News - 14.10.2024

Fête de l’evacuation: temoignages sur la bataille de bizerte de juillet 1961

Fête de l’evacuation: temoignages sur la bataille de bizerte de juillet 1961

Par Mohamed Larbi Bouguerra - Sans être historien, quiconque a vécu ces jours d’enfer de juillet 1961 ne peut manquer de se rappeler les trop nombreux martyrs, les corps carbonisés par le napalm et les exactions des parachutistes français.

A chaque 15 octobre, «Fête de l’Evacuation», bien des souvenirs et des ruminations assaillent ainsi les Tunisiens et particulièrement les Bizertins.
Le départ du dernier soldat français le 15 octobre 1963 est bien entendu une fête, une célébration qui lave de ce triste jour de mai 1881 quand Bizerte vit le Général Aimé Bréart, en provenance de Toulon, débarquer avec huit mille hommes. Bréart ne devait atteindre que le 8 mai la Manouba et camper tout près du Palais Beylical, pour contraindre finalement le 12 mai, Mohamed Sadok Bey à signer le traité du Bardo.

Le coup de main sur bizerte

Voici du reste comment le baron Paul d’Estournelles de Constant décrit «le coup de main» des Français sur Bizerte, coup de main réalisé avec trois bateaux de transport de troupe et une canonnière: «Le 1er mai [1881], la petite ville de Bizerte fut éveillée par une apparition inattendue. Paisible et riante, en dépit des fortifications massives qui couronnent ses hauteurs, Bizerte est enchâssée entre deux lacs magnifiques, encore sauvages, au sud, et la Méditerranée au nord. Un canal peu profond, aux eaux vertes, si transparentes qu’on y voit jouer les daurades et les mulets, coule du lac à la mer entre deux rangées de maisons bariolées, moitié vénitiennes, moitié arabes. Comme une rue donne sur une place, le canal vient tout droit, avec ses maisons, ses quais et ses bateaux multicolores, jusqu’à la mer. Là, les eaux vertes entrent sans transition dans les eaux bleues. Ce matin du 1er mai, toute une population vêtue de blanc contemple avec étonnement une escadre française qui vient de jeter l’ancre devant la ville… L’agent consulaire de France, stupéfait, se rend à bord du vaisseau amiral puis revient à terre accompagnant une escouade de marins. Un officier somme le gouverneur de la ville de laisser débarquer nos compagnies. Le gouverneur n’ayant pas reçu d’ordres, hors d’état de songer d’ailleurs à se défendre, s’incline: aussitôt les couleurs françaises sont hissées à côté de celles du bey sur le fort de Bizerte. Bizerte est entre nos mains».

Cette soumission rapide de la ville aux envahisseurs français s’explique probablement par l’importance de l’armada française déployée et peut être aussi par le terrible souvenir du bombardement de la ville, à la fin du XVIIIème siècle, par une escadre de 22 vaisseaux français suite aux actes de piraterie contre des bateaux corses.

Grandeur et decadence du port militaire

Si l’importance stratégique du port de Bizerte est avérée depuis l’Antiquité notamment par le rôle éminent qu’il a joué lors des Guerres Puniques, celle-ci fut plus considérable encore au temps du Protectorat. Située entre Gibraltar et le Canal de Suez, au point le plus étroit du détroit de Sicile, la ville intéressait beaucoup les militaires anglais, surtout depuis l’installation de la France en Algérie.
L’amiral anglais Spratt, qui avait visité en 1845 les deux lacs (150 km2) qui s’étendent derrière la ville, bien abrités, assez profonds pour recevoir les plus grands bâtiments, écrivit au Times le 26 mai 1881 qu’ils étaient «assez profonds pour servir de port à toutes les flottes du monde, commander les communications entre l’Occident et l’Orient, et cela, à très peu de frais».

En mai 1881, l’Angleterre s’étant inquiétée de la prise de Bizerte par la France, le ministre des Affaires Etrangères Barthélemy de Saint-Hilaire déclara: «Il n’entre nullement dans nos projets de dépenser aujourd’hui les sommes énormes et de commencer les travaux gigantesques nécessaires pour transformer Bizerte en un port militaire…» (Lire Paul d’Estournelles de Constant, «La conquête de la Tunisie. Récit contemporain », Editions Sfar, Paris, 2002, p.20 et 162. )

Mais Jules Ferry, inspectant les travaux du nouveau port militaire de la ville le 23 avril 1887, ne se gênait plus pour dire en se rengorgeant: «Ce lac, à lui seul, vaut la possession de la Tunisie tout entière; oui, si j’ai pris la Tunisie, c’est pour avoir Bizerte.»

Les Français voulaient faire de ce port naturel ce que les Anglais avaient fait de Malte. La Marine française l’élèvera au rang de préfecture maritime à l’égal de Brest et de Toulon. Son port fera partie du Triangle Maritime Français: Toulon - Porto-Vecchio - Bizerte. D’importantes manœuvres maritimes auront lieu devant sa rade tout au long de l’année 1914. En 1902, la ville aura une telle importance sur le plan des échanges commerciaux que le Résident Général Stephen Pichon y installera une Chambre de Commerce française.

Mais la doctrine militaire allait évoluer sous l’influence de l’arme atomique et face à l’éveil et aux luttes de libération des peuples colonisés.

Une guerre pour le panache?

Bertrand Le Gendre écrit: «Verrou de la Méditerranée, Bizerte a pourtant perdu au fil des années de son intérêt stratégique. Au lendemain des affrontements de juillet 1961, de Gaulle interrogera l’amiral Robert Meynier qui a remplacé l’amiral Maurice Amman comme commandant de la base: «A votre avis, à quoi ça sert Bizerte? » Réponse: «Dans les conditions actuelles, à rien.» Le président français pense de même: «Si une explosion nucléaire avait lieu sur le goulet, elle enfermerait tout le monde dans le lac, et le raz-de-marée anéantirait l’arsenal et le port. Bizerte devient un piège.» Et notre auteur de conclure: «Autour de la base, héritage du passé, s’affrontent deux orgueils.» (Lire B. Le Gendre, «Bourguiba», Fayard, 2019, p. 206).

Guerre inutile donc?

Bourguiba voulait-il faire démentir l’étiquette de «valet de l’impérialisme» que lui collaient ses adversaires étant donné ses forts penchants pro-américains ? Sophie Bessis écrit que la bataille de Bizerte a été «un échec» pour Bourguiba et insiste sur « la centralité du contexte intérieur et régional » dans le déclenchement de la bataille de Bizerte, «cuisante défaite militaire et victoire diplomatique incontestable pour la Tunisie, tragédie humaine que le pouvoir n’aura de cesse de minimiser et prétexte saisi par Bourguiba pour faire taire chez lui toute opposition. (Lire «Histoire de la Tunisie. De Carthage à nos jours», Tallandier, Paris, 2018, p. 380-381).
L’ancien ministre Mohamed Lamine Chabbi parle de «l’erreur stupide» du gouvernement tunisien qui a « envoyé des jeunes gens désarmés, par milliers, affronter les balles des mitrailleuses lourdes, les rockets et les grenades des avions avec leurs poitrines nues. Pis encore, de cette masse qu’il fallait coucher, nourrir et soigner, on a fait une tentation meurtrière. Pour une armée française assoiffée de sang, et une charge encombrante pour les quelques centaines d’hommes de troupe qui se trouvaient enfermés dans Bizerte amenés à la dernière minute, sans armement lourd, sans canons anti-aériens, sans chars, et manifestement sans bazookas pour arrêter le rouleau compresseur de la France…». Et Chabbi de fustiger l’entêtement de Bourguiba à s’aligner sur le camp occidental: «L’on comprend de moins en moins... le revirement de Bourguiba qui, après ses admonestations, n’hésite pas à dépêcher, pour la sixième fois, Cecil Hourani auprès des Etats Unis et de la Grande- Bretagne, bien que ces deux puissances lui aient signifié en privé et en public qu’elles n’entendaient pas l’appuyer dans sa juste cause. Quand on songe que les malheureuses victimes de Bizerte et du Sahara ont été mitraillées par les B26 américains et déchiquetées par les rockets cédées à la France par les Etats Unis, il faut être inconscient pour ne pas en tirer la leçon définitive et ne pas s’orienter résolument vers les pays de l’Est qui, à l’heure actuelle, sont les seuls à pouvoir aider les peuples opprimés, tant du point de vue économique et que militaire.  Et si l’on vient agiter l’épouvantail de la conquête idéologique du communisme, on ne pourra plus guère nous faire croire que ce sera plus laid que la rapacité du monde soi-disant libre, dont le seul avantage, plus coupable à mes yeux, est d’avoir l’hypocrisie en plus.» («Journal d’un député, ancien ministre de Bourguiba, août 1959-février 1962», Nirvana, Tunis, 2014, p. 266)

Bourguiba aurait-il oublié que l’URSS et les pays socialistes ont précisément aidé l’Egypte à juguler l’agression anglo-franco-israélienne et à humilier ces deux grandes puissances coloniales lors de la nationalisation du canal de Suez en 1956?

M. Ahmed Mestiri était ambassadeur à Moscou à l’époque. Il rapporte que le Dr Sadok Mokaddem, ministre des Affaires Etrangères, venu défendre la position tunisienne sur Bizerte, s’est attiré cette remarque, sur un ton ironique de M. Andreï Gromyko, le ministre des Affaires Etrangères de l’URSS: «Ce qui importe dans les relations entre les Etats, ce sont les amitiés véritables et durables et non les amitiés de conjoncture.» M. Mestiri affirme que la «Bataille de Bizerte» a été improvisée dans une large mesure. La décision politique pour l’engager avait été prise sans préparation suffisante des moyens nécessaires: déficience dans l’organisation et la mise en œuvre de la confrontation populaire et militaire avec l’armée française, coût humain exorbitant par rapport à un objectif acquis d’avance et qui s’était chiffré par des centaines de victimes civiles innocentes, jeunes pour la plupart et sans arme, exposées inutilement aux tirs ennemis.» («Témoignage pour l’Histoire», Sud Editions, Tunis, 2011, p. 158)

La virulente et juste critique de Bourguiba par M. Chabbi pour sa gestion de la guerre de Bizerte est à mettre devant ce commentaire de M. Ahmed Ben Salah sur la guerre de Bizerte lorsque Noura Borsali lui fait remarquer que ce conflit a fait des milliers de morts: «Il n’y a pas de guerre sans victimes. Qui en est responsable? On ne peut faire endosser à Bourguiba toute la responsabilité. Les gouvernants français l’étaient aussi.» («Entretiens avec Ahmed Ben Salah», mars 2008)
De son côté, M. Chedli Klibi, qui a été le chef de cabinet du Combattant Suprême, est bien plus explicite et moins désinvolte que Ben Salah sur cette tragédie; bien que plus diplomate cependant. Il écrit en effet que Bourguiba «a appris la leçon de Bizerte», «cette guerre pour le panache, combien cruelle et probablement inutile. Elle fut menée dans un vertige épique qui laissait la raison sans voix. Elle fut un duel entre deux hommes, l’affrontement de deux immenses orgueils. Un conflit à valeur, avant tout, symbolique.» («Habib Bourguiba. Radioscopie d’un règne», Déméter, Tunis, 2012, p. 126)

«Apprise la leçon de Bizerte» au prix de tant de morts ?!

M. Klibi et l’entourage de Bourguiba, ont-ils essayé de ramener Bourguiba à la raison et d’empêcher ce massacre? Les historiens le diront sûrement un jour et feront ressortir que Bourguiba, avec la bataille de Bizerte, a montré «le caractère illimité de sa puissance» et «qu’il ose tout se permettre. » (Sophie Bessis)

Gloire en soit rendue à tous les martyrs de la patrie en cette «Fête de l’Evacuation» du dernier soldat français, en ce radieux jour du 15 octobre 1963.

Mohamed Larbi Bouguerra

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