Opinions - 24.02.2012

Ennahdha et la pensée magique

On raconte qu’au début du siècle dernier des scientifiques ont tenté d’expliquer l’utilité du sismographe aux membres d’une tribu primitive sur le territoire de laquelle ils venaient d’installer cet appareil. Peu de temps après, la région fut secouée par un tremblement de terre et nos sauvages n’ont rien trouvé de mieux à faire que de s’acharner sur l’enregistreur des secousses telluriques jusqu’à le réduire en morceaux. Cette attitude, qui s’apparente à la pensée magique, et qui consiste à briser le thermomètre dans l’espoir de faire baisser la température, est, proprement, celle, aujourd’hui, de toute notre classe politique qui s’en prend quotidiennement à la presse et aux médias rendus responsables de tous les maux, ou presque, que connaît actuellement le pays. De M. Samir Dilou à M. Ali Larayedh, de M. Mustapha Ben Jafar à M. Moncef Marzouki, tout le monde ne cesse de crier « haro sur le baudet » et d’accuser l’homme de plume ou de caméra, « ce pelé, ce galeux, d’où vient tout le mal », pour pasticher quelque peu un fameux fabuliste. Les investisseurs nous boudent-ils ? C’est la faute aux journaux qui noircissent trop le tableau ! Les touristes se détournent-ils de notre pays ? C’est la faute aux médias qui grossissent le moindre incident et laisseraient croire à une guerre civile en Tunisie ! Ainsi, puisant dans notre vaste répertoire de dictons, le Président de la Constituante ne déclare-t-il pas dans une interview accordée au Maghreb que les journalistes ont tendance à « faire d’un grain un dôme » ?

On aurait tellement aimé prendre tout cela avec le sourire ! Mais la situation est, sur tous les fronts, tellement critique, pour ne pas dire tragique, que l’on renonce à tourner en dérision ces propos. Afin de ne pas faire injure à leurs auteurs, l’on préfère ne pas y voir de la mauvaise foi, mais seulement une sorte de cécité politique. Car, la responsabilité de l’image que nous présentons aujourd’hui au monde incombe-t-elle à ceux qui dénoncent l’incarcération d’un journaliste pour la publication d’un nu photographique -- qui, d’ailleurs, ne risque de choquer que des moralistes pudibonds et des vieilles filles bégueules, -- ou bien à ceux qui ont ordonné cette scandaleuse mesure ? Quand un ministre allemand s’inquiète pour la liberté de la presse en Tunisie et que l’association internationale des journalistes s’indigne de l’arrestation du directeur du journal Ettounsia, faudrait-il y voir obligatoirement la main cachée des communicateurs tunisiens ? Quand il s’agit du saccage de l’atelier d’un sculpteur à Tataouine, plutôt que d’incriminer les journalistes qui évoquent ce scandale ne faudrait-il pas, au contraire, poursuivre les nouveaux vandales auteurs de ce forfait ? Quand un prédicateur étranger, ignorant nos mœurs et coutumes ainsi que notre pratique d’un islam ouvert et tolérant, vient semer la division dans le pays, la faute ne revient-elle pas plutôt à tous les responsables qui l’ont généreusement invité, chaleureusement accueilli et ont grandement facilité son séjour parmi nous… et non aux médias qui ont couvert son calamiteux passage dans nos jusqu’ici paisibles mosquées ? Dans l’affaire du niqab et de la Manouba, faudrait-il jeter la pierre aux journalistes qui ont répercuté les arrêts de cours, les déprédations des locaux, les violences et menaces subies par les enseignants ? N’est-ce pas, plutôt, le ministre de l’Enseignement supérieur qui doit assumer ici la responsabilité de toute cette gabegie, lui qui a laissé faire et a persisté à ne pas prendre les mesures qui s’imposaient et s’imposent encore ? Ne lui revient-il pas, en particulier, d’interdire, clairement et explicitement le port du niqab dans les salles de classe et, ainsi, donner le signal qu’il ne se solidarise pas avec les fauteurs de troubles qui échappent à toute sanction et continuent même à répandre la contagion du voile intégral dans les institutions universitaires ? Quand des salafistes défilent avenue de la Liberté, après la grande prière du vendredi, en insultant le Président provisoire de la République et ont maille à partir avec les forces de l’ordre, fallait-il ou non rendre compte de ces incidents ? Ces scènes qui se sont répétées ailleurs, comme à Jendouba, ne sont-elles pas suffisamment nuisibles par elles-mêmes à l’image de notre pays ? Quand dans un Etat de droit qui a pour devoir d’assurer la liberté de croyance, ainsi que la liberté tout court, à tous ses citoyens, indépendamment de leur sexe, un salafiste notoire ose, sur les ondes d’une radio privée, menacer les femmes non voilées du feu de l’enfer et se donne explicitement pour mission de ramener le pays à ce qu’il estime, lui, être la vraie et sainte foi, n’a-t-on pas le droit de s’inquiéter pour l’avenir de la première industrie du pays, à savoir le tourisme ? De même, la nouvelle de la légalisation d’une association religieuse, dont le but est  d’inciter à suivre les prescriptions du Coran et à pourchasser le vice, n’a certainement pas manqué de grandement réjouir les responsables du secteur touristique, car elle ne fera que leur attirer davantage de touristes étrangers amoureux du bronzage, en été, sur nos plages et sous nos cieux !

Trêve de plaisanterie ! L’heure est grave. Intempéries ravageuses, misère grandissante dans nos campagnes, chômage en recrudescence parmi nos jeunes, délocalisations en série, problèmes de sécurité à nos frontières, menaces terroristes, inquiétude de plus en plus perceptible parmi nos concitoyens devant l’irrésistible avancée du rouleau compresseur salafiste du fait du blanc-seing que donne le pouvoir en place à ses amis intégristes, tous ces maux ne peuvent être cachés subrepticement sous le tapis ! Il ne suffit pas non plus de les faire endosser à quelques journalistes, aussi machiavéliques soient-ils, pour qu’ils disparaissent de notre champ de vision comme par l’effet d’une baguette magique ! Il ne suffit pas, enfin, de faire mine de ramener nos problèmes à la publicité donnée par les médias à l’affaire engendrée par la publication de la photo d’une femme nue, à la couverture médiatique de la campagne d’un fervent adepte de l’excision et à la prise de position sur l’intrusion du niqab dans les espaces scolaire et universitaire ! Car ce serait là une insulte faite à l’intelligence et à la maturité politique des Tunisiens qui espèrent, grâce à la nouvelle donne historique que nous vivons, construire une Tunisie prospère, moderne, ouverte, tolérante, égalitaire et démocratique.

Mohamed Ridha BOUGUERRA
 

Tags : Ennahdha  
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10 Commentaires
Les Commentaires
fethi zaâtour - 25-02-2012 10:26

M. Bouguerra évoque les problèmes dans un seul sens , comme le font exactement nos médias . Le reproche qu'on peut faire au secteur de l'information , c'est celui de sa non neutralité . On doit avoir une information libre mais surtout neutre et impartial! Or, ce qu'on voit est loin du professionnalisme , tare reconnue par certains journalistes eux-mêmes ! Il y a des dépassements , et une certaine presse qui ne cherche qu'à nuire à la troïka , et surtout à Ennahdha , par dépit ! Voilà le problème !

arthur janot - 25-02-2012 10:37

Merci Monsieur, vous exprimez très bien l'inquiétude de la majorité des tunisiens. Le pays va à la catastrophe, vers une dictature des idées, vers la division totale, tout cela provoqué par des gens qui se réclament de Dieu, qui veulent apprendre à la Tunisie le "vrai" Islam en les déguisant avec des modes venues d'ailleurs. Le gouvernement laisse faire, normal puisqu'étant de leur côté, il ne fait que compter les points en encourageant le score. Mais il faut cesser d'en parler, il faut agir, faire de la pédagogie surtout auprès des jeunes qui se font voler leur révolution, ceux qui n'ont pas voté la dernière fois, faire de la persuasion de porte à porte, de café en café, d'ami en ami, de relation en relation, de parent en parent, ... Montrer que l'on prend les tunisiens pour des incroyants arriérés et imbéciles ... qu'on veut leur voler leurs médias libres, leur style de vie ... Où est le TUNISIEN tolérant, pacifique, non violent et amical ??? Tout cela est d'une grande gravité, il faut agir demain il sera trop tard.

Henna Chenoufi - 25-02-2012 14:33

Une synthese de la situation du pays comme la votre me remonte le moral... Avec tout ce qui se passe dans le pays, je ne comprends pas que la seule préocupation du gouvernement et de la fameuse chambre: c'est charia ou pas. On s'enfout comme de l'an neuf!!!! Le Nord ouest est en état de catastrophe naturelle avec des inondations majeures en Novembre, un froid sibérien en Janvier et maintenant, fonte des neiges, glissement de terrain et pluie. Il y a des inondations ( jusqu'à 1 m 50 et plus) dans toute la région de Jendouba et alentours, Béja et Medjez el bab, de même que Mateur et Menzel Abderrahman du coté de Bizerte. C'est tous les oueds petits et grands qui débordent avec l'eau de la fonte des neiges, la pluie abondante et les lâchers d'eau pour soulager la pression sur les barrages en Tunisie mais aussi en Algérie où c'est les mêmes intempéries. Le bétail est mort et les cultures ont souffert: arbres fruitiers, cultures sous serre, grande cultures céréalières .... et les gens sont évacués de leurs maisons. Et pendant ce temps là ça discute: horreur on a publié la photo d'un sein nu, vive l'excision des petites filles qui est décrite comme de la "chirurgie esthétique" et on manigance pour que la charia soit inscrite dans la constitution, on joue aux défenseurs des droits de l'homme en dénonçant la Syrie. C'est comme l'histoire de lazouza li hazha el oued ou et ghanny, esnaa aam saaba, encore tout va bien Madame la Marquise ... Il n'y a plus d'essence: les stations services sont en grève. Les municipalités ont repris aujourd'hui après 4 jours de grèves: pas de mariage, pas de signature de contrat, pas de certifié conforme et surtout pas de ramassage d'ordure ... pendant 4 jours. Il y a aussi eu un "combat" entre salafistes et forces de l'ordre à Jendouba. Les barbus ont attaqué le poste de police/garde nationale avec cocktail molotov etc... et puis se sont réfugiés dans les mosquées à grand renfort d'Allahou Akbar et d'invectives. Comment voulez-vous que la télè. et les radios passent sous silence cette anarchie galopente?

ROYET - 26-02-2012 09:59

Monsieur, je ne vous connait pas mais je connais bien votre pays que je fréquente depuis 25 ans. votre résumé de la situation est particulièrement avisé.j'étais à HAMMAMET en décembre, janvier et février j'y retournerai en avril avec toute ma famille c'est vous dire combien j'aime votre Tunisie, la vraie.Alors continuez votre combat pour qu'elle redevienne ce qu'elle était avec en plus LA DEMOCRATIE et le bonheur de la majorité d'entre vous

fils de didon - 26-02-2012 14:34

Merci M Bouguerra ;une parfaite analyse et une réflexion que bien de politique pourraient utiliser comme fondements de la leur il est évident que le multipartisme et la gestion démocratique de l'espace de communication necessite un long apprentissage mais aussi et surtout une vigilance de tout les instants pour que la démocratie ne soit pas prise en otage aprés avoir était un"alibi" des extrémistes de tout poil (sic!)

ouanes abdeljelil - 29-02-2012 06:18

La Tunisie est à la dérive. Il n'est plus admissible d'être gouverné par des politiciens incompétents qui mélangent politique et religion et qui n'ont ni vision ni programme pour faire sortir le pays du marasme économique. Urgence à la sécurité et à la stabilité du pays. C’ était prévisible depuis le 23 octobre que les membres du parti Ennahdha qui ont pris le pouvoir exécutif n'avaient ni les compétences ni l'expérience du pouvoir puisqu'ils étaient, une grande partie, soit dans les geôles de Ben Ali soit chassés à l'Étranger Pour avoir combattu le Statut de la femme, les réformes de l’éduction et d’autres réformes émancipatrices Force est de constater que la Tunisie est en train de perdre, dans le monde, son image de pays ouvert et tolérant, avant gardiste malgrè la dictature vécue surtout sous Ben Ali qui avait déserté le pays. Une image acquise durant plus d'un demi siècle est en train de ternir par le syndrome d'un islamisme rampant qui prend sa revanche et confond pouvoir politique et religieux. Mobilisez CITOYENS sans tarder pour les prochaines élections. Mobilisez vous pour voter et faites voter : Non à toute dictature quelle qu'elle soit et surtout une dictature religieuse et fanatique à la sauce wahabite. Nous sommes tous des tunisiens avant tout et musulmans dans notre vie privée. Abdeljelil Ouanès

Mo7sen - 29-02-2012 09:12

Un beau discours qui plaît bien à ceux qui veulent bien l'entendre. S'il part de faits, il est difficile de ne pas noter que cette analyse est à la fois très partielle et très partiale. À lire notre journaliste, on serait dans un monde binaire où d'un côté, il y a le gouvernement et la Présidence qui ont tout raté et qu'ils sont surtout responsables de tout ce qu'ils ont hérité de leurs prédécesseurs et des catastrophes naturelles qui ont singulièrement touché la Tunisie, et de l'autre côté, on trouverait les journalistes qui ont fait leur boulot avec une honnêteté et professionnalisme exemplaires. Un minimum d'honnêteté intellectuelle de la part du journaliste l'aurait poussé à reconnaître que les premiers n'ont pas tout raté et que les derniers sont loin d'être les héros qu'on veut bien nous décrire. Peu de journalistes acceptent aujourd'hui de reconnaître que ce qui fait la différence du journalisme entre l'époque avant le 14/1/11 et après, c'est qu'avant il leur manquait à la fois le professionnalisme et la liberté. Cette dernière masquait manifestement le premier. Rétablie après la révolution, elle met à nu le manque de professionnalisme, voire son absence pour certains. Pour tenter de masquer à nouveau ce gros défaut, *certains* (et pas tous) journalistes tentent tout procédé à leur disposition, en usant et en abusant de victimisme, de manipulation de l'opinion, de diversion et de logique fallacieuse. En ce faisant, non seulement ils déshonorent leur profession, mais en plus ils finissent par perdre toute crédibilité. Œuvrons pour une Tunisie unie, qui reconnaît ses erreurs, et tout le monde en fait, y compris bien sûr le gouvernement, mais qui reconnaît aussi les mérites de chacun. Mo7sen.

dagdagui - 29-02-2012 13:06

BRAVO POUR VOTRE DISCOUR UN TUNISIEN QUI PEU MARCHER LA TETE HAUTE SI TOUS LES TUNISIEN POUVAIS VOUS ENTENDRE

Mohamed Elyes Kchouk - 01-03-2012 08:24

Voilà un texte français digne d'un francophone! Avec tout ce talent comment s'étonner que l'on ne défende pas une culture qui n'est pas la nôtre! On peut dire qu'en moins d'une décennie, l'occident a réussi à transformer sinon à renverser une société dans son essence la plus profonde. Ce qui n'a malheureusement pas été transformé à bon escient, c'est la liberté d'expression. Vous ne voulez même pas la liberté d'expression à l'occidentale, celle que vous prétendez défendre, mais vous voulez interdire la parole aux extrêmistes (voyez le Pen en france), et le port di Niqab en autorisant la publication de nus! Il faudra bien vous décider un jour sur quel pied vous allez danser! Ce qui est sûr, c'est que vous danserez pour ceux qui voudraient bien de votre argent mais s'en fichent de votre croyance ou de votre talent!

Jawhar - 01-03-2012 14:02

Un fait sans équivoque est la très profonde faiblesse professionnelle des journalistes et ceci se comprend parfaitement. Ce n'est pas du jour au lendemain qu'on peut passer d'un journalisme de servilité à un journalisme pro et constructif. Pour le moment il est fortement conseillé à la majorité des journalistes-vue leur incapacité- de s'abstenir à vouloir rivaliser en particulier avec les présidents du gouvernement qui ont une capacité intellectuelle qui ne peut en cas d'affrontement direct n'aboutir qu'à l'humiliation de journalistes incappables de suivre le rythme. Dans la grisaille générale, une petite lumière dans le quotidien Essabeh.

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