Ibn Arabi ou, le devoir d'altérité
Il est vrai que la matière d’Ibn Arabi a reçu écho dans le poème mais pas dans la fiction. Aussi cette œuvre ouvre-t-elle un champ du possible qui peut être des plus utiles pour notre époque, surtout pour quelque chose qui se pense, s’imagine et finalement se vit dans l’espace islamique. Car Ibn Arabi élargit les brèches ouvertes par l’islam dans le dispositif patriarcal qui se braque sur la double question de l’altérité : celle qui concerne les femmes (l’autre sexe) et celle qui engage les fidèles des autres croyances.
Or Ibn Arabi ouvre large la voie pour que nous nous accomplissions à travers l’une et l’autre altérité. Quant aux femmes, il les aura exaltées à partir du chant qu’il a voué à Nizhâm, cette jeune persane d’Ispahan rencontrée à la Mecque, sublimée comme figure d’inspiration dans son livre de poèmes (auto-commentés) Tarjumân al-Ashwâq. Le nom de la femme aimée (Nizhâm) trace un horizon au sens, théophanie qui reflète l’harmonie cosmique, celle-là même à laquelle participe le poème par l’accord entre le rythme (la musique), l’image (qui court dans l’imagination) et l’idée (qui se construit dans l’intellect).
Et la figure inspiratrice ne reste pas seulement étrangère par l’ethnie (l’Arabe qui aime une Persane dans le partage de la croyance islamique). Car voilà que, plus loin dans le prologue du Tarjumân, l’inspiratrice s’enrichit d’une initiatrice incarnée en une jeune fille grecque, byzantine, c’est-à-dire chrétienne : la triplement étrangère (par la langue et la croyance, en plus de l’ethnie) accorde au féminin la science de l’herméneutique, du ta’wîl, de la révélation du sens caché porté par l’apparence des mots. Cette voix féminine met le Maître face à l’insuffisance spirituelle de son dit poétique.
Il est non moins vrai que la fréquentation des femmes aide à entretenir le meilleur support pour accueillir l’épiphanie divine, cet Invisible qui a besoin du visible pour se manifester. Rien que pour cela, il convient aussi d’entretenir la part féminine qui se trouve en tout homme. Et cette part ne peut croître que par la fréquentation des femmes, laquelle n’est pas seulement de chair, elle est surtout d’esprit.
Déjà l’altérité que projette la croyance a été prise en considération avec la séquence qui rapporte la rencontre avec la Byzantine. Mais elle est aussi signifiée par le Shaykh al-Akbar jusque dans la dogmatique. Je reviendrai au poème XII du même Tarjumân al-Ashwâq dont les sept vers sont dédiés à la célébration de la Trinité ainsi déclamée dans le vers axial (le 4e) :
« Mon Bien-Aimé est trois quand il serait Un
Telles les hypostases qu’ils ont faites une dans l’Essence »
La vérité de l’autre est ainsi reconnue ; elle est même extraite à partir de son propre Livre, à savoir le Coran où Ibn Arabi perçoit à travers la pluralité des Noms qui donnent des attributs au Dieu Un un clin d’œil au Trois en Un chrétien.
En plus la reconnaissance des autres croyances appartient à l’économie de l’élection telle qu’elle est soutenue (intellectuel- lement) et vécue (existentiellement) par le soufi né à Murcia, mort à Damas en étant passé par Fès, Tunis, Le Caire, Jérusalem et arrivé jusqu’à Mossoul et Konya, parmi tant d’autres cités visitées. C’est que, selon lui, jamais l’on ne peut échapper à l’horizon de l’Un. Certes, il y a pluralités de voies qui y conduisent. L’expérience des crédos qui s’offre aux humains doit être intériorisée par la personne physique dans sa portée métaphysique.
C’est même une condition du salut. Nous savons qu’à l’instar du Dieu grec, le dieu coranique est rusé, il est capable de stratagème, il peut se présenter à l’élu dans une forme qui n’est pas celle de sa croyance, l’élu risque donc de ne pas reconnaître le privilège de la vision qui lui est accordé. Aussi, pour éviter toute méprise, il faudra qu’il se familiarise avec toutes les formes de croyance : « que ton cœur soit de hylê pour qu’en toi prennent forme les croyances toutes », écrit encore Ibn Arabi dans ses Fuçûç al-Hikam.
Ainsi la connaissance de l’altérité religieuse devient nécessité stratégique pour préserver quelque chance d’obtenir le salut.
Et je finirai par évoquer la traversée des frontières qu’implique l’enjeu éthique. Le partage entre les humains du vice et de la vertu, du bien et du mal, est affaire d’engagement personnel qui n’est pas déterminé par l’appartenance religieuse. Il peut se trouver que mon frère en islam soit un méchant homme capable de turpitude, de crime ; et que mon frère en humanité articulé à un autre credo soit homme de bien, constant dans la réalisation de l’œuvre bonne (‘amal aç-çâlihât). Cela est explicitement dit par Ibn Arabi dans ses Tajalliyât Ilâhiya : « Que d’amis bien-aimés dans les églises et les synagogues, que d’ennemis haineux dans les rangs des mosquées ».
C’est un musulman qui, parlant ainsi, donne une version arabe et islamique de l’enjeu éthique tel qu’il a été exprimé en Asie par Alexandre selon la version qui en est rapportée par Eratosthène : il convient de s’écarter de l’opération qui partage le genre humain entre Grecs amis et barbares ennemis ; il serait plus juste de diviser les humains selon le critère de la vertu et de la malhonnêteté, au-delà de toute considération engageant quelque solidarité de groupe.
En vérité, Ibn Arabi ne fait que radicaliser l’émulation éthique à laquelle invite le Coran qui dit dans la sourate al-Mâ’ida (la Table servie) : « Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté. Mais Il vous éprouve en ce qu’Il vous a donné. Entrez en course pour les œuvres bonnes… » (Coran, V, 48).
Cette leçon d’altérité, à elle seule, mérite d’être actualisée dans un monde où à chaque pas, nous nous trouvons face à quelque personne qui provient d’une autre culture, d’une autre religion, d’une autre langue, d’une autre ethnie, d’un autre pays, d’une autre classe, bref d’une autre communauté. Et l’émulation éthique sera le moteur qui nous propulsera vers la construction d’une communauté à venir. C’est à son avènement que nous parions.
Abdelwahab Meddeb
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