Mohamed Ibrahim Hsairi: Le monde entre "re-mondialisation" et "démondialisation"

Par Mohamed Ibrahim Hsairi - Lors de son audition de confirmation devant la Commission des relations étrangères du Sénat, le 15 janvier 2025, le secrétaire d’État américain Marco Rubio a qualifié d’«obsolète» l’ordre international qui, faut-il le rappeler, a été, après la Seconde Guerre mondiale, fondé, façonné et dirigé par les États-Unis.
Expliquant ce jugement inattendu, il a déclaré qu’«il n’est pas normal que le monde ait une puissance unipolaire», et que cette «anomalie» était un produit de la fin de la guerre froide, avant d’ajouter que «finalement nous allons revenir à un point où nous avions un monde multipolaire, plusieurs grandes puissances dans différentes parties de la planète».
A première vue, ces déclarations pourraient laisser penser que les États-Unis sont sortis de leur état de déni où ils refusaient de reconnaitre que l’actuel ordre international est à l’origine de nombreux maux qu’il ne cesse d’infliger particulièrement aux «petits pays».
Mais en fait, il n’en est rien, car si les États-Unis ont reconnu que l’ère du monde unipolaire est terminée et que, par conséquent, le monde a besoin d’un nouvel ordre international multipolaire, c’est parce qu’ils considèrent que «l’ordre mondial d’après-guerre est maintenant une arme utilisée contre eux», et que «tout cela a conduit à un moment où ils doivent faire face au plus grand risque d’instabilité géopolitique et de crise mondiale générationnelle de la vie des Américains».
En effet, et tout en reconnaissant que l’ordre mondial d’après-guerre que les États-Unis ont conçu et construit leur avait bénéficié jusqu’à la fin de la guerre froide, le secrétaire d’État américain estime qu’à partir de la chute du mur de Berlin, «cet ordre aurait été instrumentalisé par les rivaux de son pays qui en auraient pris le contrôle pour l’utiliser contre son créateur au point de le menacer aujourd’hui de manière existentielle».
Pour Marco Rubio, cette situation s’explique par le fait que l’actuel ordre international qui est un «ordre basé sur des règles» a été nuisible pour les Etats-Unis qui, souligne-t-il, «ont trop souvent donné la priorité à l’ordre mondial par rapport à leurs intérêts nationaux fondamentaux, alors que d’autres nations ont continué à agir comme elles ont toujours agi et agiront toujours : en fonction de ce qu’elles perçoivent comme leur meilleur intérêt. Et au lieu de se plier aux règles de l’ordre mondial de l’après-guerre froide, elles l’ont manipulé pour servir leurs intérêts au détriment des nôtres».
Cela s’applique en particulier à la Chine qu’il a accusée d’avoir «menti, triché, détourné et volé pour se hisser au rang de superpuissance mondiale à nos dépens», et ce à un moment où, selon lui, les Etats-Unis ont observé «un engagement quasi religieux en faveur d’un commerce libre et sans entraves aux dépens de leur économie nationale» et fait preuve d’un «zèle irrationnel pour la liberté maximale de circulation des personnes qui a entraîné une crise historique des migrations de masse en Amérique mais aussi dans le monde entier».
En outre, a-t-il noté, avec la fin de la longue guerre froide, les Américains ont cru, avec triomphalisme, qu’ils étaient arrivés à la «fin de l’histoire» et que « toutes les nations de la planète allaient devenir membres de la communauté démocratique dirigée par l’Occident. Ils ont également cru qu’ils pouvaient remplacer leur politique étrangère qui servait leur intérêt national par une politique qui sert l’ordre libéral international, car, pour eux, l’humanité tout entière était, désormais, destinée à abandonner l’identité nationale pour devenir «une seule grande famille humaine».
Or, il s’est avéré que cela n’était pas seulement un fantasme mais une dangereuse illusion.
C’est pourquoi les Etats-Unis se trouvent aujourd’hui devant une situation semblable à celle où ils s’étaient trouvés il y a huit décennies, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : ils sont en l’occurrence «de nouveau appelés à créer un monde libre à partir du chaos».
Pour ce faire, ils vont donc procéder à la «re-mondialisation» du monde, et non pas à sa «démondialisation», comme le revendiquent leurs rivaux.
Toutefois, la version de la nouvelle mondialisation qu’ils envisagent de concevoir et de mettre en œuvre est incompatible avec celle que la Chine, la Russie, les BRICS et plus généralement les pays du sud global ont en tête, c’est-à-dire une mondialisation fondée sur une multipolarité capable de rétablir un équilibre judicieux entre gouvernance nationale et gouvernance mondiale, d’endiguer les actuelles tendances inégalitaires de l’économie et des technologies, et de permettre aux différents pays du monde de conserver suffisamment d’autonomie pour élaborer leur propre contrat social et développer des stratégies économiques en fonction de leurs besoins et intérêts.
En effet, la re-mondialisation que les Etats-Unis veulent élaborer repose sur les fameux slogans «America first» et «Make America great again» et semble s’orienter vers la satisfaction des ambitions de la présidence de Donald Trump que d’aucuns qualifient d’impériale.
Or une telle re-mondialisation n’est possible que dans une multipolarité où c’est la force qui décide, et où ce sont les pays forts ou les grandes puissances qui se partagent le globe, tout en faisant fi du principe de l’égalité de tous les pays, qu’ils soient grands ou petits.
Il va sans dire qu’elle sera pire que la mondialisation promue, unilatéralement, par les Etats-Unis après la chute du mur de Berlin, car elle prône un monde dans lequel seul l’intérêt national gouvernera les relations internationales, et elle risque, de ce fait, de démolir les principes et les objectifs qui ont été établis par la charte de l’Organisation des Nations unies afin de réglementer le comportement international des pays et assurer leur coexistence pacifique et leur développement durable.
Plus grave, les Etats-Unis affirment que «America first» ne veut pas dire qu’ils seront isolationnistes. Par contre, ils comptent garantir leurs intérêts par l’adoption d’une stratégie ouvertement coercitive.
A ce propos, Marco Rubio a tenu à préciser que la nouvelle politique étrangère des Etats-Unis rejette l’isolationnisme et que les Américains interviendront, mais toujours dans leurs intérêts nationaux fondamentaux qui doivent être placés au-dessus de tout. Pour lui, cela n’a jamais été aussi pertinent ou aussi nécessaire qu’aujourd’hui. Chaque décision de politique étrangère devra passer un test en trois étapes : rendre les États-Unis d’Amérique «plus sûrs, plus forts et plus prospères».
En somme, l’on peut dire que les Américains cherchent à créer un monde sans règles ou en réalité un monde où la seule règle sera «l’Amérique d’abord et seulement». Ce qui se traduira par la réorganisation du monde en fonction de leur propre et unique intérêt, et la promotion agressive sinon l’imposition de la «pax americana par la force».
Il va sans dire que cette nouvelle ligne de conduite révisionniste et qui incarne l’extravagance effrontée de Donald Trump est extrêmement dangereuse car, en pariant sur «la paix par la force», les Etats-Unis ne manqueront pas de porter un coup fatal à la diplomatie et de mener le monde à l’instabilité, à la confrontation et au chaos.
Et dans ce monde effroyable dont le spectre pointe à l’horizon, il est à craindre que sa plus grande victime soit le Moyen-Orient qui est menacé de devenir le champ d’essai de cette re-mondialisation américaine, d’autant plus qu’il a connu, durant les quinze mois de la guerre à Gaza, des «bouleversements tectoniques» qui pourraient inciter Donald Trump à essayer de concrétiser son vœu de le remodeler, vœu qu’il n’a cessé de répéter depuis sa campagne électorale, et qu’il semble ne pas hésiter à ouvrir les portes de l’enfer sur la région pour le voir se réaliser.
Mais comme ce sujet est extrêmement compliqué et complexe, il fera l’objet de mon prochain article.
Mohamed Ibrahim Hsairi
Ancien Ambassadeur
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