Tunisie 13 août 2025 : Femmes, exil, climat, vieillesse… le recensement d’une rupture

Par Hella Ben Youssef, Vice-Présidente de l’Internationales Socialiste des Femmes, Membre du bureau politique d’Ettakatol - Le recensement général de la population et de l’habitat (RGPH) de 2024, dont les premiers résultats ont été publiés en mai dernier, est bien plus qu’un inventaire froid de chiffres. C’est un miroir impitoyable tendu à la Tunisie. On y voit un pays qui se rétrécit, qui s’assèche, qui vieillit. Un pays qui résiste encore, mais par épuisement et non par vision.
Un pays qui tient… mais grâce à qui ? Il tient grâce à sa colonne vertébrale : les femmes. Sans prétention aucune, chers messieurs qui êtes aussi un socle important rappelons que ce pays, ce sont nous deux, citoyens et citoyennes, qui le formons, l’habitons et le faisons avancer.
Mais il est toujours nécessaire de remettre en lumière quelques chiffres… et quelques vérités que certains peinent encore à accepter ou à intégrer pleinement. Car le vrai sujet, ce n’est pas la compétition, mais comment vivre ensemble en bonne intelligence, pour créer plus de richesse économique, culturelle, entrepreneuriale et surtout préserver la paix des ménages. Oui, cette paix-là est probablement la raison sociale la plus efficace pour un PIB en hausse.
En Tunisie, les femmes sont partout : dans les champs, dans les administrations, les hôpitaux, les écoles, les laboratoires, et jusque dans les foyers, comme aides-ménagères, nourrices ou soignantes. Elles représentent plus de 33 % des entrepreneurs et contribuent à près de 11 % des exportations nationales à l’international. Et ce, sans compter celles qui, chaque jour, produisent l’essentiel dans l’agriculture, l’industrie, la santé, l’éducation ou les services.
Sans elles, l’équilibre économique national vacillerait. Avec elles, il peut s’élever à condition de leur donner les moyens et la reconnaissance qu’elles méritent.
Elles représentent 50,7 % de la population, et davantage encore dans les régions intérieures, là où les hommes sont partis vers l’exil, la clandestinité ou cette attente stérile qui ronge les jours. Elles, elles restent. Elles labourent, soignent, enseignent, produisent. Elles tiennent la maison, la terre, l’école, la communauté. Mais dans l’ombre. Colonne vertébrale d’un État absent. Comme le dit si bien ce proverbe revisité : « Vivre ensemble en bonne intelligence, c’est tisser nos différences comme on tisse un tapis : chaque fil compte, et c’est l’ensemble qui donne la beauté et la solidité. »
Si nous prenons en compte, en plus la diaspora et reconnaître pleinement sa place et particulièrement de sa composante féminine, c’est comprendre que la vraie intelligence collective ne se construit pas en excluant, mais en tissant des liens solides entre l’intérieur et l’extérieur. Il ne s’agit pas de nostalgie, mais de stratégie : mettre en réseau les énergies du pays et celles de ses enfants à l’étranger pour bâtir une économie plus forte, une culture plus vivante, un entrepreneuriat plus audacieux. D’ailleurs, une Tunisie qui veut avancer ne peut se priver de celles qui connaissent les marchés internationaux, les codes culturels variés, les innovations techniques, et qui sont prêtes à investir leur expérience ici. Cette intelligence collective nourrie des réalités du pays et enrichie de l’ouverture au monde pourrait devenir l’un des moteurs les plus puissants de notre prospérité.
Et si nous avons, un jour, la sagesse de conjuguer ces forces, nous pourrons non seulement créer davantage de richesses économiques et culturelles, mais aussi renforcer la paix sociale. Car un pays qui sait unir ses forces, où qu’elles se trouvent, est un pays qui se donne les moyens de durer. De résister aux crises, mais aussi de s’adapter aux urgences et aux changements imposés par le monde contemporain.
Or, ces changements sont déjà là. La crise climatique en est l’un des plus brutaux. Dans les zones déjà marginalisées, elle s’abat d’abord sur les épaules des femmes : moins d’eau, moins de terres fertiles, plus de travail, moins de ressources. Selon les données récentes, des centaines de milliers de Tunisien•nes vivent sans accès régulier à l’eau potable. La soif abîme les corps, épuise les forces, restreint la liberté. Elle impose aux femmes des trajets plus longs pour chercher l’eau, accroît leur charge physique et mentale, et fragilise la sécurité alimentaire des familles. Et pourtant, l’intelligence environnementale des femmes leur capacité à gérer les ressources, à préserver les sols, à inventer des solutions de proximité reste largement absente des politiques climatiques. Ce savoir pratique et ancestral, renforcé par l’expérience des nouvelles générations, pourrait pourtant être un atout stratégique pour bâtir une résilience locale !
Mais la Tunisie devra composer avec une autre donnée incontournable : le vieillissement accéléré de sa population. Ce n’est pas un horizon lointain, c’est déjà là. En 2024, 16,9 % des Tunisiens ont plus de 60 ans, et le taux de dépendance atteint 28 %, presque 50 % dans certaines régions rurales. Or, face à cette transformation démographique majeure, aucun plan national d’adaptation n’a été mis en œuvre, aucune couverture universelle n’est garantie.
Une fois encore, ce sont les femmes filles, belles-filles, voisines, parfois exilées qui envoient de l’argent qui prennent en charge les aînés. Elles pallient l’absence de services publics dédiés, souvent au prix de leur propre santé et de leurs perspectives professionnelles. L’État se retire. La société civile, déjà épuisée par d’autres urgences, tente de combler les vides.
C’est là que l’intelligence collective prend tout son sens : unir les forces de l’intérieur et de l’extérieur, intégrer les savoirs locaux et l’expertise de la diaspora, mobiliser les talents féminins dans tous les secteurs de l’agriculture à la santé, de l’entrepreneuriat à la diplomatie pour répondre à ces deux défis jumeaux que sont le changement climatique et le vieillissement démographique. Car une Tunisie capable de relier ses énergies est une Tunisie capable de survivre, de se réinventer… et de prospérer.
Face à ces constats, il ne suffit plus de dresser la liste des urgences : il faut activer les leviers qui existent déjà, et renforcer ceux qui restent fragiles. Car notre pays possède un socle juridique unique dans la région, fruit de décennies de lutte et de réformes. Le Code du statut personnel, adopté dès 1956, demeure une référence historique et un symbole fort de l’émancipation féminine en Tunisie. Il a inspiré des textes plus récents, comme la loi organique n°2017-58 relative à l’élimination des violences faites aux femmes une avancée majeure qui couvre toutes les formes de violence, qu’elles soient physiques, psychologiques, sexuelles ou économiques, et qui reconnaît même les violences structurelles et institutionnelles.
Autre jalon essentiel : la loi n°2018-50 du 23 octobre 2018 relative à l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, texte pionnier dans le monde arabe et africain, qui inscrit enfin dans la loi que le racisme est un crime. Ces acquis sont précieux, mais ils ne suffisent pas. Car la réalité économique et sociale révèle encore des inégalités profondes : 60 % des femmes rurales actives travaillent dans l’informel, sans contrat ni protection sociale ; environ 30 % n’ont pas de carte d’identité nationale, ce qui limite leur accès aux droits fondamentaux ; et si elles représentent 65 % des diplômés universitaires, leur taux de chômage atteint 22 %, soit le double de celui des hommes. Ces chiffres disent une vérité simple : l’égalité juridique ne garantit pas l’égalité réelle. Pour combler cet écart, il faudra plus qu’un corpus de lois il faudra une volonté politique claire, des politiques publiques inclusives, et la mobilisation conjointe de l’État, de la société civile et de la diaspora.
Bien avant l’indépendance, la voix des femmes tunisiennes avait déjà trouvé ses échos. En 1937, le journal « Leïla » semait des idées progressistes sur leur rôle dans la société, préparant ainsi le terrain à des générations de pionnières. Cette mémoire est notre héritage, et la transmission de cet héritage est notre responsabilité. Aujourd’hui, l’urgence n’est pas seulement de constater les écarts, mais de bâtir les ponts : renforcer des politiques publiques réellement inclusives, soutenir les associations locales qui tiennent debout nos communautés, valoriser les figures qui ont tracé la voie et donner de l’espace à celles et ceux qui la prolongeront ces jeunes générations inspirées par Bochra Belhaj Hmida, Amel Grami ou la regrettée Lina Ben Mhenni.
La Tunisie ne tient pas grâce à ses institutions, mais malgré elles. Elle tient par la force invisible des ignorées, par ces femmes qui refusent la résignation, par cette diaspora qui persiste à croire, par ces familles qui, malgré la douleur, s’acharnent à vivre. Ce courage est une richesse nationale. Et comme toute richesse, il faut l’entretenir et l’investir. Reconnaître, soutenir, encourager : voilà comment transformer cette force silencieuse en moteur visible et durable.
Le 13 août, fête nationale de la femme tunisienne, ne devrait pas se limiter à fleurir les discours officiels. C’est une journée pour renverser la question : Non pas « Que fait la femme tunisienne pour son pays ? » Mais « Que fait ce pays pour ses femmes ? »
Et si la réponse, demain, était enfin à la hauteur de leur engagement, nous aurions non seulement gagné en justice, mais aussi trouvé la clé d’une Tunisie plus forte, plus unie et plus confiante dans son avenir.
Hella Ben Youssef
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