De l’angle mort de non durabilité de l’agriculture tunisienne
Par Ali Mhiri
1- Le concept du développement agricole durable
Le développement durable! Un concept devenu slogan crié sur tous les toits et bien affiché dans les politiques publiques, parmi les quelles figure, au premier plan, celle de l’agriculture et des stratégies sectorielles y afférentes. Mais qu’en est-il de la réalité de sa mise en œuvre sur le terrain, du suivi évaluation de ses performances tant au niveau de l’exploitation agricole, qu’à ceux des systèmes de production en vigueur, de leurs filières spécifiques et au niveau national? La présente contribution se propose d’apporter un éclairage global de la situation et de contribuer à détricoter la problématique si complexe que celle-ci pose avec autant d’acuité que d’urgence.
Aussi consciente que préoccupée par les grandes déficiences de ce secteur et de leurs impacts négatifs, la Tunisie s’était résolument engagée à mettre en œuvre le nouveau concept de «développement durable»(1) adopté par les Nations Unies lors du premier «sommet de la Terre» de Rio, 1992 et ratifié par la plupart des pays. Elle avait tracé, pour ce faire, un Plan d’Action National pour l’Environnement (PANE) accompagné par des outils et des mécanismes de suivi évaluation (grille d’indicateurs de DD), et piloté par un dispositif institutionnel hiérarchisé sous l’égide d’une Commission Nationale de Développement Durable (CNDD). Sa mission était de superviser le processus de suivi évaluation ainsi que de la mise en œuvre des engagements pris en rapport avec les conventions et agendas des Nations Unies.
2- Le diagnostic de durabilité de l’agriculture tunisienne
Ce diagnostic a été établi(2) sur la base d’indicateurs de durabilité calculés par l’INS et affichés au tableau de bord de l’ONAGRI, et complétés par d’autres indicateurs issus de certaines études spécifiques. Le résultat en est que les principaux systèmes de production agricoles en vigueur sont sur une trajectoire de non durabilité. Cependant, ce verdict global est à nuancer au regard de la diversité des contextes: Il existe des exploitations qui réussissent (des success stories), dans la mesure où elles réalisent de bons résultats financiers, et parfois de très bons, aussi bien en irrigué qu’en pluvial et en élevage, dans des contextes favorables couvrant une superficie totale que nous estimons à de l’ordre de 250 000 ha, soit 5% des terres cultivées. Mais pour autant, ces exploitations ne seraient pas, toutes, considérées comme durables eu égard à leurs impacts négatifs environnemental et social, probablement très lourds pour certaines d’entre elles. D’un autre côté, l’agriculture irriguée, malgré ses grandes déficiences de durabilité, comporte encore des gisements de productivité qui pourraient être exploités pour l’inscrire sur la voie de la durabilité. Ceci dit, l’attention est portée ci-après, tout particulièrement sur l’agriculture pluviale qui, elle couvre plus de 90% des terres cultivées.
2-1. Les indicateurs de performance économique
Ils sont pratiquement les seuls pris en compte dans l’évaluation des bilans annuels des cultures. Il s’agit en fait d’indicateurs financiers et non économiques, ce qui constitue déjà un grand écart par rapport au principe d’une évaluation économique.
• Au niveau de l’exploitation agricole, c’est le résultat financier net annuel qui est pratiquement le seul à être utilisé dans les bilans annuels. La moyenne décennale des résultats obtenus en oléiculture et grandes cultures pluviales est très faible, bien inférieure à 500 TND/ha/an, bien en deçà des performances obtenues sur la rive nord de la Méditerranée. Mais rares sont les exploitations qui suivent régulièrement l’évolution de leurs performances de durabilité. On s’y contente d’évaluation qualitative du genre « bonne, moyenne ou mauvaise année agricole ».Cette dernière étant la plus fréquente.
• Au niveau national, c’est la Valeur Ajoutée Brute annuelle (3) qui est prise comme l’indicateur disponible le plus pertinent. Les résultats affichés à l’INS comme à l’ONAGRI attestent d’une très faible ‘’performance économique’’ avec une moyenne de 8-9 milliards TND/an, au cours des dernières années. Rapportée à l’hectare de la SAU, cette VA est largement inférieure à 1000 TND, dont seulement 30 à 50%, au mieux, reviennent à l’exploitant. Cela signifie qu’en agriculture pluviale fortement soumise aux impacts de l’aléa climatique, plus de 80% des exploitations (petites et moyennes de superficie inférieures à 30 ha) ne sont pas viables sans un complément de revenus extra-agricole. Ce qui est un facteur de fragilisation et de négligence des activités agricoles et un premier pas vers leur abandon au profit de la migration. Aussi, faut-il souligner, en plus, que dans cette valeur ajoutée brute, est inclus le soutien financier de l’Etat de l’ordre de 3 milliards TND(4) qu’il faudrait défalquer pour passer à une ‘’valeur ajoutée nette’’ qui serait alors réduite, à ce stade d’analyse, à seulement 5-6 milliards TND/an.
En conséquence, rien que sur la base de l’indicateur ‘’économique’’, le secteur révèle sa très faible performance économique, sans parler de sa grande vulnérabilité et sa faible résilience face aux divers aléas, notamment ceux du dérèglement climatique. Il s’agit là d’une réelle impasse tant pour la très grande majorité des exploitants que pour la sécurité alimentaire nationale... Cela expliquerait, sans doute, l’effondrement bien réel des principaux systèmes de production (s. céréalier, s. élevage bovin laitier, s. élevage ovin…). Les causes qui y contribuent à divers de grés sont: i-L’aléa climatique qui vient en tête du plafonnement des productivités physiques et économiques à des niveaux très bas. ii- L’intervention de l’Etat, à travers la fixation arbitraire des prix à la production notamment des produits de base, sans la prise en compte de l’évolution des coûts réels de leurs productions, aux dépens des revenus des agriculteurs. iii - Les monopoles dans leur diversité(5) (institutions, instances, mécanismes et lois…) qui s’insinuent dans les différentes filières, déstabilisent les systèmes de culture et d’élevage, comme dans les circuits de distribution et finissent par soutirer des parts non négligeables des revenus des producteurs, du pouvoir d’achat des consommateurs et des caisses de l’Etat (subventions...).
2-2. Les indicateurs environnementaux
Ils ne sont pas calculés au niveau des exploitations et donc pas utilisés pour évaluer leurs performances et leur durabilité. Il en résulte que les exploitants sont peu ou pas conscients de leur responsabilité, en termes d’usage abusif des ressources naturelles, voire humaines et se permettent, parfois, de les surexploiter davantage, sans scrupule. En revanche, à l’échelle nationale, les coûts de ces abus sont par contre estimés à l’aide d’indicateurs quantitatifs synthétiques comme:
i- ‘’les empreintes écologiques’’,dont deux sont déterminantes de l’évolution du secteur agricole :l’empreinte sol, estimée à 1,76 ha global/an/hab. contre une bio-capacité de 0,96 ha/an/hab. seulement, et l’empreinte eau alimentaire de l’ordre de2170 m3/an/hab contre un quota per capita de l’ordre de 450m3.Ces valeurs traduisent, on ne peut plus clairement, la forte pression croissante exercée sur ces deux ressources rares, d’autant que la part de l’agriculture dans ces empreintes est largement dominante.
ii- ‘’le coût de dégradation de l’environnement ‘’ : Il exprime, en terme de % du PIB, le coût global des impacts négatifs sur les composantes de l’environnement. Il a été estimé en 2004(BM).à 2,1% du PIB/an (soit à cette date l’équivalent d’environ 522 millions TND/an). Il s’est accru dans la note d’orientation du plan (2016-2020) à 2,7% du PIB, soit un taux bien supérieur à celui de la croissance du PIB de 2022 (2,5%/an), ce qui signifie que le taux réel de croissance du PIB est négatif en considérant le manque à gagner du coût environnemental. Traduits en termes financiers, ce coût environnemental (2,7% du PIB) correspond à un montant de 1,259 milliards $, soit de l’ordre de 3,8 milliards TND, dont plus de la moitié au moins, imputable à l’agriculture (environ 2,5 milliards TND).Ce montant est supérieur au total de la moyenne annuelle décennale(2010-2020) des recettes en devises de l’exportation des produits agricoles de la même période. Si on déduisait ce coût environnemental de la ‘’valeur ajoutée nette’’, cette dernière chuterait à 3,5 milliards TND/an seulement. Mais le décompte n’est pas encore terminé.
2-3. Les indicateurs sociaux
Ils sont aussi nombreux que variés, mais difficilement quantifiables, ils traduisent tous les impacts négatifs des activités agricoles sur les revenus et les conditions de vie des producteurs, de leurs salariés et de la population rurale prise globalement Nous les estimons très approximativement, sur la base d’une facture de subvention sociale virtuelle de compensation, à 3 milliards TND/an, servie à trois millions de citoyens vivant en zone rurale (à raison de1000 TND/an/citoyen). Cette enveloppe devrait être, alors, également déduite de ce qui reste de la ‘’valeur ajoutée nette’’, pour aboutir enfin à une valeur ajoutée très faible de l’ordre de 0,5 milliard DNT, voire probablement nulle, sinon négative. C’est ce bilan désespérant qui pousse les jeunes ruraux à l’échappatoire de l’émigration avec tout son cortège de maux et malaises sociétaux au niveau tant local que national.
Au bout du compte, cet état de vulnérabilité et de non durabilité de l’agriculture est bel et bien occulté à l’angle mort de la comptabilité nationale et du tableau de bord de suivi évaluation de ce secteur (INS-ONAGRI). Autrement dit, l’agriculture tunisienne est en train de manger son capital, en s’installant dans une dynamique d’autophagie. Ce que les économistes expriment par le terme ‘’faillite’’ du secteur. Notons au passage que ceux qui détiennent les déterminants des hautes performances techniques et managériales, mais aussi de l’accès aux marchés, le local mais aussi et surtout l’extérieur sont les rares exploitants qui s’en sortent financièrement. Ils le doivent, en partie au moins, à trois rubriques: le soutien financier de l’Etat, l’avantage du très bas salaire agricole et la surexploitation des ressources naturelles…
Cette ‘’faillite’’ se traduit à la fois par la déstructuration, à des degrés divers, des systèmes de production, et par la déstabilisation de la société rurale et des filières agricoles et agro-alimentaires: la conséquence en est la fragilisation structurelle d’un des termes de l’équation de la sécurité alimentaire: la production agricole nationale. D’aucuns pourraient récuser ce verdict et le considéreraient comme excessif… Pourtant, tous les tunisiens le vivent au quotidien. Le slogan ‘’ni l’agriculteur ni le consommateur ne sont satisfaits’’ clamé par l’opinion publique en est l’illustration la plus évidente. A ceux qui n’y croient pas encore, ils n’ont qu’à tenter de répondre aux questions suivantes pour en saisir la gravité: Que seraient les résultats financiers des agriculteurs si: i- on doublait officiellement le SMAG (demande sociale bien légitime et déjà parfois adoptée dans certaines circonstances)? Ou, ii- on supprimait le soutien de l’Etat au secteur? Ou, si iii- l’Etat prenait les mesures de restriction qu’il faut pour contrôler les abus de surexploitation des ressources naturelles? Ou, iv- les trois mesures réunies? Mais un avant-goût est déjà donné, à savoir l’effondrement de la filière lait à la suite de la disparition d’une partie non négligeable des petits éleveurs, comme conséquence de l’augmentation des prix des aliments de bétail importés sans compensation par une augmentation appropriée des prix du lait à la production.
Ainsi, la formule de ’’l’agriculture est la solution… ’’affichée par certains commentateurs et citoyens mal informés, paraît insensée et mérite d’être recentrée à la lumière de cette analyse. Il paraîtrait alors plus constructif de chercher à réformer le secteur en profondeur, en tenant compte de l’état actuel des lieux et des défis et enjeux de l’avenir, pour développer une vision lucide du futur, aussi ambitieuse que respectueuse des ressources naturelles du secteur
2-4. Le poids des défis des contraintes exogènes et des demandes sociétales internes
Il n’échappe à personne que le bilan dressé plus haut s’est aggravé suite aux grands évènements mondiaux survenus depuis 2020 (pandémie du Covid, guerre Russie-Ukraine et tout particulièrement le changement climatique), en même temps que l’accroissement des demandes sociales, surtout celles des exploitants agricoles et du milieu rural. Ces évènements conjugués n’ont pas tardé à affecter, sur plusieurs plans, les performances du secteur dans le sillage de l’exacerbation inédite des incertitudes des échanges commerciaux mondiaux, le renchérissement des denrées alimentaires de base, le creusement du déficit commercial alimentaire et une dynamique de baisse des revenus des producteurs…. Bref, un tableau de bord, chauffé au rouge, aussi préoccupant pour les décideurs du secteur que pour les finances publiques.
3- Les réponses apportées la non durabilité de l’agriculture
Elles sont en décalage avec les défis et enjeux majeurs tels qu’identifiés par les principaux acteurs du secteur, à savoir notamment:
• L’Etat: A ce jour et à notre connaissance, le MARHP n’a pas encore révélé sa vision globale de l’avenir du secteur, intégrant, d’une part, le traitement des multiples causes structurelles de sa non durabilité actuelle, et d’autre part, la prise en compte des risques liés tant aux contingences internationales qu’aux effets dévastateurs du changement climatique. Il est, à notre avis, plutôt focalisé sur les urgences du moment, validant en cela La formule d’Edgar Morin ‘’A force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel‘’. Il y a eu certes de grandes études sectorielles riches de recommandations portant les germes de solutions réalistes, déjà sur la table des décideurs (Stratégie de l’eau-2050(MARHP, 2023)- Impacts du changement climatiques sur l’agriculture (MARHP, Adapt -Action ,2022), Stratégie DGACTA (MARHP, 2021), ainsi qu’une étude dédiée à l’élaboration des modes d’adaptation du secteur aux impacts du dérèglement climatique, qui tarde à venir. De plus, l’Etat ne semble pas pressé de se décider à revoir son rôle pour, notamment, le mettre en adéquation avec les objectifs de durabilité du secteur. Il devrait entre autres, logiquement, cesser de s’arroger le droit de fixer, à la place du marché dont c’est la fonction majeure, et ce contrairement aux règles élémentaires de l’économie, les prix à la production des denrées de base, sans tenir compte de l’évolution de leurs coûts de production, et de leur faire payer ainsi, depuis déjà plus de 60 ans, une grande part du coût de la sécurité alimentaire nationale. Malheureusement, l’Etat se trouve pris en étau entre des agriculteurs à faible pouvoir de négociation d’un côté, et de l’autre, des consommateurs majoritairement prolétaires et dont la pression et par conséquent le pouvoir de négociation sont bien plus forts. Encore plus fort est celui des industriels et autres acteurs économiques qui viennent s’interposer entre les opérateurs de deux bouts de la chaîne des valeurs.
• De leur côté, les exploitants agricoles ne se soucient plus de la durabilité de leurs systèmes de culture ou d’élevage, ni même de la sauvegarde des ressources qu’ils exploitent, comme naguère. Leur préoccupation première actuelle se limite à ‘’comment survivre’’, au jour le jour, et attendre de voir le miracle se produire à leur avantage. Certes leurs syndicats se préoccupent, apparemment, de la situation et de sa dynamique régressive. Ils négocient, autant que faire se peut, avec la puissance publique des solutions urgentes spécifiques à apporter, mais sans une logique d’intégration et de mise en perspective d’un développement durable inclusif.
4- Que faire pour remettre le secteur sur l’orbite de la durabilité?
En guise de réponse et en toute logique, il suffirait de lever les contraintes analysées précédemment. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. On sait, en effet, que le secteur est confronté à deux dynamiques contradictoires difficilement conciliables: régression des performances de l’agriculture, d’un côté, et accroissement des demandes sociales en matière d’accès à une alimentation saine, de l’autre. Ce serait seulement par l’intégration de cette dualité qu’on pourrait les faire converger vers l’objectif de durabilité. Et c’est là que réside toute la problématique de la mise en œuvre de ce concept de durabilité, tout particulièrement dans le secteur agricole. C’est que le coût de l’arbitrage entre efficacité économique, d’une part, et équité sociale doublée de l’intégrité environnementale, de l’autre, se révèle très élevé, à tel point que les agriculteurs ne sauraient s’en acquitter seuls. Cette difficulté se pose, en fait, à divers niveaux de prise de décision : local, régional, national et même planétaire. En témoigne, à ce dernier niveau, le désaccord entre pays industrialisés et ceux en développement, lors des COPs depuis l’accord de Paris de 2015, relatif au financement de la maîtrise des impacts du changement climatique, jusqu’à la COP 28.Concernant notre agriculture, la solution, me semble-t-il, réside dans la conception d’un nouveau profil d’agriculture à la fois performante et durable au profit de tous. Dans cette perspective, l’aléa climatique vient au premier rang des contraintes qu’il faut impérativement lever, avant les autres, pour débloquer la situation. Ces dernières pourraient être maîtrisées ultérieurement, successivement par ordre d’importance, selon le contexte de chaque agro système. Dans cette option, il s’agirait d’une adaptation à l’aléa climatique, non pour assurer la survie comme cela a été le cas depuis toujours dans les zones arides, mais pour mettre en œuvre un projet phare de développement du secteur et de son environnement rural. Cela, par rupture et affranchissement du secteur de cet handicap majeur, le stress hydrique. L’on y parviendrait par le comblement, total ou partiel, du déficit hydrique climatique local des cultures avec des apports d’eau complémentaires d’eau, de toutes natures (eaux verte, bleue, grise ou dessalée). Cela en recourant à l’innovation technologique, doublée d’une veille scrupuleuse sur l’amélioration significative de la productivité physique et l’efficience économique des ressources d’eau allouées. Une fois la contrainte ‘’pénurie d’eau’’ levée, toutes les performances se verraient, dans une large mesure, améliorées, et les conditions de leur durabilité progressivement remplies. La levée ultérieure des autres contraintes permettrait, alors, de mettre en valeur les petits gisements potentiels de productivité et gagner de multiples petits incréments de performances. Ce qui nécessiterait, sans doute, un changement radical de paradigme du développement agricole, basé sur la levée en cascade des autres contraintes structurelles hiérarchisées, pour la transformation et l’intensification raisonnée des agro systèmes concernés.
C’est cette vision que nous avions développée depuis 2018(3).Elle implique l’implémentation d’une nouvelle politique de l’eau, exprimée en termes de maîtrise des technologies et des coûts des énergies renouvelables, sur tout l’itinéraire des usages de cette ressource, allant de sa mobilisation jusqu’à son utilisation. Elle repose, structurellement, sur l’adoption du nexus ’’énergie renouvelable-eau- développement agricole’’ afin d’atteindre, au bout du compte, l’objectif d’intégration de la trilogie ‘’agriculture durable-alimentation saine- santé publique ».L’étude stratégique‘’Eau-2050’’ (MARHP-2023)est venue conforter, dans une large mesure, cette orientation pour satisfaire, sur le long terme, les besoins toujours croissants en eau de qualité pour tout usages, y compris celui de l’agriculture pluviale déjà en souffrance. Mais la mise en œuvre du plan d’action de ladite stratégie s’avère d’un coût élevé, estimé à plus de 2, 2 milliards TND /an jusqu’à l’an 2050, et cela sans tenir compte du dessalement des eaux pour la sauvegarde des cultures pluviales stratégiques, dont l’oléiculture, colonne vertébrale de la sécurité alimentaire nationale. Le coût total de ce plan d’action atteindrait environ 55 milliards TND à prix constant. Il serait ainsi inférieur à celui consacré aux ouvrages hydrauliques antérieures de mobilisation de toute l’eau bleue, depuis l’indépendance, estimé à de l’ordre de 60 milliards TND (Eau-2050, 2023). Ceci abstraction faite du coût de création de plus de 500 000 ha irrigués, dont plus de la moitié réalisée par l’Etat. En intégrant les besoins prévisionnels en eau de mer dessalée nécessaire à la sauvegarde des meilleures plantations oléicoles pluviales du Centre et du Sud, le montant total du coût dudit plan d’action Eau-2050, pour tous les usages, pourrait atteindre, voire dépasser les 3 milliards TND/an à prix constant. Ce qui est considéré par la plupart des décideurs comme un coût exorbitant, dépassant largement les capacités financières actuelles du pays, et surtout peu ou non rentable pour certains décideurs. La baisse actuelle du coût de l’énergie solaire et des technologies de dessalement pourrait changer la donne et alléger la facture de cette catégorie d’eau. De plus, il importe de ne pas omettre le grand potentiel d’amélioration de la valorisation économique de ces eaux chères par de nouveaux systèmes de production à plus haute valeur ajoutée et des externalités positives de la transformation des agro systèmes aux plans social et environnemental.
A ce propos, de nombreux économistes(6) sont conscients, de nos jours, de l’obsolescence et de la vacuité de la doxa de la science économique classique en matière d’évaluation des performances économiques de certains secteurs, considérés comme peu rentables. C’est que pour le secteur agricole dans les zones arides menacé de désertification, il s’agit de la gestion de deux grands communs vitaux très vulnérables: les actifs humains et naturels, pour la reproduction desquels l’approche économique classique n’est plus appropriée.
En fait, la réalité humaine d’aujourd’hui impose aux décideurs, dans certaines circonstances de crise existentielle, de passer outre les fondements classiques de l’économie. En témoigne La formule de «quoiqu’il en coûte» du Président français, devenue un slogan célèbre, lors de la pandémie du Covid-19 en 2020, fut adoptée pour maîtriser les pertes humaines de ses citoyens, apparemment en dehors de toute logique économique. Ce tournant historique dans la priorisation des objectifs politiques, et géopolitiques, est soutenu par de nombreux analystes comme Boris Cyrulnik qui déclarait « pour la première fois dans l’histoire humaine, on fait passer la vie des individus avant l’économie…», et Jacques Attali qui avouait « aujourd’hui, la grande priorité de l’humanité devrait être le financement de «l’économie de la vie», c'est-à-dire les secteurs considérés auparavant non rentables par la plupart des économistes. C’est le cas de notre agriculture qui est peu ou pas performante d’après les normes classiques d’évaluation économique.
Plus un pays est aride (aux conditions limites d’adaptation), plus il est vulnérable aux aléas climatiques, et plus il est amené à changer de mode d’adaptation. Sans ce changement, il est condamné à voir ‘’disparaître’’ de nombreux pans de son développement. Dans ces contextes limites, seule la rupture avec l’aléa climatique exacerbé par le changement climatique, pour assurer la transformation des systèmes de production et initier leur intensification raisonnée dans une perspective de développement durable au profit de tous au premier desquels figure les producteurs et leurs salariés.
Par ailleurs, il importe de rappeler que le paradigme d’efficacité est gravement fragilisé, dans un contexte aride aux ’’conditions limites de survie’’, par une concurrence mondialisée néolibérale non régulée. En conséquence, Il y a une menace de destruction de l’environnement et de déstabilisation sociopolitique majeure, particulièrement en milieu rural. A travers l’agriculture, Il s’agit, pour nous en Tunisie, d’assurer moultes transitions de diverses natures, selon nos priorités dictées par notre contexte ‘’éco-régional’’ spécifique et pas nécessairement en restant dans le sillage des recommandations du GIEC, inspirées principalement des conditions climatiques des zones tempérées peu exposées et peu vulnérables au changement climatique. La preuve en est que l’objectif clé de l’adaptation au changement climatique fixé par le GIEC se limite à la résilience des écosystèmes, qui implique, au mieux, une résistance au choc du changement climatique pour juste revenir à l’état initial et s’y stabiliser. Or, l’état initial de notre misérable agriculture est au bord de l’effondrement, il n’est même pas en mesure d’assurer un ‘’SMIG social digne’’ aux agriculteurs et à l’ensemble de la population rurale d’aujourd’hui. Elle le sera encore moins par rapport aux générations futures, ce qui aggrave sa non durabilité. Il en découle que le financement des infrastructures des innovations technologiques de mobilisation des énergies renouvelables et de nouvelles ressources en eau non conventionnelles de qualité, ainsi que la reconversion de l’ensemble du secteur devient un passage obligé, même à des coûts élevés. Cependant, face à ‘’l’incapacité’ des méthodes classiques’ de l’économie à fournir les approches et les outils de prise en compte des défis de la durabilité du développement de ce secteur, le besoin d’une ‘’économie de la vie’’ apte à intégrer, équitablement, les consommations intermédiaires des ressources naturelles et du capital humain dans l’évaluation de la rentabilité globale réelle, au niveau national notamment, se fait sentir et devient une demande pressante au niveau de la politique publique agricole.
Ce secteur nécessite, impérieusement, l’engagement de l’Etat dans l’investissement dans les technologies des énergies renouvelables et celles de mobilisation de nouvelles ressources en eau non conventionnelles, en vue sauvegarder notre garde-manger, la production agricole nationale, et aller dans le développement durable. Evidemment, l’option de l’inaction reste, malheureusement, fort probable, mais elle aura un coût probablement beaucoup plus élevé que celui estimé plus haut. Pour s’en persuader, L’Institut National des Statistiques, vient de réaliser, en partenariat avec l’Agence Française de développement(7), une évaluation du coût de cette inaction et de ses multiples conséquences: Il s’en dégage deux principaux résultats:
i- L’ampleur de ses conséquences désastreuses en termes de déclin de la production agricole, d’augmentation croissante du chômage et de l’inflation, de déséquilibres macroéconomiques internes et externes de plus en plus importants, et de crise imminente de la balance des paiements…. Sans parler de la faillite de la majorité des petites et moyennes exploitations et de ses externalités négatives.
ii- Les investissements d’adaptation dans les ressources en eau, couplés avec une amélioration de l’efficacité de son utilisation dans la production, et un grand effort d’investissement public peuvent remettre l’économie sur une trajectoire de développement durable à long terme.
Un consensus national sur cette orientation de la politique publique de l’agriculture et de la gestion des ressources naturelles, en même temps qu’une révision du rôle de l’Etat en la matière, devrait être trouvé et adopté. La constitution tunisienne est déjà favorable au principe du développement durable.
Conclusion
La sortie de la dynamique d’aggravation de non durabilité du secteur par le changement climatique passera par un changement radical de paradigme agronomique et sociétal. L’adoption du nexus ‘’énergie renouvelable-eau-agriculture’’ en serait le moteur, en dépit de son coût élevé. Sur cette base, l’avenir du secteur serait exprimé par la capacité du pays à maîtriser les coûts des technologies de mobilisation des énergies renouvelables et du traitement des eaux pour la production de nouvelles ressources en eau de qualité non conventionnelles, d’une part, et d’une bien meilleure valorisation de ces dernières, d’autre part.
Ali Mhiri.
Ancien professeur à l’INAT
Auteur du livre ‘’l’agriculture tunisienne à la croisée des chemins. Quelle vision pour une agriculture durable’’
1- Le développement durable, défini au Sommet de Rio de Janeiro, 1992.
2- Le livre cité en 1.
3-ONAGRI - Tableau de bord de suivi évaluation de l’agriculture, MARHP.
4- MARHP-EMPHARD.2018. Rapport final ‘’évaluation du système de soutien au secteur agricole en Tunisie, H.Chebbi’’.
5- A. Mhiri-2021.A propos des risques du développement de la culture du colza en Tunisie, Leaders, 21-06-21.
6- 6e Colloque international de philosophie économique, tenu à Sciences Po de Lille en juin- juillet 2023- et ‘’Collectif des Economistes Atterrés’’
7- AFD-INS, 2023. Le Changement climatique, pertes de productions agricoles et macro-économie, Cas de la Tunisie.
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