Ridha Bergaoui: Le dromadaire, une richesse et une barrière contre la désertification
A l’échelle mondiale, l’année 2023 est probablement la plus chaude jamais enregistrée. La Tunisie est en train de subir, comme de nombreux autres pays méditerranéens, une sécheresse grave et aigüe qui a entrainé une baisse critique des réserves hydriques des barrages et des nappes et a porté préjudice au secteur agricole et à l’économie nationale.
Dans un excellent article paru dernièrement dans Leaders, Ali Gaaya, consultant international, montre que la terre passe actuellement par une période chaude interglaciaire qui se manifeste par des événements extrêmes comme inondations, sécheresses et canicules, aggravés par un réchauffement climatique entropique dû à l’accumulation des gaz à effet de serre. Cette période risque de durer des décennies encore. Par ailleurs, avec le réchauffement climatique, les étages bioclimatiques sont en train de se déplacer vers le Nord et le pays devient encore plus aride et plus désertique.
Pour des filières agricoles résilientes
Les derniers événements (sécheresse, guerre, crises diverses…) ont montré la fragilité de nos systèmes de production animale (bovin laitiers et aviculture surtout) qui dépendent de l’importation aussi bien des souches sélectionnées, des aliments composés (maïs, soja, minéraux, vitamines et additifs) et des équipements nécessaires. Ces filières animales passent par des crises et sont de plus en plus menacées. Les prix ne cessent de grimper, certains produits deviennent inaccessibles pour une grande partie de la population (viande rouge) ou sont carrément absents du marché comme le lait et le beurre.
En Tunisie, la production de lait et d’une grande partie de la viande rouge proviennent essentiellement de l’élevage laitier de la race Holstein. Cette race originaire du Canada est en principe une excellente laitière dans son pays d’origine et dans les pays Européens froids et pluvieux. Elle est très exigeante et nécessite une alimentation riche et abondante.
La sécheresse actuelle, qui dure déjà depuis plus de cinq ans, risque de devenir la norme et de mettre en danger notre existence et notre survie. S’adapter et trouver les solutions adéquates devient vital. L’eau potable et la nourriture étant essentiels, il est nécessaire d’une part de bien gérer nos ressources hydriques et d’autre part de trouver les moyens pour assurer une production agricole satisfaisante grâce à des techniques intelligentes adaptées à la sécheresse, le manque de pluie et la chaleur. Choix des espèces, sélection végétale et animale, cartes agricoles, techniques et pratiques agricoles… sont des leviers essentiels pour s’adapter au nouveau contexte difficile.
Le dromadaire, un animal polyvalent remarquable
Le dromadaire (Camelusdromedarius), qui se distingue du chameau (Camelusbactrianus) de l’Asie par la présence d’une seule bosse, a été, depuis plusieurs millénaires, un excellent compagnon de l’homme et plus particulièrement du nomade. On le trouve dans au moins 35 pays au Moyen orient, en Inde, Australie et surtout en Afrique. L’effectif mondial est estimé à environ 20 millions de têtes.
A la fois source de lait, de viande, de poils et de peau, il est utilisé également pour les déplacements, le transport, le travail agricole ou routinier fastidieux et les loisirs comme le tourisme et les courses. A Abou Dhabi, on organise même un concours de beauté pour dromadaires doté d’un prix conséquent où certains propriétaire malhonnêtes n’hésitent pas à maquiller et «botoxer» leurs bêtes pour dissimuler certains défauts.
Le dromadaire est une machine vivante hautement sophistiquée, une véritable merveille qu’on surnomme d’habitude «vaisseau du désert». Dieu a dit dans le Coran «Ne considèrent-ils donc pas les chameaux, comment ils ont été créés?, sourate 88, verset 17» (أَفَلَا يَنظُرُونَ إِلَى الإبل كَيْفَ خُلِقَتْ). Tout est conçu, chez le dromadaire, pour s’adapter aux conditions difficiles et parfois extrêmes du désert. Sa morphologie, sa physiologie, sa démarche, son comportement et ses instincts… en font certainement le mammifère le plus performant dans les conditions de sécheresse, de chaleur et de stress hydrique. Sobre et infatigable, le dromadaire est capable de marcher des heures sur le sable brulant du désert, en portant de lourds fardeaux sur le dos, et se contenter, comme alimentation, d’épines des maigres parcours désertiques et de plantes salées des sebkhas que les autres animaux refusent d’avaler. Sa résistance à la soif est légendaire. Le dromadaire peut passer jusqu’à six semaines sans boire, comme il est capable de boire jusqu’à 100 litres d’eau d’un seul trait. Sa bosse de graisse lui permet également de résister longtemps à la faim.
La viande et le lait de dromadaire, des bienfaits santé certains
La viande de dromadaire, surtout du jeune entre 6 et 18 mois d’âge (ou gououd قعود), est considérée comme l’une des meilleures viandes et la plus saine. Elle est pratiquement biologique, sachant que l’alimentation du dromadaire est basée sur des parcours naturels et des plantes spontanées et que le dromadaire reçoit peu de médicaments. Elle est riche en protéines, en vitamines (surtout A) et minéraux surtout le fer. Elle est maigre, pauvre en lipides (accumulée essentiellement au niveau de la bosse et dans l’abdomen) et peu calorique. Elle est pauvre en cholestérol et relativement riche en acides gras insaturés.
La viande de dromadaire est réputée pour ses bienfaits santé. Elle est recommandée pour les anémiques, les diabétiques et les personnes souffrantes d’hypercholestérolémie. Elle aide à prévenir les maladies cardiovasculaires, améliore les défenses immunitaires et la croissance musculaire. La viande est toutefois riche en sodium et il est conseillé de ne pas en consommer plus de deux fois/semaine.
Le lait de chamelle est également un aliment noble, de qualité et réputé pour ses vertus thérapeutiques. Plus qu’un aliment, le lait de chamelle est considéré plutôt comme un médicament. Quoique la composition dépende de plusieurs facteurs (alimentation, âge de la chamelle, stade de lactation, variations individuelles…), le lait de dromadaire est riche en protéines, vitamines C et B, en fer et en calcium. Il constitue l’aliment essentiel du nomade durant son séjour, parfois très long, dans le désert. Il est pauvre en cholestérol et convient aux hypertendus. Il possède moins de lactose que celui de la vache et peut convenir aux personnes non tolérantes. Il est tonique, convient aux sportifs et combat fatigue et surmenage. Il possède la particularité intéressante de réguler la glycémie et convient particulièrement bien aux diabétiques. Il traite les problèmes digestifs, les troubles hépatiques et l’arthrose.
Le lait de dromadaire se prête bien à la transformation en fromage et yoghourt. Des produits cosmétiques sont également élaborés à base de lait de dromadaire pour les soins de la peau, les cheveux
L’élevage du dromadaire en Tunisie
L’élevage du dromadaire a été toujours considéré comme secondaire et les effectifs ont connu une chute importante durant le siècle dernier en raison de la sédentarisation, de la réduction des parcours, de la motorisation et du développement des moyens moderne de transport. Son élevage est limité aux régions désertiques et arides du Sud du pays. Les effectifs sont estimés de 70 à 80 000 têtes dont 50 à 60 000 femelles. Il occupe environ 2 500 éleveurs.
Le dromadaire tunisien est appelé aussi Maghrebi ou Châambi. Il est haut sur pattes avec 2m à 2,50 m au garrot et une longueur pouvant dépasser 3m. Il pèse, à l’âge adulte de 400 à 800 kg. Sa robe est de couleur blanche ou fauve avec des poils courts. Le dromadaire vit en groupe de plus de 80 individus constitué d’un mâle dominant, des femelles et des jeunes. La saison sexuelle se situe du mois de novembre à mars, la gestation dure environ 13 mois et la mise-bas se fait généralement tous les deux ans et sans problème particulier. Le jeune chamelon peut téter sa mère durant une année. Les mâles sont généralement destinés à l’engraissement, sachant que le troupeau est constitué de plusieurs femelles mais un seul mâle destiné aux accouplements, la présence de plusieurs mâles dans le troupeau est source de bagarres et de conflits.
La production est faible, l’Office de l’élevage et des pâturages (Oep) estime à 4 000 tonnes la production de viande de dromadaire/an. La production de lait varie selon plusieurs facteurs. Une femelle peut donner plus de 800 litres de lait avec une lactation qui peut aller au-delà de 10 mois et un rendement de 2 à 6 litres de lait/jour dans les systèmes extensifs. Le lait est soit laissé au chamelon, autoconsommé ou donné-vendu à des parents, proches et connaissances. Viande et lait sont surtout consommés sur les lieux de production ou dans un périmètre très restreint. L’élevage du dromadaire est essentiellement extensif, traditionnel Le dromadaire se nourrit l’hiver sur les plantes halophytes, salées des sebkhas et le reste de l’année sur les plantes désertiques des parcours et autour des points d’eau.
De nombreux problèmes limitent le développement de l’élevage du dromadaire. Certains sont relatifs à la nature de l’animal (faible productivité en raison des spécificités de la reproduction et de la croissance), d’autres concernent la disponibilité limitée des ressources alimentaires(aggravée par la sécheresse et la réduction des parcours) ou les maladies surtout parasitaires. Le manque d’une main d’œuvre spécialisée (chameliers) ainsi que le marché limité des produits (viande, lait et peaux) représentent également des freins importants.
Des programmes ont été menés par l’Oep pour développer l’élevage camelin et améliorer ses performances. Ils ont permis d’aider les éleveurs à surmonter les difficultés en matière de couverture sanitaire, d’abreuvement des troupeaux et certains problèmes techniques d’élevage. L’Institut des régions arides (Ira, basé à Medenine) travaille, depuis de nombreuses années, en vue d’améliorer la productivité et d’intensifier l’élevage camelin. Réduire l’intervalle entre mise-bas, rationaliser l’alimentation et la croissance des chamelons, introduction de l’allaitement artificiel du chamelon….
Le dromadaire pour lutter contre la désertification
En dehors des oasis et des palmeraies, le dromadaire est une véritable richesse pour le Sud où il joue un rôle socioéconomique important. Il emploi beaucoup de personnes, représente une source importante de revenus et permet de valoriser des territoires vastes et pauvres. Il représente la principale source de subsistance d’une frange importante de la population et contribue au niveau local et régional à la satisfaction des besoins de la population en viande et lait.
Grace à ses particularités anatomiques et physiologiques étonnantes, le dromadaire est l’animal idéal pour lutter contre la désertification et développer les régions peu favorisées du Sud. Comme animal de rente, le dromadaire a montré qu’il est capable de niveaux de performances respectables et rentables. Le dromadaire représente également un levier important pour développer le tourisme saharien, encore insuffisamment exploité, et la valorisation du patrimoine culturel et gastronomique. Son développement dans les zones désertiques et arides est gage de maintien de la population en place et de protection des territoires et du pays. L’abandon de cette spéculation risque d’entrainer l’appauvrissement de la population, sa migration et de sérieuses menaces de détérioration des paysages.
La Tunisie est de plus en plus touchée par la sécheresse et la désertification. Les parcours sont dégarnis et les ressources hydriques presque taries. Les éleveurs rencontrent de plus en plus de difficultés pour maintenir leur activité. L‘élevage du dromadaire mérite beaucoup plus d’attention et d’égard surtout dans ce contexte de réchauffement climatique et de sécheresse. Les aspects d’alimentation et de santé du cheptel sont les principales difficultés qui limitent le développement du secteur. Aider les éleveurs, les encadrer et les motiver, les assister et les organiser devient indispensable.Mieux structurer les productions, communiquer pour informer sur les bienfaits de la viande et du lait de dromadaire et créer des habitudes alimentaires tout en facilitant l’accès à ces produits surtout dans les grandes villes est intéressant pour créer de nouveaux débouchés et marchés.
La demande potentielle en lait et viande de dromadaire est importante tant au niveau national que mondial. Ces produits jouissent d’une excellente réputation et sont considérés comme produits exotiques de haute qualité nutritionnelle et thérapeutique. Il serait intéressant d’intensifier l’élevage et créer des élevages modernes et rationnels qui s’appuient sur les acquis scientifiques et qui respectent les normes techniques et sanitaires...
Développer et consolider les recherches sur le dromadaire en vue d’un meilleur choix des géniteurs, pour éviter la consanguinité, une meilleure maitrise de la reproduction, de l’alimentation, des pathologies et les moyens de les prévenir, l’étude de la qualité, de la transformation et de la valorisation de ses produits sont autant de thématiques intéressantes de recherche qui peuvent être développées pour la promotion de l’élevage camelin.
Ridha Bergaoui
- Ecrire un commentaire
- Commenter