Notes & Docs - 12.07.2011

La Tunisie à la croisée des chemins

La Tunisie a été régulièrement félicitée pour ses performances économiques mesurées en termes de croissance des investissements directs étrangers, d'accumulation des réserves et, surtout, de croissance économique.

La situation actuelle met, quant à elle, clairement en évidence l’échec du modèle. Etre l'économie la plus compétitive du continent ne suffit pas lorsque les fruits de la croissance ne sont pas accompagnés par plus d'emplois, la réduction des inégalités et moins de corruption.

On avait tout simplement oublié que dans liberalisme il y a libertés ! Et pour notre part, n'oublions pas que Mohamed Bouazizi s'est immolé parce que l'Etat ne lui a pas permis d'exercer sa liberté d'entreprendre d'abord, de s'exprimer et de demander des comptes ensuite!

Dans une société démocratique, où les libertés sont respectées, où la séparation des pouvoirs est claire, où les lois sont appliquées de manière efficace et équitable, et où les citoyens élisent librement leurs dirigeants, les tiennent pour responsables et peuvent les remplacer si ils ne répondent pas à leurs aspirations, les décisions sont susceptibles d’être:

- plus équitables, servant les intérêts de la majorité plutôt ceux de quelques-uns,
- plus efficaces, parce que débattues plus largement. Les options les plus viables sont alors plus susceptibles d'être sélectionnées,
- plus crédibles et donc plus mobilisatrices car les citoyens ont alors plus confiance dans les promesses faites par le gouvernement qui ne défend plus une caste dominante.

A l’inverse, nous pouvons faire, en Tunisie le même constat que celui fait par Ahmad Galal en Egypte. L'ancien régime a poursuivi un modèle de développement servant ses intérêts et ceux de sa clientèle. Le modèle économique retenu était d’inspiration libérale : accélération des investissements et croissance économique en s'appuyant sur les forces du marché, l'initiative privée et l'intervention minimale de l'État. Cependant, l’intérêt des clientèles était placé au dessus de l’efficacité économique que ce soit dans l’attribution des diverses licences, l’attribution des marchés, le respect des règles de la concurrence… Les dirigeants avaient compris que la croissance économique requiert des champions. Mais parce que la classe entrepreneuriale se confondait très étroitement avec la classe politique, ce système n’était pas libéral. C’était un système corporatiste, d’inspiration libérale, en ce qu’il s’appuyait sur l’argument de l’efficacité économique pour justifier les inégalités, mais sans aucune des libertés économiques qui garantissent cette efficacité.

Ce système a alors été dans l’incapacité de distribuer efficacement la croissance économique et le régime a tenté de pallier ce déficit en mettant en place des politiques de soutien des prix ou de lutte contre la pauvreté. Ces politiques étaient dans l’incapacité de répondre aux vrais problèmes économiques et sociaux :

- la croissance n'a pas créé suffisamment d'emplois productifs pour absorber les nouveaux entrants sur le marché du travail ;
- le secteur informel s’est étendu, avec de petits entrepreneurs sans accès au crédit formel, sans accès aux contrats avec les grandes entreprises et/ou l’Etat, sans protection de la loi pour leurs activités et sans protection sociale pour leurs employés (ce secteur informel a parfois reçu la protection non pas de l’Etat mais des puissants et ce dans le cadre d’un système mafieux typique).

En fait, comme l’écrit Phelps, « le mal essentiel fut de priver la masse des citoyens de la possibilité de se développer en empêchant les moins favorisés d'accéder aux emplois, de lancer leur entreprise et d'occuper des postes qui leur auraient permis de rivaliser avec les privilégiés ».

Face à ce constat d’échec, le risque serait de considérer le secteur privé comme par essence corrompu ou de rejeter le modèle de croissance dans sa globalité et de proposer de le remplacer par un système purement distributif. Car pour distribuer, il faut qu’il y ait de la richesse produite et susceptible d’être distribuée.

Ce qu’il faut plutôt en conclure c’est la nécessité d’une réforme en profondeur de la gouvernance mettant notamment fin au contrôle politique de l’ensemble de la sphère économique dans l’intérêt d’un groupe, une levée des freins à l’entrepreneuriat, la suppression du contrôle bureaucratique de l’entrepreneuriat au travers des licences et autres obstacles ; une gouvernance susceptible de garantir le respect de règles claires en matière d’investissements et de concurrence, de garantir une transparence totale dans l’intervention de l’Etat. Ce n'est qu'à cette condition que la modernisation du système économique pourra s'amorcer et les deux vont de pair. Pour se développer, le système économique a également besoin d’un secteur financier qui soit réellement mobilisé pour soutenir l’entrepreneuriat et la prise de risque et non pas un secteur financier qui concentre toutes ses capacités de financement sur les seules entités adoubées par l’Etat.

Dans le cadre de cette gouvernance renouvelée, le rôle de l'Etat serait alors :
- de faciliter le fonctionnement des marchés grâce à l'exécution des contrats, la protection des droits de propriété et la protection contre les comportements anticoncurrentiels,
- d’adopter des mesures pour parvenir à une société plus égalitaire,
- de mettre en place des garanties pour protéger les consommateurs et les travailleurs contre l'exploitation en garantissant des conditions de travail décentes et une rémunération équitable,
- d’œuvrer à une intégration dans les marchés mondiaux.
 
La question qui se pose alors est celle des modalités de la transition du système corporatiste décrit plus haut à un système  économique réellement respectueux des droits et des libertés? Le système précédent a su générer de la croissance mais n'a pas su la partager. Sous prétexte de mieux la partager, nous ne devons pas pour autant tuer la croissance. Car il existe une relation paradoxale entre la stabilité d'une nation, son ouverture et ses capacités en termes de croissance. Un pays stable et ouvert peut espérer générer une très forte croissance mais c'est egalement, dans une moindre mesure, le cas des pays où la stabilité est garantie par un système dictatorial: la Tunisie a jusqu'à présent généré une croisance plutôt élevée. La courbe exprimant le potentiel de croissance en fonction de l'ouverture politique est en forme de bol: décroissante d'abord puis croissante. En fait, elle est même plutôt en forme de J car la partie croissante monte beaucoup plus haut que la partie décroissante et c'est pour cela que, sur le plan économique également, l'ouverture et les libertés sont une valeur même si elles peuvent avoir, dans un premier temps, un impact negatif sur la croissance. Aujourd'hui, la Tunisie est au bas de la courbe, plus d’ouverture a apporté plus d’instabilité et une croissance quasi-nulle voire negative. Mais la Tunisie est aussi très proche du point à partir duquel plus d’ouverture pourrait progressivement conduire à une plus grande stabilité et à un potentiel de croissance bien plus elevé que les 4 a 5% dont l'ancien pouvoir était si fier.

La Tunisie est ainsi à la croisée des chemins : l’ouverture et ses avantages à moyen terme au prix d’une période difficile à court terme ou repli sur soi à court terme, au détriment de la prosperité et en définitive de la democratie!

Dans l’immédiat, ce qu’il faut avant tout éviter, c’est l’entrée dans un cercle vicieux : pauvreté et augmentation du chômage entraînant une augmentation du populisme et de l'extrémisme qui, à leur tour, conduisent à l'isolationnisme et de là, à l’accroissement de la pauvreté et du chômage.

La transition a donc un coût, elle nécessite un soutien à l’économie pour éviter la tentation du retour en arrière sur la courbe en J. Le soutien demandé à la communauté internationale par la Tunisie, avait notamment pour objectif de lisser cette transition d'une économie administrée vers une économie plus libre et porteuse d'ambitions économiques et sociales. Il est ventilé en deux volets : une aide immédiate et un soutien à un plan de développement portant sur les infrastructures, les PME, les services, l'intermédiation financière, etc. Bien sûr, le développement économique ne peut se faire sans une réforme en profondeur de la gouvernance et le soutien au développement ne peut se résumer à des aides budgétaires immédiates. Mais les deux volets (aide immédiate et plan de développement) ne sont pas en opposition et sont, bien au contraire, complémentaires. Car pour fleurir, la démocratie a besoin d’un cadre économique et social apaisé et d’anticipations porteuses d’espoir.

La liberté réclamée par les peuples pourra alors se décliner en liberté de s’exprimer et droits politiques, liberté d’entreprendre et droit à plus de bien être, liberté de circuler et droit à s’ouvrir au monde. Ces libertés et ces droits doivent bien sûr être à la fois protégés et encadrés et c’est là le rôle de l’Etat ; encadrés dans l’intérêt du citoyen et de la collectivité et non pas dans l’intérêt d’un groupe quel qu’il soit. Ces libertés et ces droits doivent aussi être reconnus et protégés par la communauté internationale pour que les échanges soient source de croissance partagée et non d’exploitation. En cela, le dernier volet, celui de la liberté de circuler et du droit à s’ouvrir au monde, n’est pas une simple option. Il est, au contraire, fortement imbriqué aux deux autres. La mobilité, notamment des jeunes, les échanges culturels et humains, la coopération décentralisée entre associations, régions, ONG,… sont essentiels pour que chaque pays puisse jouer pleinement  sa partition dans le concert des Nations.

Elyès Jouini
Intervention lors des Rencontres Economiques, Cercle des Economistes
Aix-en-Provence, 8-10 juillet 2011

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5 Commentaires
Les Commentaires
Mohamed Chawki Abid - 12-07-2011 19:06

Dommage que le discours sur la courbe en J n'ait pas évolué depuis Février 2011. J'aurais bien souhaité qu'on puisse enfin aborder des pistes concrètes pour dérouler le Plan de Développement Économique et Social le plus adéquat pour la Tunisie d'aujourd'hui et de demain. La Tunisie a besoin d'une véritable restructuration de son économie pour la sortir en douceur de la ‘‘sous-traitance’’ vers ‘‘l'innovation et la valeur ajoutée’’. Ceci prendra du temps pour se mettre en place. Notre dette ne paraît pas – aux yeux de nos officiels - énorme en valeur absolue, ou même par rapport au PIB (40%), mais devient pénible quand on sait que c'est un ‘‘endettement pour survivre’’ et non pour ‘‘créer de la valeur ajoutée’’ ou pour ‘‘générer de l'emploi’’. On s'endette auprès du G8, via leurs Instruments d’asservissement financier, pour consommer leurs biens, leur brader nos produits & services (textile, IME, tourisme, …), leur céder nos meilleurs actifs (télécom, cimenteries, IAA, …. : pour pouvoir rembourser), leur concéder nos réserves réelles et potentielles (pétrole & gaz, engrais phosphatés, énergie photovoltaïque, …) à des conditions laminées. Si nous continuons à laisser notre PM se faire séduire par les Leaders occidentaux et nos Technocrates spéculer sur les promesses G8, nous risquerions de faire perdre à nos enfants les objectifs minimalistes de la révolution des jeunes (Liberté-Justice-Dignité-Démocratie et Droits de l'Homme) et de les enfoncer plus tard dans le sable mouvant du surendettement extérieur.

Ali Salah - 12-07-2011 22:33

Je n'ai rien contre les binationaux, mais je leur reproche le manque de dialogue avec les citoyens connaisseurs en problématiques économiques, alors qu'ils ont l'habitude des débats francs et de l'écoute de l'avis contraire. J'espère que E.Jouini puisse faire l'exception, en acceptant de participer à une conférence sur les investissements de développement et les moyens de financement appropriés. Dans l'affirmative, je suis persuadé qu'il changera d'avis.

Adel Abbès - 13-07-2011 11:26

Malheureusement, nos Ministres cherchent à gagner l'admiration et la confiance de l'UE en leur sollicitant un ''Piège sur Mesure'' à l'Économie Tunisienne. Cherchant à sortir de sa crise, l'UE saisira cette occasion pour nous accabler de Dettes trop chères et conditionnées à la cession d'actifs (entreprises & services publics, concession d’exploitation de réserves, …) et au maintien de l'économie de sous-traitance à bas prix. Pourquoi n'avaient-ils engagé de débat national pour mettre à contribution tous les Experts tunisiens: état des lieux, stratégie à adopter, plan d'actions idéal, coût et financement des projets, combinaison adéquate des ressources internes et externes, ..... ? Pourquoi cachent-ils leurs jeux? Par qui sont-ils réellement payés? ...

sydy - 13-07-2011 21:10

réponse à monsieur Eliés JOUINI.Les investisseurs de tous bords ne peuvent invertire que lorsque le pays sera en sécurité et que les élus parlent d'abord et en premier lieu au citoyens le longage de la vérité en préservant l'indépendance du térritoire de tous pays envahisseurs.

Hakim Tounsi - 16-07-2011 20:33

Monsieur Jouini on reconnaît bien en vous le professeur d’économie avec la prépondérance de la théorie, des modèles de Phelps que vous citez mais qu’en penseraient Keynes, Allais, Aristote, Keneth, Edwin, Engels, Fisher, Friedman etc… Plus sérieusement et plus concrètement, vous n’ignorez pas que le modèle de développement économique en Tunisie reposait très fortement sur les européens qui, dans le cadre du processus de Barcelone et de bien d’autres accords bilatéraux, en avaient défini les contours essentiels engageant ainsi la Tunisie et les tunisiens sans même leur demander réellement leur avis sur le sujet. La stratégie suivie par la Tunisie dans la gestion de tous les secteurs de l’économie et même de tous les autres domaines de la vie du tunisien en découlait. L’ancien dictateur et ses collaborateurs ont signé au nom du peuple tunisien sous couvert d’une légitimité représentative usurpée dans le cadre d’élections truquées, tout ce que les occidentaux avaient demandé ou presque, pour obtenir leurs faveurs et leurs financements. Un arrangement gagnant/gagnant entre l’ex-dictateur et ses bailleurs de fonds. Devant un processus de Barcelone moribond, Monsieur Henri Guaino (conseiller de Monsieur Le Président Nicolas Sarkozy), pour justifier la prise de relai du nouveau projet de l'Union pour la Méditerranée UPM par rapport au Processus de Barcelone a clairement dit que ce processus était en faillite et en échec parce qu'il était basé primo sur un Nord intelligent qui pensait pour un Sud qui exécutait et secondo parce que dans le cadre de ce processus l’Europe traitait avec les Etats laissant de côté les peuples et la société civile. Le nouveau projet, UPM arrivé non seulement tard mais mort né, se voulait justement plus égalitaire avec un partenariat plus équilibré où les enfants du Sud ont aussi le droit de penser et de dire leur mot au même titre que leurs partenaires du Nord. (Monsieur Guaino est visionnaire. Il aurait presque prédit la Révolution tunisienne) ! Enfin c'est Monsieur Guaino qui a dit ça en 2009 avant la révolution tunisienne, car nous tunisiens on ne faisait que le penser fortement mais discrètement de peur d’être poursuivis pour terrorisme ! A moins que le projet, UPM, de Monsieur Sarkozy (qui n’a jamais avancé d’ailleurs), ne soit que pure manipulation politicienne ou utopie car il y a un redoutable postulat qui dit : CELUI QUI PAIE COMMANDE ! Ou celui qui finance commande. Alors accordons nos violons : on accepte le financement du nord et les idées qui vont avec dans quel cas plus besoin d'écouter celui qui n'a pas de quoi payer (c'est-à-dire le peuple d’en bas) pour voir ses idées se mettre en place même s’il en est le premier concerné ? ou on retrousse nos manches pour compter sur nous mêmes en ayant recours aux financements extérieurs avec modération dans l'espoir de voir perdurer notre propre idéologie, notre modèle social et notre civilisation car il est évident que les occidentaux ne financeront que ce qui les arrangera ? Et malheureusement par les temps qui courent le développement du monde arabo-musulman ne les arrange pas trop et ils ne paraissent donc pas trop d’humeur à le financer ! Bien malin sera celui qui trouvera, dans ce contexte de mondialisation à outrance, l’alchimie et le juste milieu entre les deux. Un modèle de développement banquable chez les occidentaux et potable et viable pour les peuples du sud ! Monsieur Jouini, le premier des droits de l’homme n’est pas celui de manger comme disait Monsieur Chirac, car on ne vit pas pour manger, mais c’est plutôt celui de vivre et pour vivre il faut rêver en se projetant dans l’avenir. Sans dignité l’être humain ne se reconnaît plus en tant qu’humain et refuse d’avancer et de vivre car cela ne le fait pas rêver. Le premier des Droits de l’homme c’est celui de se sentir avant tout digne et respecté comme un humain et non traité comme un animal qui doit manger et se taire. Par Hakim TOUNSI PDG – AUTHENTIQUE

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