime qui devait annoncer l’aube d’une nouvelle ère de démocratie, de liberté, de justice entre les individus et les régions (lui qui appartient à une zone d’ombre longtemps négligée par tous les gouvernements qui s’étaient succédé depuis l’indépendance). Le népotisme avait gangréné la société et la révolte grondait. Une étincelle et le pays s’embrasait. Ce fut une torche humaine ayant pour nom Mohamed Bouazizi.
Fervent admirateur du leader Habib Bourguiba, à qui il voue un immense respect, il lui en veut néanmoins d’avoir marginalisé les régions intérieures du pays, de s’être accroché au pouvoir jusqu’à sa disgrâce et de n’avoir pas su – ou voulu – semer les graines d’une véritable démocratie. Avec de nombreux Tunisiens, il avait pleuré la mort du père de la nation et, aujourd’hui, il regrette son absence devant la situation déplorable dans laquelle se trouve le pays.
Malgré l’obligation de réserve de son fils qui lui parle rarement de son travail, il sait que la situation sécuritaire, du nord au sud du territoire national, est précaire. L’année avait commencé par le lâche assassinat d’un ténor de l’opposition, Chokri Belaïd, le 6 février 2013, suivi six mois plus tard par l’exécution ignoble de 11 balles de Haj Mohamed Brahmi, autre figure de proue de la scène politique et membre influent de l’Assemblée nationale constituante, et ce, le jour de la commémoration de la fête de la République, le 25 juillet.
L’année a été également jalonnée de nombreux attentats terroristes ayant coûté la vie à plusieurs martyrs aussi bien parmi les militaires que les forces de l’ordre, le dernier en date étant celui du 17 octobre survenu dans la région de Goubellat et qui hante les nuits de Socrate durant les quelques jours passés au Kef. Un guet-apens tendu par un groupe «jihadiste» salafiste a fait trois victimes, deux morts et un blessé grave, appartenant comme lui au corps de la Garde nationale.
Après avoir passé le week-end en famille, il a donc repris le chemin de Sidi Bouzid où l’attendait la patrouille avec laquelle il allait continuer de traquer les trafiquants qui leur avaient donné du fil à retordre depuis quelques mois. Avec ses compagnons d’armes, ils leur ont récemment porté un coup dur en arrêtant un certain nombre d’entre eux et en saisissant leurs marchandises, mais le boulot est loin d’être terminé. Ce n’est qu’un début, et il est encourageant. Pourvu qu’on leur laisse les coudées franches et qu’on ne leur mette pas des bâtons dans les roues, voire pire ! La connivence entre certains individus gravitant autour de personnalités haut placées et les barons du crime organisé est de notoriété publique.
La «basse mafia» sait qu’elle jouit d’une impunité certaine, protégée qu’elle est par la «haute mafia» en cols blancs et en robes noires (heureusement minoritaires au sein du système judiciaire). Sans oublier quelques médias atteints de «jaunisse» dont la sale besogne est de blanchir sans vergogne ces criminels tout en accusant des martyrs dont le sang n’avait pas encore séché d’être à la recherche de trésors cachés !
L’arrivée du fin limier Imed Hizi, spécialiste de la lutte contre le grand banditisme, surdoué en informatique et ennemi juré tant des terroristes que des contrebandiers, a été d’un apport inestimable à la jeune équipe des «incorruptibles».
Lorsque la vieille Peugeot se gara devant le poste de la G.N., Imed était debout à attendre son collègue, ami, complice et confident Socrate. Ils se sont confié tant de secrets que si l’un d’eux venait à les divulguer, leur vie serait en grave danger. Les informations les plus importantes, les plus sensibles et les plus compromettantes qu’ils avaient réussi à glaner ont été stockées dans des clés USB.
Macabres machinations
La puissante Hammer flambant neuve couleur de jais roulait lentement sur la route qui montait de La Marsa vers les hauteurs de Gammarth. Arrivé au niveau du rond-point surplombant la baie, le monstre d’acier, qui ressemble au juggernaut de la mythologie hindoue, vira vers la droite et s’arrêta net dans le parking non loin du restaurant «Le Grand Bleu».C’est un coin tranquille, peu fréquenté, idéal pour discuter, négocier et même comploter loin des oreilles indiscrètes. Le chauffeur qui semblait être le propriétaire de l’onéreux véhicule, vu la qualité de ses habits qui doivent eux aussi être hors de prix, arrêta le moteur et mit la radio à fond. On n’est jamais assez prudent. Au cas où quelqu’un chercherait à capter leur conversation, sa tâche ne serait pas aisée.
- El Kefi se fait de plus en plus entreprenant, lança-t-il à l’adresse du louche escroc à l’air cagot de faux dévot, jésuite et hypocrite assis à ses côtés sur le siège avant. En se lissant la longue barbe sel et poivre, ce dernier opina de la tête.
- Selon les informations que nous venons de recevoir, répliqua le barbu, il vient de saisir une autre cargaison destinée à nos frères retranchés dans les montagnes jouxtant la frontière avec l’Algérie. Il est devenu en effet un véritable danger pour nous et 22 doit être éliminé. L’arrivée de ce trouble-fête du sud du pays n’a fait que le revigorer.
- Avec mes associés, nous avons conçu un plan, mais nous avons besoin de votre aide afin de le mettre à exécution, enchaîna l’homme au cigare Cohiba et au costard Armani. Nous pensons que l’un de vos idéologues pourrait profiter des incidents de Goubellat de la semaine dernière pour attiser la colère des moutons de Panurge en leur demandant de venger la mort de leurs acolytes tombés suite aux opérations de représailles menées par l’armée et les forces de sécurité. Cette tactique de diversion a jusqu’à présent très bien marché.
- Nous avons de notre côté longuement réfléchi à la question et sommes parvenus à la même conclusion. Un indicateur qui renseigne la police de Sidi Bouzid est en fait un agent double qui travaille également pour nous. On peut l’utiliser pour tendre un piège aux gendarmes et se débarrasser une fois pour toutes de ces deux trouble-fêtes et ainsi envoyer un message à tous ceux qui cherchent à se mettre au travers de notre chemin.
- Etes-vous sûrs de cette crapule ? demanda M. Hummer à Barbe Grisonnante. Avec ce genre de sycophante, il faut faire attention, car s’il est capable d’être un agent double, il peut également jouer triple jeu. L’enjeu est de taille et on a intérêt à ce que l’opération soit un succès. La moindre erreur peut nous être fatale. Nous sommes prêts à mettre le paquet à cet effet. Il ne faut surtout pas lésiner sur les moyens. Notre totale coopération vous est acquise et nous sommes à votre entière disposition.
- Côté financement, le rassura B.G., tout baigne dans l’huile ; dollars, rials et euros coulent à flots, el hamdoullah (Dieu merci) et il porta la main à ses lèvres puis son front. Nous sommes quasiment certains de notre collabo ; la délation coule dans ses veines, elle est en fait dans ses gènes. Il l’a pour ainsi dire héritée de ses parents. Son grand-père n’hésitait pas à trahir les fellaghas pour une poignée de francs avant de se transformer au lendemain de l’indépendance et comme par magie en résistant de la première heure. Son père a continué dans la même voie sous le régime de Bourguiba en émargeant comme indic tant pour la police que le parti unique et lui-même en a fait autant durant la période de Ben Ali. Aujourd’hui, il s’est affublé d’une tache noire entre les yeux, lui qui ne sait même pas de quel côté se trouve La Mecque, et se présente désormais comme un nahdhaoui (islamiste) convaincu. Il est, comme la plupart des gens de son acabit, prêt à faire la girouette en retournant leur veste du moment qu’ils y trouvent leur intérêt. Et si demain, le vent tournait contre ses seigneurs d’aujourd’hui, notre fripouille n’hésiterait pas une seconde à les vendre à celui qui les aura dégommés. Pour ces charognards, tout le reste n’est que balivernes et histoires à dormir debout : honneur, patrie, nation ou drapeau.
- Comme pour nous d’ailleurs, commenta M. H. en ricanant d’un air arsouille et sinistre qui laissa entrevoir ses nombreuses dents en or massif. Un rictus hideux se forma sur son visage variolé, ou peut-être vérolé. On aurait dit un cratère lunaire.
Pourquoi y a-t-il souvent corrélation entre la laideur du faciès d’un individu et la noirceur de son âme ? La bonté et la beauté vont-elles toujours de pair ?
Le sort de Socrate Cherni et Imed Hizi fut ainsi scellé par deux tristes individus prêts à tout pour protéger leurs louches activités mafieuses même au prix du sang des innocents. Tant de celui des pauvres bougres – marionnettes endoctrinées – dont la plupart ne sont pas encore sortis de l’âge de l’insouciance et de l’innocence, voire de la puberté que celui de leurs victimes dont le seul tort est de chercher à leur corps défendant à mettre hors d’état de nuire ceux qui veulent porter atteinte aux intérêts supérieurs de la nation tant par des activités louches et interlopes que par des entourloupes visant à tordre le cou à la religion afin qu’elle serve leurs intérêts et leur soif insatiable et effrénée d’enrichissement.
Le carnage
Il était 13 heures quand le téléphone sonna. L’agent qui décrocha le combiné écouta pendant quelques instants la communication puis tendit l’appareil au Commandant de la G.N. Ce dernier s’assit, retira un calepin du tiroir de son bureau et nota une adresse. Il déchira un feuillet et le remit à Socrate qui se tenait debout en face du bureau.C’est l’endroit où sont planqués une dizaine à une douzaine de terroristes selon la source qui vient d’appeler. Tu prends avec toi cinq gendarmes et vous allez les déloger. Essayez de les prendre par surprise et si possible vivants ; leurs aveux pourraient servir à remonter jusqu’aux assassins de Belaïd et Brahmi et surtout aux cerveaux de cette nébuleuse – commanditaires et financiers– qui a gangréné le pays ces deux dernières années. On pourra même démanteler la filière qui approvisionne les «jihadistes» retranchés dans les cavernes du mont Chaâmbi.
Socrate mit le bout de papier dans sa poche et, suivi de Imed et de quatre gendarmes, ils se ruèrent vers les jeeps stationnées devant le poste. Dans leur précipitation, aucun d’entre eux ne songea à emporter un gilet pare-balles (leur corset comme ils le désignent en plaisantant). Ils étaient loin d’imaginer l’enfer qui les attendait là-bas !
Arrivés à l’endroit indiqué par l’informateur, les six membres de la Garde nationale sautèrent à terre et se dirigèrent à pied vers la vieille masure qui devait abriter les terroristes. Ils voulaient les encercler et les surprendre la main dans le sac. Soudain, il leur sembla que le ciel s’était fendu et qu’une pluie d’acier leur tombait dessus sans discontinuer. Le bruit était assourdissant. Les balles fusaient de partout aux cris de «Allah Akbar» et «mort au Taghout» (tyran) !
Le premier à être atteint fut Imed. Celui qui l’avait abattu savait pertinemment qui était sa cible. Il ne l’a pas choisie au hasard. Ses instructions étaient on ne peut plus claires. Il fallait éliminer ce fouineur en premier. En aucun cas, il ne devait le rater. Pour les deux faces de la même pièce, il représentait une menace létale. En tombant au champ d’honneur par les mains sales d’assassins mercenaires sans foi ni loi, il emportait dans la tombe des secrets que les nouveaux arrivistes mafieux et obscurantistes pseudo-religieux cherchaient par tous les moyens à ce qu’ils ne soient jamais divulgués. Si le voile était levé sur leurs sordides machinations, c’est la potence qui les attend.
En voyant son ami s’écrouler, Socrate essaya de protéger les deux jeunes recrues qui étaient sous ses ordres. Il se servit de son corps comme bouclier pour éviter que les projectiles qui le transperçaient ne les atteignent. Bien que touché, l’un des deux agents parvint à charger son arme et à tirer du côté de celui qui venait d’abattre son supérieur. Une balle lui fracassa le crâne et il tomba raide mort. Un autre de ses complices reçut une balle dans la jambe et s’affaissa en lançant un cri lancinant de douleur. Les autres assaillants continuèrent leur macabre besogne en s’acharnant sur le reste du contingent. Une fois leur forfait accompli, ils s’empressèrent de ramasser le cadavre et le blessé et se hâtèrent de se replier vers la montagne.
Le carnage n’avait duré qu’une quinzaine de minutes, une éternité. Un silence tombal était descendu sur la plaine. Un soleil de plomb dardait ses rayons sur les six corps gisant dans la poussière de cette région semi-désertique qui avait déjà vu les illustres ancêtres de ces jeunes martyrs – Hannibal, Jugurtha et Ali Ben Ghedhahem– se battre comme des lions contre ceux qui voulaient conquérir ce pays ou asservir son peuple en le saignant à blanc.
Une silhouette frêle au visage lugubre et hideux, tapie dans le recoin d’un vieux hangar, avait suivi de loin toute la scène. D’un air satisfait, le guetteur posa son regard sur les cadavres se vidant de leur sang, s’assura qu’aucun d’eux ne bougeait, il se pencha et délesta Socrate et Imed de leurs clés USB. Puis en lissant sa barbichette de bouc crasseux, retira son portable de sa poche et commença à composer un numéro. «Mission accomplie, dit-il, d’une voix chevrotante et mal assurée ; vos problèmes sont réglés, vos deux casse-têtes sont désormais hors d’état de nuire. Vous pouvez dormir tranquilles maintenant. J’ai récupéré ce que vous m’avez demandé.»
- Excellent travail ! Tu as bien mérité ta récompense cette fois-ci et je te promets qu’elle sera substantielle, lui répondit son correspondant en coupant net la communication avant que l’autre n’ait eu le temps d’égrener ses obséquieux remerciements. En se tournant vers son compagnon confortablement vautré dans le siège avant du puissant 4x4 tout-terrain, il l’informa du succès total de l’opération qu’ils avaient planifiée trois jours auparavant sur les hauteurs de la colline de Gammarth.
- C’est dommage que des jeunes écervelés partent comme cela à la fleur de l’âge. Mais tout ceci n’est-il pas après tout de leur faute, ces deux idéalistes qui sont morts en emportant leurs camarades avec eux dans leur folie ? N’auraient-ils pas dû accepter l’offre plus que généreuse qui leur a été faite afin qu’ils ferment de temps en temps les yeux ? Ils voulaient jouer aux incorruptibles. Elliot Ness, c’est du cinéma ! Ne savaient-ils pas que tout cela, c’est du pipeau et que ce n’est pas à dose de courage et de patriotisme qu’on nourrit son troupeau. Espérons que le résultat de leur entêtement servira de leçon à tous ceux qui penseraient à jouer aux héros, martela l’homme à la barbe grisonnante sel et poivre.
- Comme de nombreux Tunisiens, naïfs et crédules qu’ils sont, ils ont cru aux slogans, sornettes et balivernes de la soi-disant révolution de «Mbarka» (dixit Tahar Fazaa, talentueux journaliste, pamphlétaire et polémiste connu pour son ironie caustique, ses calambours, jeux de mots et truculentes chroniques): démocratie, liberté, dignité et partage équitable des richesses de la nation entre régions et générations. Nobles intentions chimériques impossibles à réaliser compte tenu de la nature égoïste du genre humain. Les inégalités entre riches et pauvres ont toujours existé et vont perdurer jusqu’à la fin des temps et ce n’est pas un 14 janvier 2011 (ni d’ailleurs les dates mythiques de 1789 ou 1917) qui va les gommer d’un coup de baguette magique.
- Pour nous, ce chaos est une aubaine et il faut au maximum en profiter, conclut cyniquement M. H. en tirant une bouffée de son cigare cubain qu’il tenait entre des doigts potelés rappelant les onglets d’un goret gavé avec les restes de cadavres humains.
L’alliance objective entre la pègre et la secte ésotérique d’une vision erronée de la religion était en marche. Le ver est désormais dans le fruit. Pauvre Tunisie ! Il faudra probablement des décennies de sacrifices et de travail avant de parvenir à l’extirper de ses entrailles.
Beaucoup de gens connaissent la loi de Murphy sur les probabilités et les coïncidences (tout ce qui est susceptible de mal tourner finira mal) ou bien le principe de Peter relatif à la corrélation entre avancement dans la carrière et rendement (dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence). Il est temps de réfléchir à une loi ou un principe gouvernant la révolution et sa confiscation (elle est souvent faite par des héros courageux et idéalistes pour être par la suite détournée, dévoyée puis enfourchée par des opportunistes véreux et égoïstes qui ne cherchent qu’ à assouvir leur cupidité et servir leurs propres intérêts).
S’agissant de notre pays, le nom de Yahyaoui pourrait être donné à cette loi ou ce principe en hommage à feu Zouhair, le premier «cyber-dissident » parti trop jeune, et à son oncle, le juge Mokhtar, qui a subi toutes sortes d’avanies sous la dictature sans jamais plier. Tous deux ont contribué à secouer le joug de la tyrannie sans tirer profit de la nouvelle «démocratie». D’autres hyènes qui n’avaient rien à voir de près ou de loin avec la lutte pour la liberté ont réussi à se faire une nouvelle virginité et se sont autoproclamées révolutionnaires de la première heure !
Napoléon avait raison en affirmant qu’après une révolution, les privilèges ne disparaissent pas mais changent tout simplement de main.
Inquiétudes et prémonition
Les douze coups de midi venaient de sonner. Un coucou sortait de la pendule accrochée au mur du salon puis rentrait sa tête pour réapparaître jusqu’à ce que la douzaine d’heures soient égrenées et que les deux petits battants se referment sur le minuscule volatile en bois bariolé. Cette jolie œuvre d’orfèvres suisses avait été ramenée par Socrate lors de l’un de ses nombreux stages effectués à l’étranger.
Mouldi Cherni replia son journal et alluma le poste radio posé sur une table ronde à côté du fauteuil où il était confortablement installé. Il attendait fébrilement l’annonce officielle de la démission du gouvernement que de nombreux Tunisiens appelaient de leurs vœux suite aux innombrables déboires, à l’échec cuisant et à la conduite lamentable des affaires de l’Etat par la Troïka issue du scrutin du 23 octobre 2011. La plupart des ministres qui n’ont aucune idée de la gestion de l’administration se sont vus propulsés à la tête de départements dont ils ignoraient les arcanes. Tout ce qu’ils ont réussi à accomplir, c’est conjuguer incompétence et arrogance, accumuler les bourdes et aboutir in fine à un bilan plus que catastrophique en l’espace de moins de deux ans au pouvoir.Par charité chrétienne et compassion morale, mieux vaut ne pas parler des quelques guignols, pitres et cuistres de l’ANC (Assemblée nationale constituante) qui ont transformé cette noble institution, au sein de laquelle ils n’ont fait que déblatérer, vitupérer, vociférer et amuser l’opinion publique tant locale qu’internationale, en cirque. A force de rire, on est arrivé à en pleurer devant le niveau de caniveau dans lequel le pays était tombé. Certains d’entre eux – et d’entre elles – n’auraient jamais imaginé dans leurs rêves les plus fous se trouver un jour au sein de l’hémicycle prestigieux du Bardo, devant les caméras de télé, à la une des journaux et dans les studios radio !
Au moment où il allait tourner le bouton du T.S.F., vieux bijou en acajou hérité de son défunt père et qui témoigne d’une époque révolue, Mouldi leva les yeux vers son épouse qui s’apprêtait à mettre le couvert sur la table de la salle à manger et vit qu’elle titubait. Elle se plia en deux et porta la main droite vers son cœur. Son mari se précipita dans sa direction et l’aida à s’asseoir sur une chaise capitonnée.
- Que se passe-t-il ? demanda l’époux d’une voix inquiète. Tu ne te sens pas bien ? Veux-tu un verre d’eau ? Ça doit être certainement cette chaleur insupportable qui n’en finit pas ! Les fois précédentes où je t’avais vue dans cet état, c’était pour m’annoncer un heureux événement, maintenant il me semble que nous sommes trop vieux pour cela ; il faudrait peut-être encourager nos enfants afin qu’on puisse enfin goûter au bonheur d’être grands-parents !, lui dit-il en plaisantant. Il réussit à lui arracher un timide sourire et fut rassuré. Bien que s’approchant de la soixantaine, elle a néanmoins gardé, malgré deux ou trois ridules au coin des yeux, la fraîcheur de ses vingt ans.
Beaucoup de gens se posent souvent la question de savoir s’ils ont réussi dans la vie et ce, en mesurant leur succès ou leur échec à l’aune de leur compte en banque, la fortune qu’ils ont amassée ou les biens immobiliers qu’ils possèdent…Notre bonhomme n’a rien de tout cela, mais il estime qu’il a réussi sa vie grâce surtout à la perle qu’il a épousée et aux enfants qu’elle lui a donnés. Matin et soir, il remercie le Tout-Puissant pour ses bienfaits en ayant toujours à l’esprit l’une des sourates du Saint Coran qui dit en substance : «Si tu te montres reconnaissant, je te comblerai davantage». Avec un brin d’émotion, la gorge nouée, il posa un doux baiser sur le front de sa moitié bien-aimée.
Elle fit un effort pour se lever et se dirigea vers la cuisine suivie de celui qui remplit sa vie depuis près de quarante ans.
- Je suis désolée de t’avoir causé cette frayeur, lui murmura-t-elle en se retournant et en baissant pudiquement la tête. Elle a été élevée depuis son jeune âge dans un milieu où on lui a appris qu’une femme ne regarde pas un homme droit dans les yeux, fût-il le sien. Elle tient cela de sa mère qui lui disait souvent que le bonheur et l’harmonie dans un couple tiennent finalement à peu de chose : le respect mutuel entre les deux époux. Un mari aimera d’autant plus sa femme s’il voit qu’elle a pour lui de l’estime et de la considération.
- Je ne sais pas ce qui m’a pris. C’est venu tout d’un coup, j’ai ressenti une sorte de pincement au cœur, puis la douleur s’est emparé de tout mon corps, mes jambes ne voulaient plus me porter. C’était comme si un puissant étau serrait tout mon être de la tête aux pieds. Le visage de Socrate est apparu furtivement devant mes yeux et il m’a semblé qu’il criait “maman” ! J’ai comme un mauvais pressentiment.
- Essaye d’enlever ces idées noires de ton esprit, récite un verset du Livre sacré et n’oublie pas que rien ne nous arrive sans la volonté divine. Viens, je vais t’aider à servir les délicieux mets que tu as préparés. Chirine va nous rejoindre, on déjeunera ensemble, on prendra un thé à la menthe puis on fera une sieste pour oublier cette canicule inhabituelle pour un mois d’octobre.
A peine s’étaient-ils attablés que leur fille, telle une furie, fit irruption dans le salon. Elle était dans un état proche de l’hystérie. «Papa, hurla-t-elle, allume le poste télé, il vient de se passer quelque chose de terrible du côté de Sidi Ali Ben Aoun, ils viennent de l’annoncer à la radio. D’après le flash laconique, il paraît qu’une fusillade a éclaté entre une formation de la Garde nationale cantonnée à Sidi Bouzid et un groupe de terroristes. Il y aurait des victimes des deux côtés. J’espère que Socrate n’en fait pas partie !»
Mouldi se tourna vers sa femme et vit qu’elle avait blêmi. Ses mains tremblaient. L’assiette qu’elle tenait lui échappa et alla se briser en mille morceaux sur le sol marbré. Son instinct maternel, tel un sixième sens, ne s’était pas trompé : il l’avait bien averti que la chair de sa chair était en danger ! Ils s’assirent tous trois devant l’écran LED, et Chirine commença à zapper frénétiquement cherchant désespérément des informations sur l’attentat. L’une des chaînes continuait son programme habituel de variétés comme si ce qui venait de se passer était devenu routinier, une banalité à laquelle il faudrait désormais s’habituer. Une autre chaîne diffusait un documentaire en occultant complètement la tragédie. La troisième transmettait un débat politique, une foire d’empoigne, mais la bande qui défilait au bas de l’écran faisait état d’un accrochage entre forces de l’ordre et éléments «jihadistes» du côté de Sidi Bouzid sans apporter plus de précisions.
La radio non plus ne fournissait aucun détail sur ce qui venait de se passer à Sidi Ali Ben Aoun. Comme si de rien n’était, les animateurs continuaient à passer leurs programmes habituels truffés de chansons, sketches et rires. Chirine sautait d’une station à l’autre à la recherche de la moindre bribe d’information.
Soudain, la sonnerie stridente du téléphone fixe retentit dans le coin du salon. Il y a tellement longtemps qu’ils ne l’avaient pas entendue, qu’ils mirent un certain temps avant de réaliser d’où elle provenait. Ils avaient oublié jusqu’à l’existence du vieil appareil noir. La jeune femme se précipita pour se saisir du combiné comme si elle voulait l’arracher de son socle. Elle le porta à son oreille.
- «Allô, allô!», hurla-t-elle. Ses parents la fixaient intensément, une inquiétude indescriptible se lisait sur leurs visages. «C’est pour toi papa, le Commandant du poste de la Garde nationale de Sidi Bouzid veut te parler ...». Le père prit la communication, écouta longuement son interlocuteur à l’autre bout du fil en hochant la tête sans pouvoir proférer un seul mot, ses lèvres tremblaient. Il finit par s’affaler dans un fauteuil après avoir remis le combiné sur sa fourchette. Son visage ressemblait à un cadavre et il donna l’impression d’avoir vieilli de plusieurs années.
Il se tourna vers son épouse et sa fille qui attendaient ce qu’il avait à leur annoncer. Mais elles savaient déjà. Il demeura là prosterné, les mains jointes entre les jambes à regarder le sol sans bouger. Comment allait-il, comment pouvait-il leur dire que Socrate avec cinq de ses camarades venaient de mourir, de tomber en martyrs sur le champ d’honneur comme il y a une semaine les deux gendarmes de Goubellat et avant eux les soldats sur le mont Chaâmbi en plein mois de Ramadan, ainsi que les leaders politiques Belaïd et Brahmi.
Tout se passa très vite. Leurs trois portables commencèrent à sonner presque simultanément. La première à appeler fut Majdouline. Elle aussi avait appris la nouvelle de la tragédie qui venait de les frapper. Dans deux heures, elle sera au Kef à leurs côtés pour faire face ensemble, soudés, à ce coup du sort, à ce malheur.
La douleur était insupportable, mais ils n’avaient pas le droit de l’étaler devant les nombreux parents, amis et inconnus venus des quatre coins du pays leur apporter leur soutien et partager leur deuil. Ils se devaient d’être dignes comme l’aurait souhaité le héros devenu du jour au lendemain un mythe, un autre symbole de la Révolution – hydre hideuse – qui n’a cessé depuis plus de trois ans de manger ses propres enfants.
Mohamed Mouldi El Kefi
Destinées croisées
de Mouldi Kefi,
Editions Leaders, octobre 2023, 204 pages, 25 DT
Librairies et sur www.leadersbooks.com.tn
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