Les réseaux sociaux et le trop-plein d’information: Éprouver les certitudes

Par Habib Batis - L’accès à l’information était de tout temps un besoin pour comprendre le monde qui nous entoure et interpréter les évènements qui s’y déroulent. Il fut un temps où, il fallait connaitre un minimum de choses avec un certain degré de confiance pour conduire son petit train de vie à peu près paisiblement. Là où il nous fallait parfois des semaines pour trouver une information ou une réponse à une simple question posée, de nos jours, Internet, et plus largement les technologies numériques, nous éclairent en quelques secondes. La connaissance universelle est au bout de nos doigts. La contrepartie de cet accès facile et à portée de main fait qu’on est submergé quotidiennement et régulièrement par une masse importante d’informations sur le monde tel qu’il se déroule devant nous. Mais est-ce une bénédiction pour autant? Que faisons-nous de cette manne?
Surabondance d’information et après!
Ce ruissellement informatif est permanent, en direct, sans filtre et donc sans prise de recul. Les mots y sont dévoyés et vidés de leur sens. Une sorte de novlangue qui se répand insidieusement et nous fait perdre nos repères. De cet état de fait découlent d’étranges phénomènes car, cette surabondance d’informations traduit aussi la complexité mystérieuse du monde, un monde trop fuyant pour qu’on puisse en faire sens. Conséquence, une confusion collective se répand en même temps que la confiance individuelle, paradoxalement, se renforce. Il va donc de soi qu’en survolant les sujets, on a du mal à faire le tri entre les sources (qui évidemment ne se valent pas toutes). Pourtant, à force de consommer de l’information, on a la fâcheuse tendance de penser être aussi aptes que les véritables sachants. A cela s’ajoute qu’admettre qu’on se trompe n’est jamais simple, et réaliser l’étendue de notre ignorance et de nos préjugés l’est encore moins.
Bref, nous aboutissons à une situation où chacun se pense légitime pour bien juger de tout, que l’avis d’un «influenceur» est religieusement suivi et enfin, que la médiocrité est de plus en plus acceptée, parfois hélas valorisée. Alors que la partie se complique, nous sommes contraints de vivoter avec un bandeau sur les yeux et des bouchons (ou des écouteurs !) dans les oreilles. Il est difficile (pour moi du moins), d’estimer le nombre de smartphones en circulation en Tunisie, mais ce qu’on peut constater est que les écrans sont partout, ne nous quittent plus, et cela change tout. Ce qui donne l’impression que cette technologie a atomisé la société où chacun est pour soi naviguant en permanence entre le monde physique réel et celui qui se trouve entre nos mains. Viser les individus en faisant éclater le collectif est le moyen efficace pour que cette technologie accède à nos faiblesses, et par voie de conséquence en prendre le contrôle.
En effet, dans cette situation, notre cerveau a du mal à suivre. Il tente tant bien que mal à faire le tri. Mais, exposé à un monde de plus en plus difficile à déchiffrer, complexe et instable et en même temps face à la diminution de notre capacité à en faire sens, il finira par s’y perdre. Inévitablement, des failles cognitives se multiplient et se renforcent par notre mode de vie. Et bien sûr, certains petits malins sont à l’affut, décident de s’amuser avec ces biais en toute connaissance de cause. Ces prédateurs qui mettent à profit, plus que jamais, nos vulnérabilités (pour du pouvoir ou pour de l’argent) voient d’un mauvais œil que le niveau général d’éveil augmente. Ils ne voient pas grand intérêt, par exemple, à contrecarrer le dogmatisme et le bourrage de crânes qui sont les maitres-mots d’un système éducatif à la dérive, au détriment du développement de l’esprit critique.
Avec l’émergence des sciences du comportement depuis le début du siècle dernier, le jeu pratiqué par ces magiciens a considérablement évolué. Ils se sont perfectionnés pour s’orienter vers la manipulation des opinions et des choix des masses. L’objectif est le même: fabriquer du consentement, tantôt pour faire gagner des élections à un sauveur, tantôt pour dénigrer ceux et celles qui ne pensent pas comme nous. Bref, les fausses informations, les rumeurs, les légendes sont devenues les filtres déformants entre les hommes et le monde. Dès lors, à quelles dérives notre cerveau est-il exposé pour démêler cette surabondance? Comment se comporte-t-on pour prendre des décisions rapides et répondre aux contraintes de l’hostilité informationnelle?
Quelques biais cognitifs et leurs conséquences
Pour éviter le trop-plein informationnel et ne pas saturer notre mémoire, la tendance au filtrage, à l’élagage et à la déformation du réel est un mécanisme de protection qui permet à notre cerveau une économie de temps et d’énergie. Si ce comportement est commun à tout le monde, le cerveau de chaque individu filtre différemment les informations qu’il juge pertinentes ou non pour lui, sur le moment. Pour leur interprétation, le cerveau emprunte des raccourcis lorsque les exigences d’une tâche cognitive sont trop élevées. Ceci permet d’avoir des solutions approximatives qui, généralement, marchent bien, ne posent pas de problèmes et nous font gagner du temps en nous évitant de réfléchir à ce que nous faisons.
Par contre, ce qui nous importe ici, c’est lorsque ces raccourcis sont à l’origine de « dysfonctionnements » dans notre raisonnement, conduisant à des erreurs de jugement et d’appréciation. Quelques biais sont particulièrement importants car ils nous laissent penser que nous sommes parfaitement rationnels et que, nous sommes maîtres de nos décisions et de nos actes. En vérité, il n’en est rien. Nous fonctionnons la plupart du temps selon un mode automatique, involontaire, intuitif et peu énergivore pour notre cerveau.
Le premier de ces biais est lorsqu’on a tendance à ne prendre en considération que les informations qui confirment nos croyances et ignorer ou discréditer celles qui les contredisent. Dans ce cas, il est plus commode d’obéir que d’examiner, il est plus flatteur de penser «j’ai la vérité » que de ne voir autour de soi que de l’obscurité. Cela tranquillise, cela donne confiance, cela facilite la vie. Autant d’inventions qui ne sont possibles que sous le présupposé «la vérité est là». Ce biais cognitif est bien connu pour faire obstacle à toute autre forme de connaissance que celle qui est «déjà-là». Il est notamment funeste dans le domaine de l’enseignement-apprentissage. Il suffit de se référer à Bachelard (la formation de l’esprit scientifique, 1938) qui a développé l’idée que toute connaissance se construit contre ce que l’on sait déjà: «En fait, on connait contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit fait obstacle à la spiritualisation». De son côté Peirce (Essays in the philosophy of science, 1957) qualifie de «ténacité» le fait que les gens croient à la vérité parce qu’ils ont toujours su que ce qu’ils savent était vrai; et c’est d’autant plus vrai qu’ils l’ont toujours cru. Des études en psychologie (Kerlinger N. Fred «fondation of behavioralresearch», 1964) montrent que des personnes vont continuer de croire à leur vérité même lorsqu’elles sont confrontées à des preuves qui la contredisent. Enfin, l’histoire des sciences est jalonnée de situations où ce biais était souvent un ralentisseur voire un frein à son avancée. Voici un exemple pour l’étayer. Au XVIIe siècle, Galilée (1564-1642), déclara un jour que Jupiter avait sept lunes contredisant ainsi ce que l’on tenait pour vrai à l’époque. Naturellement, on contesta «les prétentions» de cet astronome (une attitude typique qui découle de la méthode de la «ténacité» de Peirce): comment osait-il contredire ce que tout le monde tenait pour vrai? Alors, l’astronome, contesté, invita tout le monde à venir voir par eux-mêmes dans son télescope. Francesco Sissi, astronome contemporain, était parmi ceux qui ont décliné l’invitation considérant «…qu’il n’y avait nullement besoin de regarder; il suffisait de réfléchir et de raisonner un peu pour distinguer le vrai du faux; d’ailleurs, qu’est-ce qui garantissait que rien n’avait été introduit frauduleusement dans cet instrument pour qu’on y «voie » des lunes?» Sissi se contenta de réfuter les prétentions de Galilée de la manière suivante: «Il y a sept fenêtres dans la tête: deux narines, deux oreilles, deux yeux et une bouche; donc…. le nombre de planètes est nécessairement de sept: Soleil, Lune, Mars, Mercure, Jupiter, Venus et Saturne. De plus, les juifs et des nations anciennes…ont adopté la division de la semaine en sept jours et ont nommé les jours suivant le nom des sept planètes: alors si on augmente le nombre de planète, tout ce système s’écroule… Qui plus est, les satellites de Jupiter sont invisibles à l’œil nu, donc ils ne peuvent avoir aucune influence sur la terre, donc ils seraient inutiles, donc ils n’existent pas» (Stanovich, Keith E. «How to think Straight about psychology» 1986).
Le deuxième biais est lorsqu’on a tendance à penser ou agir comme les autres le font. Ce conformisme social est l’un des fondements du fonctionnement des réseaux sociaux car il peut tirer parti de l’influence qui émane des attentes positives de la part du groupe ou d’autres personnes. Ainsi, dans les smartphones et autres objets, l’idée de notification a été conçue pour qu’on l’associe inconsciemment à une promesse de récompense. Tel le chien de Pavlov, nous salivons à l’idée d’un «like» qui nous flattera et stimulera la production d’un contenu qui satisfera notre besoin de nouveauté. Rien de plus jouissif que de pouvoir se dire «j’ai raison» et rien de plus rassurant que de constater que d’autres pensent comme nous.
Entre alors en scène un troisième biais, celui des personnes, avides d’accumuler des informations car c’est un facteur de survie. Elles trouvent dans les caisses de résonnance des médias et des réseaux sociaux tout ce que des personnes (citoyens ordinaires, politiques, parfois scientifiques, journalistes…) capitalisent sur les biais cognitifs précédents. La devise de cette catégorie de personnes est la tendance à accepter, sans l’exercice de l’esprit critique, une assertion non fondée, simplement parce qu’elle est énoncée par une personne prétendument jugée digne de confiance. C’est une attitude qui a même un doux nom: l’ipsedixitisme (employé par les disciples de Pythagore pour souligner le caractère irrévocable de l’autorité de leur maître). Celui-ci, dans sa forme dégradée, conduit à «l’effet gourou » qu’on a bien connu lors de la crise du Covid et qui trouve actuellement son acmé avec le climatoscepticisme par exemple. Le résultat conduit à une cacophonie d’opinions infondées laissant peu de place aux avis réfléchis. Une tendance où, selon Nietzsche: «le demi-savoir triomphe plus facilement que le savoir complet: il conçoit les choses plus simples qu’elles ne sont, et en forme par suite une idée plus saisissable et plus convaincante». On le comprend presque intuitivement, il est facile d’énoncer une contre-vérité, elle ne coûte qu’un peu de salive et d’impudence à son auteur, une affirmation fausse n’ayant par définition pas besoin de preuve. C’est d’autant plus inquiétant que les nouvelles simples et choquantes circulent bien. Elles voyagent souvent vite et loin, du fait de certains avantages asymétriques dont elles bénéficient: une force de l’impact (elles choquent puisqu’elles nous heurtent, donc on les remarque et on en parle), une force de rétention (elles laissent une trace plus profonde dans la mémoire que toutes les nouvelles qui viendront ensuite les démentir) et une force de l’onction (quand celui qui les propage est oint d’une aura avantageuse). Ce biais est confortable car, en permettant de gagner de l’information, il laisse croire qu’on peut combler son ignorance en ne réfléchissant pas et en prenant pour argent comptant ce qui est dit par quelqu’un d’autre. Sauf que l’ignorance est l’affaire de ceux qui savent, car savoir qu’on ignore c’est déjà savoir ce qu’on n’ignore pas. Et croire savoir est plus dangereux qu’ignorer.
Enfin, de nos jours, la baliverne se porte bien. Elle est catalysée par les réseaux sociaux. Elle est contagieuse, devient acceptable et se délecte d’elle-même. La question n’est pas uniquement de lutter contre telle ou telle attitude quand on est confronté à la surabondance d’informations, mais plutôt et surtout d’apprendre des règles de processus pour se poser et répondre à la question «comment sait-on ce qu’on sait?».
Habib Batis
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