News - 21.01.2025

Fraj Chouchane: Le Bernard Pivot tunisien

Fraj Chouchane: Le Bernard Pivot tunisien

Par Abdelaziz Kacem - Le 13 décembre 2024, au lever du jour, après un long combat et perdu d’avance contre la maladie, le grand cœur de Fraj Chouchane, le doyen des producteurs culturels de l’Ertt, a cessé de battre et de se battre.
Le  malheur n’arrivant jamais seul, la cécité vint s’ajouter à ses problèmes cardiovasculaires. Il me parlait de plus en plus souvent de Maarri : «Me voilà, semblable à Abou al-‘Alâ’, doublement prisonnier : l’obscurité et la claustration. Lui au moins, tout comme Homère, Milton, Taha Hussein, pouvait dicter son œuvre. Que de choses me restent à dire !».

Pour un homme de l’audiovisuel et de l’écrit, tel que Fraj Chouchane, existe-t-il un malheur plus grand que celui de perdre la vue ? Féru d’images et de livres, il est en possession d’une vaste bibliothèque toujours alimentée et où l’on trouve les œuvres les plus marquantes en matière de lettres, d’art et de sciences humaines. «Ses outils de travail», disait-il.

À plus d’un visiteur, il aimait à raconter, à la fois fier et amusé, comment le directeur général de la Bibliothèque nationale, en personne, venait chez lui, consulter et emprunter des ouvrages récents introuvables encore dans la prestigieuse institution dont il avait la charge. Ledit directeur général n’était autre que l’auteur de ces lignes et je corrobore ce dire. Il est vrai que nous étions toujours en retard d’une parution, en raison des lourdeurs de la machine administrative. Au reste, plus d’un maîtrisard, plus d’un doctorant sont venus, chez notre regretté bibliophile, vérifier des sources et puiser largement dans les références.

Fraj Chouchane avec le philosophe égyptien Mourad Wahba

Fraj Chouchane, mon ami de 60 ans, j’ai été le témoin de ses commencements et le compagnon de ses  aboutissements. Au milieu des années soixante du siècle passé, j’ai même coproduit avec lui une série d’émissions radiophoniques en arabe, consacrées à la littérature africaine francophone et anglophone.

Panafricaniste convaincu, il a conduit un entretien de haute qualité avec Léopold Sédar Senghor, dont il a lu et décortiqué l’œuvre ardue : «Comment voulez que je vous appelle, président-poète ou poète-président? – Poète-président, répond le chantre de la négritude». S’ensuivit un dialogue des plus édifiants.

Dans cette interview, comme dans celles consacrées aux ténors de la littérature arabe, de Mahmoud Darwich à Mahmoud Messadi, il a fait montre d’un professionnalisme sans faille. Son émission «Kitab maftouh» (À livre ouvert) le fit appeler le Bernard Pivot tunisien.

Son dialogue avec l’auteur d’al-Sudd (le Barrage) a été, académiquement, si apprécié qu’il fut incorporé in extenso dans les Œuvres complètes de notre écrivain national. C’est aussi un exemple de maïeutique pour nos critiques littéraires à l’audiovisuel et à l’écrit.

Fraj Chouchane avec le poète Noureddine Samoud et le peintre Néjib Belkhodja

Fraj Chouchane, c’est une vie entièrement vouée à l’action culturelle dans son acception la plus large. Outre ses émissions nombreuses et variées, et par-delà ses réflexions sur le métier, il a touché au théâtre et y a laissé son empreinte, aussi bien comme dramaturge que comme théoricien. De même, il n’était nullement étranger aux arts plastiques, et à bien des peintres, il a prodigué ses encouragements concrets. C’est lui qui fit connaître Néjib Belkhodja.

Pour ces raisons, aux temps où je présidais aux destinées de la RTT, je lui confiai la charge du service des émissions culturelles. Avec un tel CV, le ministre des Affaires culturelles le chargea, en 1986, de diriger le prestigieux Centre culturel international d’Hammamet. Il s’en acquitta avec panache.

Fraj Chouchane affiche Averroès

À l’heure de ses handicaps, il n’avait qu’un seul regret, celui de n’avoir pas pu obtenir copie de ses œuvres radiotélévisées. Kitab maftouh, évidemment, mais aussi ses diverses vidéos. Celles qu’il avait tournées en Espagne et en Sicile sont des documentaires incontournables. Il y avait mis toute son érudition et son savoir-faire en matière de réalisation. C’est bien là que le Machrek et le Maghreb ont légué au patrimoine universel le meilleur de leurs productions à travers les siècles. Il désirait tant les transcrire, ces émissions patiemment fouillées et ciselées, pour les transformer en livres à poser sur les rayonnages de la Bibliothèque nationale et sur ceux de sa bibliothèque privée.

Ce souhait ardent, dans notre éloge funèbre, lors de l’émouvante cérémonie d’adieu organisée le samedi 14 novembre, dans le hall de la Maison de la Radio, nous l’avons transmis directement aux P.D.G. respectifs de la Radio et de la Télévision. Et c’est en la présence muette du défunt, devant son cercueil, que les deux hauts responsables ont promis d’exaucer ce vœu posthume, en coordination avec sa famille.

En quittant ce lieu emblématique de sa carrière, en route vers Kalaa Kébira, sa ville natale, j’eus le sentiment, moi qui l’accompagnais, moi qui crois aux forces de l’esprit, que Fraj Chouchane regagnait, plutôt, rasséréné, sa dernière demeure. 

Il nous faudra par ailleurs ouvrir ses boîtes d’archives, trier ses notes, ses ébauches nombreuses, ses travaux inachevés, en vue d’une souhaitable publication.

Abdelaziz Kacem

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