L’enseignement de la psychologie en Tunisie 1967-71: Michel Foucault, Fatma Haddad, Abdelwahab Bouhdiba, Fadhel Jemmali et les autres…
Par Abdallah Maaouia, professeur universitaire de psychologie sociale (Intervention au cours d’une réunion sur l’enseignement de la psychologie en Tunisie)
Je suis heureux d’apporter une humble contribution à ce projet de documentation de l’histoire de l’enseignement de la psychologie en Tunisie en rapportant mon expérience personnelle d’étude de la psychologie à Tunis. J’appartiens à la génération qui a fait la maîtrise en «Sciences de l’éducation», option «psychologie» et qui est venue juste après une première expérience de création de licence de psychologie à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Tunis. J’ai commencé mes études supérieures pendant l’année universitaire 1967-1968. C’était une année pendant laquelle il y a eu une expérience unique à la faculté. On avait institué cette année-là une propédeutique, s’inspirant de ce qui se faisait en France au début des années soixante. Cela permettait aux étudiants qui se destinaient à faire de la philosophie, de la psychologie, de la sociologie ou de la pédagogie de se regrouper dans la même classe et de recevoir exactement les mêmes enseignements. C’était une manière de mieux s’informer sur ces disciplines très proches et voisines sinon amalgamées puis de faire le choix à partir de la deuxième année.
Cette première année commune s’appelait «PPS» (Philosophie, Psychologie, Sociologie)
Cette année-là, il y a eu, si je me souviens bien, près de 150 étudiants, un peu plus ou un peu moins. Nous avons eu un enseignement de philosophie, de psychologie, de pédagogie et de sociologie et je vais, pour mémoire, dire quels étaient les enseignants qui nous donnaient des cours pendant cette année.
Pour ce qui est de l’enseignement de la psychologie et de la pédagogie, qui étaient un peu associées, il y a eu Si Chedly Fitouri, paix à son âme2, qui a traité de la philosophie de l’éducation. Le professeur Michel Foucault nous donnait, quant à lui, un cours sur «la projection»; il déambulait dans la salle et passait fréquemment sa main sur sa tête rasée. Et Madame Malika Zamiti, qui était alors très jeune, nous dispensait un cours d’introduction à la psychologie clinique et la psychopathologie intitulé ‘les méthodes d'investigation en psychologie’. Il y avait également Si Taher Kedadi qui nous initiait à «la psychologie expérimentale» avec des TP minutieusement préparés. Il y avait aussi le professeur Gérard Deledalle(1) qui nous a donné un cours de psychologie générale, et pour l’enseignement de «la psychophysiologie», le professeur Velley(2). Voilà pour ce qui est des enseignants de la psychologie pendant l’année 67-68.
Pour ce qui est de la sociologie, il y avait le professeur Abdelwahab Bouhdiba qui était jeune et qui donnait un cours très suivi à l’époque. Il avait juste une petite fiche entre les mains. Son cours portait sur la notion de structure sociale, le structuralisme et les travaux de Claude Lévi-Strauss entre autres étant en vogue à l’époque. Il y avait aussi Si Fraj Stambouli qui a surtout traité du «phénomène social total»(3) et du rapport entre l’individuel et le collectif. C’était passionnant. Et il y avait aussi le professeur Paul Sebag. Il était juif tunisien et membre du parti communiste. Il nous enseignait les méthodes d'investigation en sociologie, avec un intérêt particulier pour la méthodologie de l’enquête de terrain. C’est lui qui a réalisé la première enquête sociologique tunisienne dans le faubourg de Saida Manoubia(4). Les gens s’intéressaient déjà à la pauvreté, à «la classe prolétaire» et au «lumpenprolétariat», comme aimait à le dire Fraj Stambouli.
Des professeurs illustres
En philosophie, nous avons eu également des professeurs illustres parmi lesquels il y avait Olivier Reboul qui donnait un cours sur la morale; il est devenu par la suite une référence en matière de philosophie de l’éducation en France. Il y avait aussi Madame Fatma Haddad-Chamakh avec un cours intitulé ‘panorama sur l'histoire des idées’, Monsieur Claude Drevet, qui avait enseigné auparavant à Sadiki, et Si Abdelmajid Ghannouchi qui enseignait «la philosophie islamique». Voilà pour les enseignants.
Vous voyez bien que nous avions eu de très grands noms et que nous étions bien servis. C’était une formation étoffée aussi bien en psychologie qu’en pédagogie, en philosophie et en sociologie. C’est dire que la formation en psychologie était bâtie sur un socle de connaissances assez larges en matière de sciences humaines et sociales.
La qualité de l’enseignement que nous avions reçu lors de notre première année d’université a contribué beaucoup à notre engouement pour la connaissance dans les disciplines étudiées.
En deuxième année, correspondant à l’année universitaire1968-69, a été créée la discipline des «sciences de l’éducation». Les étudiants ont eu alors à choisir entre philosophie, sociologie, et sciences de l’éducation, étant entendu que les «sciences de l’éducation» allaient bifurquer en troisième année en psychologie et psychopédagogie. Vous voyez donc l’architecture des études: d’abord une première année propédeutique en sciences humaines «PPS», ensuite une deuxième année en sciences de l’éducation qui regroupait les futurs pédagogues et les futurs psychologues, et à partir de la troisième année les psychologues et les pédagogues se séparant chacun de son côté.
Fadhel Jemmali et sa femme
A partir de la deuxième année, nous étions donc en sciences de l’éducation. Parmi nos enseignants, il y avait Si Taher Chniti. Il nous enseignait la biologie. Son frère, Si Youssef Lamine Chniti, était étudiant avec nous. Il était normalien(5), plutôt littéraire, ne comprenait pas bien ce que nous débitait son frère et il le reconnaissait. Lors des examens, il nous disait: «Vous êtes plus jeunes, vous captez mieux». Si Youssef était à l’époque censeur à l’Ecole Normale des Instituteurs de Tunis à el Gorjani et nous nous réunissions chez lui. Nous révisions ensemble pour qu’il puisse rattraper les cours. Il y avait aussi Monsieur Fadhel Jammali et sa femme. Monsieur Jammali, qui avait été chef du gouvernement en Irak et qui était en Tunisie en qualité de réfugié politique, nous dispensait un enseignement sur la psychopédagogie centré principalement sur les auteurs anglo-saxons. Son cours portait sur la psychologie de l’apprentissage, c’était l’unique cours dispensé en langue arabe et l’examen était passé à l’oral. Succédant à Monsieur Gharbi, Madame Jammali nous a enseigné l’anglais, avec comme support de cours l’excellent The Pelican History of Psychology(7). Il y avait aussi Monsieur Mohamed Laaribi, qui préparait une thèse sur le niveau intellectuel des écoliers tunisiens avec le Test Mosaïque de Gilles pour instrument d’investigation.
Il y avait aussi Si Chadly Fitouri qui nous a donné un cours sur la philosophie de l’éducation et qui nous a par la suite enseigné «la psychologie du développement» et «la psychologie de l’enfant et de l’adolescent».
Mais aussi le Professeur Sleim Ammar…. Taoufik Rabah et Hédi Chérif également
Mme Zammiti et Professeur Sleim Ammar nous ont enseigné successivement la psychopathologie (en 3ème et 4ème années). M. Charlot nous a donné un cours de philosophie. En deuxième année, nous devions préparer un certificat pratique, Monsieur Charmion a assuré l’enseignement de cette discipline en dirigeant une formation centrée sur l’observation de la situation de classe. En troisième année, nous devions préparer un ‘certificat complémentaire’, choisi en dehors de notre spécialité d’étude; j’ai opté pour l’histoire de la Tunisie précoloniale, enseignée par Mohamed el Hédi Chérif.
Il y avait aussi des personnes qui ont apporté beaucoup à la psychologie : Si Taoufik Rabah nous a enseigné «la psychologie sociale» et «la dynamique des groupes». Taoufik Rabah est quelqu’un d’important parce qu’il a été Directeur du cabinet du ministre de l’Education Nationale Driss Guiga de 1973 à 1974 et a aidé à faire prendre une décision importante, celle de créer un corps des «psychologues scolaires». C’était quelque chose de complètement nouveau. Cela relevait de l’inimaginable à l’époque. La décision a été prise et relayée par les journaux et tout le monde en était informé. Si elle avait été suivie d’effet ou pas, c’est une autre question. Cela avait donc commencé déjà avec Taoufik Rabah. Ensuite, il n’a plus beaucoup enseigné à l’université. Il a préféré s’installer à son propre compte et il a beaucoup travaillé dans le domaine de la formation. Ce secteur n’était pas développé à l’époque et il avait un marché très intéressant. Il avait pris la représentation d’une enseigne française qui assurait des formations en Tunisie dans le domaine de la gestion des ressources humaines et de la formation des cadres, la Cegos. Rabah a fait beaucoup aussi pour promouvoir une certaine pratique en matière de psychologie du travail en Tunisie. Il a fait recruter des psychologues dans les services du personnel de certaines grandes entreprises de Tunisie (dont les banques), notamment Khemaies Hammami, paix à son âme, décédé il y a un an.
Après avoir effectué notre deuxième année des «sciences de l’éducation», nous étions quatre étudiants en troisième année option psychologie puis nous étions trois en quatrième année. Nous avons été trois étudiants à obtenir la maîtrise en 1971. Parmi les trois, Si Mustapha Nasraoui et moi-même sommes devenus professeurs à l’université, le troisième, Si Raouf Ben Rejeb (cousin du Professeur Riadh Ben Rejeb), a travaillé à la TAP (agence Tunis Afrique Presse) d’abord au Premier Ministère et ensuite au Ministère des Affaires Etrangères et. Il continue de publier de temps en temps des articles dans les journaux.
Parmi nos enseignants en 4ème année alors que nous n’étions que trois étudiants, il y avait Monsieur Masson qui était canadien. Il était un excellent professeur de psychologie clinique et nous avait beaucoup apporté. Il y avait Madame Blangonnet qui nous enseignait les statistiques. Et il y avait aussi Madame Dollander, qui était chercheure au CNRS et qui nous a donné un cours de psychologie sociale, s’attardant longuement sur les notions de statut et de rôle en psychologie sociale. Son manuel de référence était l’ouvrage de Anne-Marie Rocheblave-Spenlé, La notion de rôle en psychologie sociale(6).
Le jury d’examen de 4ème année, année d’obtention de la maîtrise, était présidé par le Professeur Antoine Léon, de l’Université Paris V-Sorbonne.
Tout ceci pour vous dire ma fierté d’avoir suivi ce cursus tout au long duquel nous étions enthousiastes, ambitieux et reconnaissants d’être si bien accompagnés dans notre formation à la psychologie.
Je tenais aussi à exprimer ma gratitude vis à vis de l’établissement dans lequel j’ai reçu ma formation et dans lequel j’ai contribué ensuite, de 1980 à 1981, puis à partir de 1996 jusqu’à mon départ à la retraite, à la formation des étudiants de psychologie après avoir travaillé d’abord au niveau de la recherche scientifique à l’Institut National des Sciences de l’Education (INSE) à partir de 1972, puis au Centre d’Etudes et de Recherches Economiques et Sociales (CERES) à partir de1982.
Maintenant, comment peut-on évaluer cette expérience d’année propédeutique ? Est-ce qu’il n’y a pas lieu de s’en inspirer pour penser à des formations en sciences humaines qui partent de la mise en place d’un socle commun traitant de questions épistémologiques et méthodologiques, de présentation des différentes disciplines des sciences humaines, de leurs objets et méthodes respectifs et de leurs interrelations avant l’engagement dans l’étude d’une discipline spécifique ?
Ensuite, concernant le changement d’appellation du diplôme vers les «sciences de l’éducation» à partir de 1968-69, je pense qu’il s’agissait d’une expérience pionnière, militante aussi, il faut le reconnaitre, qui a permis à un effectif limité de diplômés de l’Ecole Normale d’Instituteurs sélectionné parmi les plus brillants d’entre eux, d’accéder à l’université sans avoir le baccalauréat, dans l’objectif de se spécialiser dans les sciences de l’éducation et dans la psychopédagogie. Et il y a eu grâce à cela, une minorité d’inspecteurs de l’enseignement primaire qui ont connu une promotion professionnelle suite à l’ouverture de cette possibilité d’intégrer l’université après avoir quitté le système d’enseignement et avoir entamé leur carrière professionnelle. En fait, ce n’était pas la première expérience réalisée dans le pays dans ce sens. La Tunisie était alors ‘en voie de développement’ et il y avait un engagement dans la formation des cadres parallèlement à un grand besoin de cadres bien formés.
En fait, le projet relatif aux sciences de l’éducation était plus vaste et un centre de recherche dédié a été fondé sous l’impulsion du Professeur Chedly Fitouri en 1970, l’Institut National des Sciences de l’Education. Un camarade de promotion, de la spécialité pédagogie, Monsieur Belgacem Alioui, a dirigé l’Institut de1984 à 1990.
Dans le même contexte, il est utile de rappeler une autre expérience antérieure à celle-là, celle de l’Ecole Normale des Professeurs Adjoints (l’ENPA). Comme il y avait à l’époque une pénurie et une insuffisance au niveau des cadres qui avaient le diplôme de la Licence et qui pouvaient aspirer au métier de professeur de l’enseignement secondaire, et comme, d’un autre côté, il y avait des besoins suite à l’accroissement de l’effectif des élèves à tous les niveaux de l’enseignement, les autorités avaient permis à des personnes qui n’avaient pas le baccalauréat et qui avaient suivi l’«enseignement moyen», c'est-à-dire ceux qui avait le diplôme du collège (soit un enseignement de quatre années après l’examen de la sixième), de réintégrer l’enseignement à l’Ecole Nationale de Professeurs Adjoints (ENPA). Ils sortaient alors avec un diplôme leur permettant d’enseigner au niveau du premier cycle du secondaire, soit l’équivalent du collège. Et une fois devenus professeurs adjoints, ils ont eu la possibilité de s’inscrire directement à la faculté pour continuer leur formation et devenir des professeurs de lycée, c’est-à-dire des professeurs tout court.
Voilà quelques évocations. Pour vous dire que c’était une période d’expansion en quelque sorte, où les besoins étaient là, où des projets étaient construits et où les moyens humains et matériels étaient engagés pour permettre tout ce travail de formation.
Abdallah Maaouia
Professeur universitaire de psychologie sociale
(Intervention au cours d’une réunion sur l’enseignement de la psychologie en Tunisie)
1) Note de RBR : Professeur de philosophie, créateur du département de philosophie à la Faculté des lettres de Tunis en 1964. Il assurait des cours de «psychologie générale» aux étudiants de psychologie.
2) Le professeur Georges Velley enseignait la physiologie à la Faculté des Sciences.
3) Notion développée par le sociologue Marcel Mauss.
4) Sebag P. Un faubourg de Tunis. Saida Manoubia. Paris, PUF, 1960.
5) Diplômé de l’Ecole Normale des Instituteurs de Tunis.
6) Paris, PUF, 1962.
7) Robert Thomson, The Pelican History of Psychology, Penguin Books, England, 1968.
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Bravo Maître! Vous symbolisez la loyauté et l'honnêteté intellectuelles. Vous avez raison. Les mensonges et les non-dits sont aussi dramatiques et aux conséquences tragiques pour un individu mais aussi paour un collectif, une communauté. Bravo pour avoir cité tous ceux qui ont participé au "développement" de notre pays...
Très bel article relatant le beau temps de l'enseignement supérieur ! où Une formation époustouflante , constructive de la raison et de la personnalite, dispensée par des enseignants dotés de grandes connaissances, formation et intégrité. C’est ce dont nous avons désespérément besoin si nous voulons réellement élever le niveau de l’éducation et de la recherche scientifique en Tunisie, qui est la porte d’entrée au développement effectif. Merci cher prof. Abdallah Maaouia!