Débat Ghazi Gheraïri – Gilles Kepel : Ennahda à la croisée des chemins pour construire un système démocratique
Comment faut-il qualifier au juste ce qui s’est passé en Tunisie depuis le 17 décembre 2010 ? Quel a été le degré de sa prévisibilité ? En quoi la révolution tunisienne est-elle unique et où puise-t-elle ses vrais fondements ? Autant de questions et d’autres ont été au centre d’un débat qui a réunit dimanche soir au Théâtre municipal de Tunis, Ghazi Gheraïri et Gilles Kepel. Tenu dans le cadre de la rencontre Al Kalimat, une édition tunisienne du Marathon des Mots, co-organisée par son fondateur Olivier Poivre d’Arvor et Ness el Fenn. Pendant près de deux heures d’échanges entre les deux invités, le public, bien nombreux, a eu droit à des éclairages instructifs. Ghazi et Gilles s’y sont donnés à fond, chacun de son côté, dans un véritable talk show rebondissant, pour communier ensemble sur l’essentiel. Best of de ces échanges.
Sémantique : Comment appeler ce qui s’est passé en Tunisie, puis dans la région. Différentes appellations, ici et là : révolte, révolution, intifadha, évènements et ce que certains médias ont tenu à qualifier de printemps arabe, quitte à ce qu’ils lui attribuent immédiatement comme en saisonnalité, hiver islamique. Alors que c’est beaucoup plus complexe et compliqué...
Langue : La révolution est bien arabe et dans le monde arabe, mais son mot d’ordre scandé d'abord en Tunisie, puis repris ailleurs, est un mot français : Dégage ! C’est dire que la Tunisie conserve une classe intellectuelle plus imprégnée de culture arabe et islamique mais aussi européenne.
Prévisibilité : La part de prévision a été réduite, un peu partout. La grande question qui se pose est de savoir qui à l’intérieur du système arabe de décision ont souhaité accompagner la révolution dès son déclenchement, comme pour se doter d’une police de sécurité pour leurs régimes. On voit bien le Qatar avec son Al Jazeera, mais aussi l’Arabie Saoudite.
Bouffée d’air pour les dictateurs, mais... : Fin des années 90, les régimes despotiques arabes étaient déjà essoufflés. Mais, les attaques du 11 septembre 2001 qui ont fortement alarmé les Etats-Unis et tout l’Occident leur avaient fait croire que mieux valait Ben Ali que Ben Laden. Du coup, les dictateurs ont bénéficié d’une bouffée d’air. L’érosion de leur pouvoir face à la montée des revendications sociales et démocratiques, d’un côté et l’étiolement de l’effet Ben Laden dans les médias, dès les années 2005-2006, de l’autre, ont fragilisé les dictatures.
Au cœur de la révolution : Le véritable moteur de la révolution, ce sont les forces sociales, ces laissés-pour- compte, qui ont vu leur avenir obstrué et perdu tout espoir. C’est la force de leurs revendications économiques et sociales, la puissance de leur indignation et la détermination de leur lutte qui sont au cœur de ce mouvement. Avec, en plus, une identitarisation de la question sociale comme l’a bien exprimé Al Aridha Chaabia. Aussi, la jonction de ces forces sociales avec celle des autres classes, notamment au Sahel et dans le Grand Tunis qui a été décisive. Tant que ces revendications n’ont pas trouvé ne serait-ce qu’un début de réponses concrètes, elles demeureront puissantes et déstabilisatrices.
Ennahda : La force d’Ennahda, c’est qu’elle bénéficie de la légitimité du persécuté, de l’étendue de ses structures établies depuis près de 40 ans dans l’ensemble du pays et auprès de la communauté à l’étranger et de son unité. Son dilemme, comme celui typiquement de tous les partis islamistes, c’est qu’elle n’est pas homogène. Nous avons vu en outre dans d’autres pays une tendance de salafisation des Frères. Ennahda a été élue pour mettre en place un système démocratique. Elle se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins et doit garder sa cohérence. Dans cet équilibre, Rached Ghannouchi constitue un élément fondamental.
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