Attaque contre l’ambassade américaine : « Je reconnais que nous avons fait preuve, au début surtout, d'un certain laxisme face aux salafistes ». La femme complémentaire de l’homme : « La notion de "complémentarité" est un non-sens ». Nomination à la tête de Dar Assabah : « je ne nie pas qu'il y ait pu avoir une erreur de casting »… L’auteur ces propos et bien plus, n’est autre que Samir Dilou, ministre des Droits de l’Homme et de la justice transitionnelle et porte-parole du gouvernement. Dans une interview accordée à l’hebdomadaire parisien, L’Express, il surprend plus d’un, à commencer par Dominique Lagarde et Camille Le Tallec qui ont recueilli ses propos, par la distance qu’il affiche par rapport au discours officiel du gouvernement et du parti Ennahda. Signe de divergences internes qui se creusent de plus en plus ou volonté de rassurer l’opinion publique internationale ? A vrai dire, le ton adopté par Dilou ces derniers temps, mais aussi par Hamadi Jebali, le chef du gouvernement, amorce un changement de cap . Interview.
Des groupes de casseurs islamistes radicaux ont attaqué vendredi 14 septembre l'ambassade des Etats-Unis et l'école américaine à Tunis. A plusieurs reprises ces dernières semaines ils s'en étaient pris à des manifestations artistiques ou culturelles, avaient mis à sac des débits de boisson. Ils empêchent régulièrement par la violence ceux qui ne sont pas de leur bord de faire entendre leur voix. Or ils sont rarement inquiétés. Pourquoi ne sont-ils pas arrêtés, jugés, condamnés?
S'agissant des évènements du 14 septembre à l'ambassade américaine, le gouvernement a affronté les casseurs. L'intervention des forces de sécurité a été ferme. Il y a eu quatre morts, une quarantaine de blessés et plusieurs dizaines d'arrestations. Cette attaque n'honore pas le Prophète. Les casseurs ne représentent pas la majorité des Tunisiens qui n'a pas oublié que le Congrès américain avait chaleureusement applaudi leur révolution. Je reconnais que nous avons fait preuve, au début surtout, d'un certain laxisme face aux salafistes, bien que certains d'entre eux aient été condamnés à la suite d'actes de vandalisme. Ce manque de fermeté s'explique en grande partie par le souci qui était le nôtre de ne pas voir réapparaître au sein des forces de sécurité les mauvais réflexes du "tout sécuritaire" qui prévalaient du temps de Ben Ali. Nous avons donc opté pour le dialogue. Mais dorénavant, c'est tolérance zéro.
Pourquoi la liberté d'expression et de création n'est-elle pas mieux défendue ? Alors que les casseurs qui s'en était pris à Tunis, au mois de juin, au Printemps des Arts n'ont pas été poursuivis, certains des artistes dont les oeuvres étaient exposées, comme Nadia Jelassi, ont été convoqués par la justice...
Je suis profondément attaché à la liberté des créateurs. De mon point de vue, Nadia Jelassi n'aurait jamais dû être convoquée par la justice. Les poursuites engagées contre les artistes entachent l'image de la Tunisie et de sa révolution.
La plupart des poursuites engagées devant les tribunaux le sont sur la base d'un texte qui réprime les "troubles à l'ordre public". Mais le parti Ennahda a déposé cet été une proposition de loi qui punirait spécifiquement "les atteintes aux valeurs du sacré". L'arsenal législatif a-t-il donc besoin d'être renforcé ?
Il ne s'agit pas d'une proposition du gouvernement mais d'une initiative de quelques députés de l'Assemblée constituante. Nous n'avons pas besoin d'un tel texte. Et nos élus feraient mieux de s'occuper des vraies questions au lieu de perdre leur temps à argumenter sur la protection du sacré ou la complémentarité entre les sexes! Ils ont pour mission de rédiger une constitution qui garantisse les droits et les libertés et nous fournisse un socle sur lequel construire un Etat civil et démocratique.
Donc les textes actuels, de votre point de vue, suffisent?
Ils sont largement suffisants et ces débats sont stériles.
L'article sur la "complémentarité" des hommes et des femmes qui figure dans l'avant-projet de constitution doit-il être abandonné?
Il doit l'être. La notion de "complémentarité" est un non-sens. Ce texte risque en outre d'encourager la discrimination, si l'on devait en conclure que les femmes, "complémentaires de l'homme", doivent rester à la maison pendant que les hommes vont travailler à l'extérieur. Ce serait une régression dans un pays qui fait figure de pionnier en matière de droits des femmes.
Vous vous exprimez là à titre personnel, ou en tant que porte-parole du gouvernement?
Le gouvernement n'a pas à se prononcer sur le contenu de la constitution. Mais lorsqu'il s'agira de voter la constitution le groupe parlementaire d'Ennahda devra arrêter une position. Personnellement, je considère qu'il ne faut pas réviser à la baisse les acquis de la Tunisie. Les Tunisiens ont fait la révolution pour conquérir la liberté, pas pour changer de mode de vie.
Va-t-on, à la rentrée, vers un nouvel affrontement, à la faculté de la Manouba, à Tunis, sur le port du niqab (voile intégral)? Le doyen de la faculté souligne que le règlement intérieur autorise le niqab sur le campus, mais pas dans les salles de cours. Aura-t-il les moyens de faire respecter ce texte?
Il faut qu'il ait les moyens de faire respecter sa décision. Et je crois qu'elle est sage. Le visage n'est pas seulement une partie du corps, il reflète la personnalité, les sentiments. Un professeur a besoin de savoir comment son enseignement est reçu, comment réagit son élève.
La liberté de la presse en Tunisie a suscité ces dernières semaines de nombreuses inquiétudes. L'association Reporters sans frontières a notamment dénoncé la mainmise du gouvernement sur les médias publics. On peut comprendre que les anciens responsables des médias publics, symboles de la dictature, soient écartés, mais pourquoi leurs successeurs ont-il été nommés sans aucune concertation avec la profession ou les rédactions concernées?
La nomination des responsables des médias publics fait partie des prérogatives du gouvernement. Je reconnais cependant qu'il y a eu un déficit de consultation, et une certaine incompréhension entre les journalistes et le gouvernement.
Les décrets sur le code de la presse et la création d'une instance de régulation des médias audiovisuels, adoptés avant les élections d'octobre 2011 par la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, prévoyaient pourtant une procédure de consultation, afin que ces nominations ne soient pas du seul ressort du gouvernement. Pourquoi ne sont-ils toujours pas entrés en vigueur?
Ces décrets ne font pas l'unanimité, y compris dans la profession. Des discussions sont en cours, ils devraient donc être appliqués prochainement après avoir été légèrement amendés. Nous voulons une presse libre et indépendante, respectueuse de la déontologie.
Le précédent gouvernement avait nommé à la tête du groupe de presse Dar Assabah (tombé dans l'escarcelle de l'Etat après avoir été confisqué au gendre de l'ex-président Zine El Abidine ben Ali) un professionnel ayant fait ses classes, notamment, à la BBC, militant des droits de l'homme de surcroît. Pourquoi l'avoir remplacé par un journaliste aussi controversé que Lofti Touati, ex-fonctionnaire de police, puis thuriféraire zélé de la dictature?
L'ancien directeur, nommé par le précédent gouvernement sans davantage de concertation, était contesté, au sein de la rédaction. En ce qui concerne le choix de son successeur, je ne nie pas qu'il y ait pu avoir une erreur de casting. Nous n'avons pas, je crois, toujours pris la mesure du caractère extrêmement sensible, dans la phase actuelle, de certains dossiers, dont celui des médias. Je reconnais que nous avons commis des erreurs et je suis conscient qu'elles ont entaché l'image de la Tunisie révolutionnaire. En tant que membre du gouvernement, je suis parfois gêné. Nous devons très vite redresser la barre.
Vos propos semblent confirmer indirectement l'existence de divergences au sein de l'équipe gouvernementale. Le bilan de certains ministres, serait, dit-on, jugé sévèrement...
Ce n'est pas à moi, mais à l'opinion, à travers les médias notamment, de se prononcer. Et au chef du gouvernement d'en tirer, éventuellement, les conséquences.
Ce qui débouche, en général, en démocratie, sur un remaniement ministériel...
Je ne vous le fais pas dire.
Lors des élections d'octobre 2011 les observateurs avaient salué le travail accompli par l'Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) chargée de l'organisation du scrutin, et souhaité que cette institution soit pérennisée. Non seulement cela n'est toujours pas le cas, mais il est question aujourd'hui de lui substituer un autre organisme. Pourquoi ? N'y-a-t-il pas là un risque de décrédibiliser les prochaines élections ?
L'ISIE avait pour tâche d'organiser le seul scrutin d'octobre 2011. La nouvelle instance devra être pérenne et tout aussi indépendante et crédible.
Si ses membres sont nommés par l'assemblée constituante, c'est-à-dire par la majorité au pouvoir, elle sera forcément soupçonnée d'être partisane...
Les modalités de nomination ne sont pas tranchées à ce stade, nous sommes en train d'en débattre. Je crois personnellement que, sur cette question-là, nous ne pouvons pas nous satisfaire de la loi de la majorité. Nous devons faire appel à la société civile et privilégier la recherche d'un large consensus. Cela-dit, je vous rappelle que l'ISIE de 2011 avait été composée par la Haute instance qui n'était pas une assemblée élue, contrairement à l'Assemblée constituante, issue, elle, d'une élection libre et transparente.
Vendredi 7 septembre, quelques milliers de personnes se sont rassemblées à Tunis, dans le cadre d'une campagne lancée par des proches du parti Ennahda afin de soutenir l'action du gouvernement tout en réclamant une plus grande fermeté à l'égard des partisans de l'ancien régime. Des responsables d'Ennahda et des membres du gouvernement étaient présents. Certains estiment qu'Ennahda recourt à la rue pour légitimer sa politique...
Les responsables d'Ennahda et les membres du gouvernement n'ont rien à faire dans un mouvement qui dit faire pression sur le pouvoir. On ne peut pas être à la fois au gouvernement et dans la rue. Il faut essayer d'assainir le débat politique. Il y a trop de dérapages, de part et d'autre. Nous sommes tous malades de la dictature, nous avons besoin d'une thérapie collective. C'est à ce prix que nous parviendrons à bâtir un Etat de droit, et une démocratie stable.
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