Opinions - 07.02.2012

La contribution des régions au mouvement national : un rôle occulté

Quand nous nous sommes engagé, depuis déjà deux décennies, à contribuer à l’écriture de l’histoire du mouvement national, sept congrès sur la période bourguibienne ont eu lieu depuis et plus de 400 personnalités aux différentes sensibilités et appartenances politiques, syndicales, économiques et intellectuelles, dont certaines comptent parmi les fondateurs de l’Etat national, ont été invitées pour donner leurs témoignages personnels. 

Nous ne nous doutions pas qu’un tel engagement intellectuel à rassembler les témoignages de figures nationales puisse rencontrer une opposition, nous avions manifestement sous-estimé la rancune tenace que nourrissait Ben Ali contre le fondateur de l’Etat national, feu le président Habib Bourguiba ; il s’est appliqué ainsi à réduire son rôle et à le minorer à tous les niveaux, et plus encore à dissimuler tous les signes matériels et moraux qui lui sont attribués et qui ont été dernièrement découverts par le président de la République, M. Moncef Marzouki, dans l’une des galeries du palais de Carthage qu’il nous a été permis de visiter avec deux professeurs, Hichem Djaïet et Jelloul ‘Azzouna, afin d’examiner les traces et les archives personnelles du président Bourguiba.

Cet effacement planifié et continu visait à décourager toutes les bonnes volontés qui s’intéressaient à l’époque bourguibienne, ce qui explique qu’aucun livre de référence n’a été publié durant les 23 années du pouvoir de l’ancien président, hormis les travaux des sept congrès organisés et publiés par la Fondation Temimi mais qui n’ont pu être distribués, faute d’autorisation, qu’après cinq années de tracas administratifs particulièrement avec le bureau de censure des deux ministères de l’intérieur et de la culture.

En effet, l’intérêt pour la période bourguibienne nous a incité à rassembler et consigner divers témoignages, et à participer avec d’autres historiens et chercheurs à dégager une vérité historique, loin de tout esprit de dépendance ou d’approbation aveugle, et sans occulter le rôle des véritables acteurs qui ont conduit le mouvement national chacun du lieu qu’il occupait et d’où qu’il venait. Or, la série de conférences données en janvier 1974 par le président Bourguiba lui-même à l’IPSI illustre à elle seule cette injustice, cette partialité et cette exclusion des figures nationales d’opposition, leur dénigrement, voire le mépris pour leur contribution et même l’insulte pour certaines d’entre elles, les accusant de traîtrise et allant jusqu’à reconnaître avoir eu une part dans leur liquidation. Bourguiba jeta le discrédit sur des centaines de combattants honorables et s’efforça de les effacer de la mémoire nationale. Cela est condamnable au vu de l’histoire et de la culture qu’un président de la République atteigne un tel degré de décadence culturelle. Il était plutôt préoccupé par l’écriture de son cheminement personnel en tant que chef unique du combat national contre la colonisation.

Une semblable approche non scientifique a été suivie par Mohamed Sayah, directeur du Parti socialiste destourien, lorsqu’il dirigea la publication de la série "Histoire du mouvement national" : l’action de plusieurs dirigeants et combattants opposés à Bourguiba a été déconsidérée à quelques exceptions près, de même qu’a été totalement occulté le rôle de différents partis et associations non  soumis au régime en place !

Du reste, cette lecture des événements n’a eu aucun écho chez les historiens et chercheurs universitaires qui lui ont préféré des lectures objectives de l’histoire du mouvement national. Ainsi, ont été soutenues des thèses universitaires sur des figures nationales différentes, souvent classées parmi ceux qui n'étaient pas en odeur de sainteté, ou sur d'autres  partis comme le Parti du Vieux Destour, le Parti communiste tunisien, ou encore sur des mouvements de jeunesse, de scouts, de théâtre, des associations sportives et des unions professionnelles, syndicales, ou féministes, et généralement sur les différents acteurs de la société civile avec toutes ses sensibilités et dont le rôle a été simplement éclipsé. En outre, beaucoup d’études et de documents publiés, soit dans la RHM depuis sa création en 1974 ou dans d’autres revues en Tunisie et à l’étranger contredisent totalement la vue et l’analyse bourguibiennes de l’histoire du mouvement national et de la construction de l’Etat national.

L’histoire des peuples doit prendre en compte tout le monde, des dirigeants connus ou ignorés dans les différentes régions intérieures non soumises au centre du pouvoir et de prise de décision, car tous participent au fondement de la mémoire nationale collective, ou ce que l’on entend par l’étude de l’histoire du temps présent, en rassemblant les opinions et les positions opposées ou complémentaires. A travers l’activité de collecte des témoignages audiovisuels de notre Fondation, il apparait que c’est le meilleur moyen d’enrichir la matière qui aidera à faire l’historiographie de toute société, et ce non seulement à travers l’intérêt qu’on porte aux structures qui font du centre la seule référence pour les combattants essentiellement, mais en portant aussi l’attention sur les autres directions moyennes et secondaires, actives dans le mouvement national dont elles ont porté l’idée au niveau des régions et l’ont transmise à la majorité des citoyens. L’on s’est donc efforcé de ne pas mésestimer le rôle de milliers de combattants honorables et de l’ensemble des acteurs dans différentes villes, villages, campagnes et montagnes. Ainsi, on comprend mieux comment le combat pour l’indépendance n’était pas confiné dans la seule capitale en tant que centre administratif et politique du peuple, mais y ont contribué tous ceux qui ont pris sur eux de défendre l’intégrité de la population avec honnêteté et responsabilité et sans aucune contrepartie. Il est de notre devoir aujourd’hui d’arracher à l’oubli, ces dirigeants populaires qui furent exécutés et qui nous ont laissé, pour qu’il soit gravé dans la mémoire des Tunisiens et des Tunisiennes, un testament qu’on traduirait dans ce sens : « Ne nous oubliez pas après l’indépendance, Tunisiens, Tunisiennes, car nous vous avons donné le plus cher de nous-mêmes pour l’indépendance politique ; sachez le garder et assumer la responsabilité de cet héritage !

Il semblerait que nous ayons négligé ce précieux testament durant les deux régimes passés dont notre pays a tant souffert, particulièrement le régime de Ben Ali et des membres de sa famille, et on en a oublié les valeurs et les principes et renié l’héritage légué par les vrais et nobles combattants. 

Partant de ces principes, nous nous sommes attaché davantage à la mémoire des dirigeants, des chefs régionaux et de nombreuses personnalités nationales œuvrant dans l’ombre et animés par la seule action nationale, en les conviant à la tribune de la Fondation. Ainsi, connaissons-nous mieux les rôles des villes comme Bizerte, Kairouan, Sfax, et notamment les particularités et les répercussions de la résistance armée dans le Sud. Nous avons pu mettre en lumière leur contribution pionnière dans la direction du mouvement national et publié nombre de ces textes de première importance en arabe et pour certains traduits en français.
  Sept autres séminaires de la mémoire nationale se sont tenus en présence de nombreuses figures du mouvement national dans les régions, et présidés par les Pr. Adel ben Youssef, Ahmad Khaled, Yahya al-Ghoul, Moncef Charfeddine, Youssef Ramadi. Que le lecteur soit assuré que ces nouveaux textes sont d’une importance considérable et n’ont pas d’équivalent parmi les documents écrits encore tenus secrets dans les grands ministères. Je voudrais à cette occasion insister sur l’action et la compréhension de M. Moncef Marzouki, Président de la République, qui nous invita mes collègues et moi à jeter un coup d’œil sur les archives de feu le président Bourguiba en nous affirmant qu’il : « mettrait ces archives au service des chercheurs et des historiens ». C’est là, ce que nous a offert cette révolution tunisienne géniale. On peut se poser cette question : qui connaît aujourd’hui dans l’opinion publique tunisienne les figures du mouvement national dans les régions telles que la courageuse Madame Asya Ghallab, originaire de Nabeul, qui fut enfermée par les autorités françaises dans la prison de Ramada alors qu’elle n’était encore qu’une jeune mariée ?

Ce sont là quelques histoires émouvantes que nous révèlent ces noms qui égrènent le registre de la mémoire nationale. La valeur du témoignage oral est sans aucun doute inestimable et compte comme une matière première susceptible d’être interprétée et utilisée dans une perspective comparative ou autre, au vu de l’abondance et de la diversité des informations qu’elle nous révèle, que ce soit au niveau des opinions, des positions ou des convictions. En présence de telles informations, le rôle de l’historien consiste à les passer au crible et en sélectionner certaines afin d’être utilisées dans des études historiques objectives.

En rassemblant ces témoignages, nous croyons avoir rempli un devoir d’historien, et que les lecteurs puissent apprécier la valeur de ces textes de témoignages des dirigeants régionaux, ainsi que les autres publications de la Fondation qui comptent aujourd’hui des dizaines de publications. C’est là notre message scientifique et nous poursuivrons ces activités avec la même persévérance, espérant par-là contribuer au succès cette révolution tunisienne.

Avec toute notre considération et notre respect à nos invités qui ont accepté notre invitation et honoré par leur présence la Fondation. Ils répondent ainsi aux sollicitations des citoyens qui manifestent un intérêt grandissant et pertinent pour mieux connaître les parcours du mouvement national et ses acteurs directs.
Je tiens à remercier mon collègue le Pr. Mohamed Dhifallah qui a effectué la lecture définitive de ces textes à la suite de deux lectures que nous avons effectuées, ainsi qu’à mes collègues les professeurs Adel ben Youssef, Yahia al-Ghoul, Ahmed Khaled et Youssef Remadi qui ont bien voulu réviser leur texte. Tout cela traduit l’effort collectif qui s’est conclu par cette nouvelle aventure autour du rôle des régions dans l’impulsion du mouvement national.

Prof. Abdeljelil Temimi

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1 Commentaire
Les Commentaires
Mhamed Hassine Fantar - 07-02-2012 19:51

C'est un travail titanesque. L'histoire saura gré à tous ceux qui veillent sur la Mémoire nationale.Bourguiba a mérité le titre de Combattant Suprème et nonobstant tout,restera au fil des siècles et des génération, le Père Fondateur de la Tunisie moderne.Ilrestera vivant parmi nous tous toutes sensibilités politiques confondues. Les pires ennemis de Bourguiba doivent beaucoup à Bourguiba.Merci, Professeur Témimi d'avoir peiné à rassembler la documentation et recueilli les témoignges auxquels vous faîtes allusion.Tout sera soumis au tamis de Clio, la muse de l'Histoire. La Geste de Bourguiba nécessite la promotion d'une "Fondation Bourguiba".

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