Tahar Bekri: De la relation de voyage
L'un des ouvrages importants qui ont toujours retenu mon attention est la Risâla/épître, relation de voyage d'Ibn Fadhlan. Le calife abbasside, Al Muktader envoie en 921, un émissaire-diplomate vers les pays limitrophes non musulmans, des pays slaves jusqu'aux pays scandinaves et ce, afin de leur proposer de se convertir à la nouvelle religion, tout en décrivant leurs coutumes et traditions, leurs sociétés, afin de mieux les connaître et établir éventuellement, des relations commerciales et économiques dont l’essor du Calfat abbasside était devenu friand.
Ibn Fadhlân, avec une Délégation de garde imposante contre les brigands et leurs attaques, et chargée des meilleurs présents et cadeaux du Calife, arrive, non sans peine, à rendre visite au Roi des Bulgares, les pays des Slaves, poursuivant sa route jusqu'aux pays des Russ, de la Volga et s'arrête chez les Vikings au Danemark, qu'il décrit amplement, non sans étonnement et condamnant leurs pratiques païennes étranges, telle que sacrifier une esclave-courtisane avec son Maître-notable défunt. Alors que la chrétienté est toute récente.
Mes amis Danois et Russes connaissent la relation de voyage d'Ibn Fadhlân, les Danois, surtout, sont heureux d'avoir un témoignage si important sur leurs ancêtres, à une telle période. Malheureusement, nous n'avons de nos jours que le récit de l'aller, celui du retour a dû se perdre ou détruit pendant la destruction de Bagdad et ses bibliothèques par les Mongoles en 1258, je suppose.
Le regard sur l'Autre qui a mobilisé les Musulmans très tôt vers les différentes directions : Europe de Ouest, de l’Est et du Nord, l’Asie et l’Afrique, pour différentes raisons, conquérantes, commerciales, de toutes sortes, de la cire au bois, de la fourrure à la soie, du papier au livre, des trésors aux esclaves, a donné à la littérature arabe l’un de ses thèmes majeurs: la relation de voyage: Al Massoûdi, El-Bekri, Al-Idrissi, Ibn Battuta, Ibn Jubaïr, etc. Entre littérature et géographie humaine, la connaissance de l’Autre s’ouvrait sur des réalités et imaginations surréelles, fantaisies et sciences solides. Les récits des marchands et autres voyageurs, nourrissaient l’imagination populaire, qui en rajoutait agrandissant à profusion, le bassin anonyme des sources mystérieuses et fertiles. Tant de cultures se mélangèrent, tant d’apports vinrent enrichir une littérature à l’origine bédouine, peu à peu citadine et ouverte, carrefour de civilisations et berceau de rencontres.
J'apprenais ainsi le réel et l'imaginaire multiples, dans les connivences et les croisements, et allant sur les traces des anciens, je tentais de poursuivre des Carnets sur le présent. Parfois, pris de nostalgie d’une ère si riche, si foisonnante d’apports et de greffes, où l’on échangeait un manuscrit rare d’un peuple contre un grand nombre de prisonniers, nous dit la chronique. Le développement du Califat se faisait sans détour: Connaître, Savoir, Traduire. Aller à la cherche au plus loin, y mettre le prix, protéger, enseigner, apprendre, honorer les trésors dans les meilleurs lieux: La Bibliothèque!
C’est sur cette trace que j’allais souvent lors de mes voyages, sans perdre de vue l’héritage illustre, et j’ai eu la chance, par exemple, de voir des manuscrits à Madagascar en sorabe, la langue ancienne des Malgaches, un arabe mélangé de langue locale. Il en est ainsi des manuscrits de Tombouctou, au Mali, de Chenguit en Mauritanie.
Pas une fois j’ai voyagé sans me souvenir d’Ibn Fadlân, comme en voyant ce tapis norvégien dans une maison avec des motifs qui pouvaient être ceux d’un kilim de Tozeur ou de Gabès!
A Istanbul, dans l’église-mosquée Aya Sophia, je me souvenais de la rehla, la relation de voyage d’Ibn Battuta qui, au 14ème siècle, la décrivait de l’extérieur.
A Palerme, je ne pouvais m’empêcher de penser à Al-Idrissi, au service de Roger II, décrivant les merveilles du monde dans sa Nozhat al Muchtaq, le même qui, à Lisbonne, me rappelait que les Arabes appelaient l’Atlantique, la mer des ténèbres bahr adhulumât, c’est lui encore qui fait la mappemonde, bien sûr, mais aussi celle de la Bretagne qu’il appelle quimberlic et dont j’ai vu une reproduction à l’Abbaye de Saint Maurice, c’est lui encore qui parle de la Finlande.
Il y a comme un vertige qui me prend en pensant au réel arabe et musulman. Que s’est-il passé? On me rétorquera et on m’avancera toutes les raisons historiques, certes. Mais nous autres, avons-nous ne serait-ce qu’un peu de responsabilité?
Mon identité n'a rien à craindre des emprunts, de la rencontre avec l'Autre, si je reste regardant et non me complaire dans celui du regardé.
On sait comment la relation de voyage s'est poursuivie au 19ème avec Tahtaoui et Chediaq et comment cela a contribué à l'avènement de la Modernité dans le Monde arabo-musulman.
Il n'y a pas d'essor dans la fermeture identitaire, il n'y a pas de progrès de rester entre quatre murs, même les plus solides.
Il en est de la littérature comme des êtres!
Tahar Bekri
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