Un beau livre de Feryel Lakhdar: Retrouver le seuil magique...
Feryel Lakhdar s’est finalement livrée pour «donner un éclairage personnel» sur sa «démarche à rebours des tendances mondialisées». Dans un merveilleux livre d’art de 320 pages en grand format, elle offre à voir ce qu’elle a toujours voulu voir et à lire ce qu’elle a toujours ressenti, pensé. Comprendre ? Plutôt, sentir !
Cette fois-ci, c’est «son» livre ! Sa conception, son texte, son agencement, son édition. De bout en bout. «Une belle aventure» qui lui a pris pas moins de deux ans de travail continu. «J’ai tenu à l’éditer moi-même, confie-t-elle à Leaders, pour éviter les contraintes et les limites. Je me suis retrouvée ainsi responsable de tout, avec mon amie et complice Mouna Mestiri. J’ai eu la chance de bénéficier d’excellents photographes et d’une chaîne graphique performante, ayant à mes côtés l’imprimerie Edichem, dirigée par un passionné des arts. Une belle aventure. »
Sobriété, sérénité, un verbe ciselé, une touche épurée et un soin porté à l’espace, à la forme, au volume : Feryel Lakhdar est dans un raffinement poussé. La couverture est limpide : sur un fond légèrement en ivoire, un dessin et le nom de l’artiste-peintre en dorure à chaud. Le ton est donné.Le contre-collage de la couverture évoque la texture d’une toile, légèrement peinte d’un fond clair, laissant paraître sous des déchirures réduites, des surfaces dorées…
Un avant-goût est inséré en bas d’une double page d’ouverture: «J’aime de la mer l’aspect minéral, du sable la mémoire liquide».
Le titre, il faut aller le chercher un peu plus loin, dans les premières pages de l’intérieur : «M’asseoir sur le sable et regarder la mer». Tout s’ordonnance alors. Une préface robuste, conceptuelle, qui ouvre un parcours initiatique, avoue une «errance», laisse monter une incantation, «jusqu’à retrouver le seuil magique», invoque du sens «pour déboucher sur l’inconnu.» Feryel Lakhdar rassure : «Il ne faut pas craindre le silence des œuvres, ni leur mystère. Ce qui est grave, ce n’est pas de ne pas comprendre, mais de ne pas ressentir.» Puis, suivent quatre grandes séquences : Naissance, étrange, temps et infini. Si les textes sont plus courts, ils n’en sont pas moins denses, chargés de sens, bien travaillés. Les mots exercent leur magie, les œuvres produisent leur effet.
Le rythme de la lecture épouse celui de la visite. La variété des styles, la multiplicité des formes d’expression (dessins, aquarelles, collages, coutures, peintures, formes en résine, etc.) et un immense talent, reflètent un réel plaisir de créer. Une paix intérieure guère facilement acquise, un bonheur contenu, au milieu de tant de tempêtes.
Fidèle en amitié, Feryel ne pouvait omettre de saluer affectueusement la mémoire d’Aloulou Cherif qui « adorait la peinture et aimait la voir naître dans les ateliers.» «Le jour de grand doute, écrit-elle, c’est encore le souvenir de son regard précieux et de sa tendre ironie qui me remettent en selle. Au bout de ce regard, le sourire aux incertitudes.»
La sobriété du geste s’accompagne chez Feryel Lakhdar par la sérénité immanente de son œuvre. Même dans ses questionnements les plus profonds, elle ne se laisse pas envahir par le superflu, l’insignifiant. Tout est dans la cohérence, subtile, harmonieuse.
Son livre se lit, se visite, interpelle, ressource…
Feryel Lakhdar ne cessera pas de nous émerveiller.Bonnes feuilles
Ce que mes peintures racontent du monde, c’est ce que j’en reçois malgré moi : ce qui malmène mon équilibre à force de trop-plein. Ces formes qui surgissent inlassablement, ces silhouettes obsessionnelles qui façonnent au fil des ans les personnages féminins auxquels on identifie mon travail s’interposent entre le monde et moi comme des énigmes incontournables. Étranges, massives, fortes assurément, en proie à l’hébétude ou à la rêverie, plongées dans la dégustation extatique d’un minuscule gâteau ou pensives odalisques, mères ou amies, il semble que je doive m’exprimer à travers elles tant que je n’ai pas été au bout de leurs questions.
Que disent-elles ?
Il se peut qu’elles surgissent du petit monde dans lequel j’ai grandi, à mi-chemin entre modernité et société traditionnelle, il se peut qu’elles me poursuivent jusqu’à celui dans lequel j’évolue aujourd’hui, où les enjeux sont toujours les mêmes et ne changeront pas tant qu’une mixité réelle, naturelle et sans équivoque ne régira pas les mouvements de notre société. Il se peut qu’elles racontent les petits plaisirs permis, les intérieurs bourgeois aux ameublements codifiés, la liberté conditionnelle accordée à chacune sous réserve de ne pas en abuser. Il se peut qu’elles soulignent l’absence des hommes dans l’espace des confidences et du secret, leur surdité aux difficultés féminines, leur inéligibilité au partage des rêves… le bovarysme qui s’ensuit. Il se peut qu’elles se sentent à l’étroit dans la marge réduite des négociations entre tradition et modernité, compliquée davantage aujourd’hui par la remise en question des valeurs universelles… les compromis toujours frustrants… Il se pourrait enfin qu’elles révèlent à travers le microcosme bourgeois dont je prends à ma manière le pouls, une société cloisonnée, rongée de malentendus et d’omissions…
Mais tout cela, je ne peins pas pour le dire (…)Le Mystère d’une présence
Je parle de la photo à son avènement quand elle avait encore le pouvoir magique, voire sacré, d’adoucir l’éternel drame humain de la fuite du temps en figeant des instants privilégiés. Derrière le photographe, se tenait la multitude d’inconnus qui verraient le cliché dans la postérité. C’était pour cette lignée improbable que l’on prenait la pose, aux débuts de la photographie. Portraits de famille, portraits de jeunes filles ou de jeunes mariés de la première moitié du vingtième siècle, quand la photographie ne retenait encore que les moments d’exception, une certaine gravité était de mise. Sourire mais pas trop, se montrer sans se livrer, sans se mirer comme on le fait aujourd’hui dans les selfies. Le photographe semblait aspirer les âmes dans son objectif entrouvert comme un sas temporel vers l’éternité. Derrière la pose conventionnelle, le regard, la fragilité du sourire, une douceur impalpable sur la joue, quelques indices de la vie secrète des personnes échappe toujours aux convenances. C’est sur ce terrain précis que je campe depuis toujours. Cette lisière du visible aux confins du caché où, enfant inquiète, j’allais débusquer des bribes de vérité, quand les apparences sonnaient faux (…)Le temps des autres
Le temps des autres est fait de gestes convenus, de mimiques attendues, de mots usés, d’un fatras de précautions policées qui nous protègent les uns des autres, maintiennent presque toujours dans sa gangue le chaos furieux tapi au fond de chacun. J’aime raconter cette violence silencieuse dans la pose pour faire bonne figure. Ces histoires sans parole où l’on devine qu’il en coûte de se tenir droit. Les réunions mondaines, l’espace public ou privé sont le théâtre naturel de ces exercices de paraître auxquels nous avons tous droit. Elles sont un réservoir inépuisable de convivialité régulée et d’absurde.L’infini et l’inachevé
L’inachevé invite le temps à l’intérieur du tableau, installe la durée infinie de l’attente, lui promet des horizons larges et des gestes déliés. Le tableau ouvert n’attend pas des possibles, il espère des impensés ».
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