Ammar Mahjoubi: Les Juifs au Maghreb
Les premières mentions des Juifs, dans les textes anciens, sont légendaires. Dans son récit de la guerre de Judée, sous le règne de Vespasien (69-79), Tacite relate ces légendes sans y croire et sans citer ses sources (Hist, V, 2-4). Vivant dans l’île de la Crête où s’élève le mont Ida, dont le nom déformé serait à l’origine de la dénomination latine «Iudaeus», ils se seraient réfugiés à proximité de l’Egypte. Sous la conduite de Moyse, ils auraient ensuite conquis en six jours une terre dont ils auraient chassé et massacré les habitants, et où ils auraient fondé une ville et consacré un temple (Hist, V, 3, 5). Seraient-ils venus aussi vivre au pays de Carthage à l’époque punique? Aucun document, aucune source n’existe pour le prouver. En ce qui concerne l’époque romaine, par contre, les sources sont nombreuses, textuelles, épigraphiques et archéologiques.
Le Talmud cite les noms de quelques rabbins qui auraient exercé à Carthage au IIe ou au IIIe siècle; puisque le Talmud de Jérusalem a été composé pour l’essentiel au IIIe siècle par Iohannan et terminé au IV e. Il s’agit de R.Isaac, R.Hana, R.Aba, R.Ada, R.Aha, mais il est probable que les trois derniers noms ne désignent qu’un seul et même homme. La présence des Juifs à Carthage, à cette époque, est aussi révélée par Tertullien; ce qui n’est guère surprenant en raison des liaisons étroites entre Rome, avec son importante communauté juive, et le grand port de la capitale africaine. Dans trois de ses traités (Adversus ludaeos, Adversus Nationes et Apologeticum, Tertullien adresse de vifs reproches à cette communauté juive, coupable d’inciter les païens à la persécution des chrétiens, tout en dépeignant l’organisation de cette société fidèle à ses coutumes palestiniennes. Les nombreuses épitaphes de la grande nécropole de Gammarth confirment le témoignage de Tertullien que réaffirment également, au IVe siècle, Saint Augustin et Saint Jérome. Ils font état de la présence des Juifs à Oea (Tripoli), Thusurus, Simitthus (Chemtou), Uzalis (El-Alia), Hippo Regius (Annaba), les communautés juives d’Oea et Hippo Regius, notamment, étant très anciennes.
L’archéologie a aussi permis de mettre au jour, avec les nécropoles et leurs épitaphes, trois synagogues. A Gammarth, la colline est appelée Jebel Khaowi et doit cette appellation aux hypogées qui la défoncent, et qui avaient été fouillés vers la fin du XIXe siècle. Chacun de ces hypogées comportait quinze à vingt alvéoles, avec une architecture identique à celle des nécropoles de Palestine. Les peintures et, surtout, les inscriptions montrent que ces sépultures remontent à l’époque romaine ; mais la datation précise de cette grande nécropole est encore incertaine, bien que l’un de ces hypogées ait été daté de la première moitié du IIe siècle et un autre du Ier siècle. Et c’est de Gammarth que provient l’essentiel de la documentation épigraphique. Une deuxième synagogue a été exhumée à Naro (Hammam-lif), au pied du Bou Kornine. Mal conservés, ses vestiges révèlent des dispositions architecturales peu courantes, mais les mosaïques, datées entre le IIIe et la fin du Ve siècle, ne laissent pas de doute sur la destination de l’édifice. La troisième synagogue africaine, enfin, a été découverte dans la basilique de Lepcis Magna (Lebda, en Tripolitaine), dans une salle attenante à l’abside orientale. Comme la précédente, elle daterait aussi du Ve siècle.
Toujours en Tripolitaine, une catacombe a été aussi découverte à Oea et à Sirte, dans un hypogée chrétien du IVe siècle. L’onomastique atteste également que beaucoup de défunts étaient probablement des Juifs convertis à la foi chrétienne. Nombre d’objets isolés, exhumés dans les ruines, signalent par ailleurs l’existence de communautés juives, à l’exemple de la colonnette bien connue, support du texte D(eus Abr) aham Deus Isa(a)c, ou du chapiteau orné d’une «ménorah» trouvé dans un site proche de Tiaret. De son côté, la toponymie fournit quelques indications, comme ce site de Medinet-es-Soltan appelé «locus Iudaeorum Augusti», ainsi que nombre de ces lieudits désignés par le qualificatif «yehoudi» ou «yehoudia».
Dans une thèse intitulée «Ubique populus», qui est la source principale de cet article, J. M. Lassère dresse une liste des noms juifs attestés à l’époque romaine dans les provinces du Maghreb. Ils étaient rédigés quelquefois en hébreu ou en grec, et principalement en latin, avec une seule inscription bilingue trouvée dans la nécropole de Gammarth. On a remarqué que l’hébreu n’apparaît qu’en Maurétanie Tingitane, dans les sites marocains de Volubilis et Sala. Beaucoup de ces noms sont disséminés dans les provinces de l’Empire et, tout particulièrement, à Rome et en Italie. Ce qui montre assez nettement que le judaïsme africain est venu, en grande partie, de la péninsule italienne, avec cependant un usage du grec beaucoup moins répandu qu’en Italie. Statistiquement, le nombre de ces noms juifs est relativement plus important, en Proconsulaire et en Tingitane qu’en Numidie et en Césarienne, c'est-à-dire que les Juifs vivaient surtout dans les villes antiques du Maroc et de la Tunisie. Pour la Proconsulaire, l’influence italienne est manifeste, à Carthage et à Naro. Quant aux autres sites, la préférence des Juifs était pour les ports du Sahel et les côtes syrtiques, tandis que la présence juive en Tingitane était peut-être due au rôle des commerçants juifs de Bétique, dans la péninsule ibérique. Beaucoup parmi les Juifs de Carthage étaient probablement des correspondants des firmes commerciales italiennes d’Ostie et de Pouzzole ; et cette activité commerciale occupait aussi les communautés juives des capitales provinciales, à Cirta (Constantine), Sitifis (Sétif) et Volubilis. Les causes de cette émigration étaient donc comparables à celle des Syriens qui, en sus de leur présence militaire, étaient surtout des commerçants. Mais les Syriens venaient tous de la même province orientale, tandis que les Juifs provenaient, principalement, de la Diaspora et tout particulièrement d’Italie.
Une phrase souvent rappelée d’Ibn Khaldoun affirme qu’une partie des Berbères avait reçu le judaïsme de ses puissants voisins, les israélites de Syrie, et il cite en particulier les Berbères du Jebel Nefouça, de l’Aurès et du Maroc actuel. C’est le point de départ d’un article de M. Simon, publié en 1946 et réimprimé dans ses «Recherches d’histoire judéo-chrétienne», Paris-La Haye, 1962 p.30-87), qui utilise aussi un passage de Saint Augustin selon lequel des paysans libyens prétendent qu’ils sont Cananéens. Prétention qu’on rencontre aussi dans des traditions orientales recueillies par le «Livre des Jubilés» de Flavius Josèphe, avec des généalogies érudites et des récits de rabbins qui relatent un départ des Cananéens vers l’Afrique, sous la conduite d’un certain Guirgaschi, dont le nom, sans doute fantaisiste, rappelle celui de la ville africaine de Gergis. Pour M. Simon, il s’agit d’une légende juive, apparue dans un milieu rural en Afrique, dans des communautés fondées en pays berbère par des Zélotes venus de Cyrénaïque à la suite des révoltes juives du début du IIe siècle. Le judaïsme aurait trouvé ainsi un milieu favorable, celui de ces Judéo-berbères hostiles à Rome et comprenant la Bible dans sa langue originelle. Ce qui explique que la religion aurait enregistré un succès surprenant entre le IIe et le Ve siècle, «en pleine région de colonisation carthaginoise». Grâce à ce judaïsme, un pont se serait établi, dans ce terrain sémitique, entre la Carthage romaine et l’Islam. L’Afrique, pour M. Simon, aurait donc connu une immigration double: celle des Juifs hellénisés de la Diaspora sur les côtes et celle des Juifs traditionalistes venus par la voie terrestre.
Mais en dehors de Saint Augustin, qui rapporte l’usage du punique, avec des mots hébreux peut-être, par ses contemporains berbères, aucune source classique ne mentionne une conversion de Libyens à un judaïsme autre que celui de la Diaspora. D’ailleurs, les explications de M. Simon, qui, dit-il, «comportent une part d’hypothèses», n’utilisent exclusivement que des sources autres que celles de la tradition classique ; et elles ne sont guère confirmées par l’archéologie, qui n’a conservé aucun monument cultuel, aucune épitaphe rédigée en hébreu et antérieure au Xe siècle.
En concordance avec l’hypothèse de M. Simon, la communauté juive dans l’île de Djerba prétend, aujourd’hui encore, qu’elle est antérieure à la destruction du second temple par Titus, en 70 après J.-C. ; mais la généalogie de ses rabbins s’arrête au Xe et, au plus haut au VIIe siècle, tandis que l’architecture des synagogues montre des reconstructions avec des pierres tombales qui paraissent aussi remonter au Moyen Age. Quant aux traditions marocaines des israélites, selon lesquelles les Juifs se seraient installés à Ifran à l’époque du roi de Babylone Nabuchodonosor, en 587 av. J.-C. (!), un examen critique entrepris par divers chercheurs (V. Monteil, P. Flamand…) a montré qu’elles sont totalement chimériques. La tombe du rabbin Youssef Ben Mimoun, datée du Ve siècle avant le Christ par la tradition, ne remonte qu’à l’époque médiévale, et des inscriptions, souvent citées par ouï-dire, ne concernent que des monuments funéraires ordinaires devenus objet de vénération locale avec, à l’appui, un cycle de chansons de gestes dont les prétentions historiques invraisemblables ont été jugées par les chercheurs complètement fantaisistes.
Si le judaïsme berbère dans l’hinterland maghrébin est un fait établi, au Moyen Age, force est aussi d’ajouter qu’actuellement, il est impossible d’évaluer son importance numérique, et rien ne permet d’affirmer sa continuité depuis le IIIe ou le IVe siècle. Les indications de Tertullien, de Saint-Augustin et de Saint Jérôme, et même celles du Talmud, ne mentionnent la présence des Juifs que dans les villes côtières et, à l’intérieur, dans quelques cités romaines. La judaïsation d’un monde berbère non romanisé est sans aucun doute beaucoup plus tardive. A l’époque médiévale, écrit Ibn Khaldoun, des tribus berbères, et en particulier celle des Djarâwa, la tribu d’al Kahina, professaient le judaïsme. Et selon E. F. Gautier, repris par M. Simon, leur conversion serait advenue en Cyrénaïque, à la suite de l’exil et de la dispersion des Juifs de cette province, après leur révolte contre Rome en 115-117. Puis, selon l’hypothèse des migrations berbères vers l’occident, la tribu d’al Kahina se serait fixée dans l’Aurès.
Mais dans sa thèse sur «Les Maures et l’Afrique romaine», Yves Modéran a montré la fragilité de cette théorie des migrations, et il suffit de rappeler, à propos du passage d’Ibn Khaldoun sur la judaïsation des tribus berbères au Moyen Age, ce que j’avais publié dans le premier volume des «Mélanges d’Histoire ancienne»: Si rien ne permet d’exclure une probable conversion de ces tribus en contact avec les nombreuses communautés juives de l’Afrique romaine, notamment à l’époque byzantine lorsque les Juifs persécutés avaient pénétré à l’intérieur du pays, c’est le judaïsme des Djarâwa, en particulier, qui a été remis en question. Il n’est mentionné que dans un texte unique d’Ibn Khaldoun dont la vieille traduction, par De Slane, a été reprise et corrigée par M. Talbi. Il a montré que le passage khaldounien suppose seulement que du temps de la toute-puissance des Israélites, la tribu d’al Kahena fut judaïsée, mais depuis, tous les Berbères en contact avec les Rûms avaient adopté le christianisme; et c’est dans une dénonciation de la versatilité des Berbères, empressés de se soumettre au plus fort et d’adopter sa religion, que s’insère une allusion au mythe de l’origine cananéenne des tribus berbères, voisines du puissant royaume de David et Goliath. Le prétendu judaïsme d’al Kahina, et des Djarawa est donc loin d’être sûr, contrairement à leur christianisation. D’autant plus que d’après un texte d’al Malikî, al Kahina portait devant elle sur son chameau une idole énorme en bois, objet de sa vénération. Icône chrétienne, ajoute M. Talbi, ou statue de la Vierge, d’après Y. Modéran, cette idole révèlerait probablement la pratique d’un culte marial qui s’était répandu à l’époque byzantine. Sachant, par ailleurs, que l’entente des Berbères d’al Kahina et de Kussayla avec les Rûms (les Byzantins) était due, avant tout, à la romanisation plus ou moins profonde des tribus berbères et, surtout, à leur adoption du christianisme.
Ammar Mahjoubi
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