Opinions - 11.02.2013

Gouvernance et compétences. Le technique et le politique ?

De la révolution au manichéisme

Après le mouvement de colère qui grondait dans la société tunisienne et qui a éclaté dans les régions puis à l’échelle nationale le 14 janvier, le pays était ouvert sur toutes les situations possibles. Néanmoins, il y avait un élan de solidarité et de complicité entre l’immense majorité des citoyens. A l’aube de la révolution, les choses étaient claires et simples : l’ennemi commun c’était la dictature, considérée responsable de tous les maux dont souffre tout un chacun. La chute de la dictature a nourri des montagnes d’espoirs, depuis les plus légitimes jusqu’aux plus fantaisistes et farfelus. Comme si après l’enfer de la dictature on allait se retrouver au paradis et que ce paradis serait établi par le gouvernement et s’il ne s’exécute pas le « peuple » ressortira les instruments de la révolution : manifestations, sit-in et le fameux slogan « dégage ».

Mais voilà que dans cette frénésie d’exigences populaires, on a oublié le facteur temps nécessaire à la réalisation de ce « paradis ». On a également perdu de vue que considérer l’Etat comme le seul responsable de la résolution de tous les problèmes, c’est faire le lit d’une nouvelle dictature gérée par un gouvernement superpuissant. On a aussi ignoré que les revendications des uns et des autres ne sont pas homogènes mais plutôt contradictoires. Et voilà qu’à la suite des élections démocratiques du 23 octobre 2011, se sont réveillés progressivement les démons endormis des forces opposées qui traversent la société et qui la plongent lentement dans ses contradictions. La société se réveille « orpheline » d’un ennemi commun : le dictateur et sa famille. Elle n’a connu en fait que des régimes dictatoriaux tout le long de sa longue histoire. Ces régimes surtout ceux d’après l’Indépendance se sont bâtis sur la négation des différences : un président supposé élu par tous, un parti unique, un pouvoir centralisé et, pour couronner le tout, un discours politique sclérosé du type langue de bois. Les dictatures ont infantilisé la société qui a fait sa révolution sans leadership politique, alors qu’elle n’a pas dépassé son désir de père ni son désir d’un ennemi précis à combattre. Alors, elle se retourne contre elle-même et applique le même paradigme du dictateur : ceux qui ne sont pas avec moi sont mes ennemis, ceux qui ne sont pas comme moi le sont aussi. On s’installe alors dans un manichéisme simplificateur, niant par là-même la diversité de la société, la richesse de ses différences, les acquis construits patiemment à travers un processus de développement qui ne s’est jamais arrêté et qui n’est pas l’œuvre des seuls gouvernants – il ne faut pas l’oublier - mais aussi et surtout de tous les acteurs sociaux agissant dans les différentes institutions sociales, administratives et politiques celles des régimes en place et celles de l’opposition.

Accepter la différence ou s’installer dans la division destructrice

Toute société est traversée par des flux d’intégration et des flux de différenciation. Les uns poussent à créer une harmonie au-delà des différences reconnues, les autres creusent les différences et paradoxalement cherchent à intégrer mais en privilégiant les particularités d’un groupe supposé être le meilleur. De ce fait les groupes opposés se figent sur un manichéisme primitif, il y a les bons et les mauvais, par principe on se dit « nous, nous sommes les bons, eux sont les mauvais,  ils doivent adopter notre modèle ou s’effacer ». Une telle attitude a pour effet d’attiser la haine, l’intolérance de la différence et annonce le retour à la case départ, autrement dit la dictature du vainqueur. On a l’impression que la Tunisie est aujourd’hui sur cette pente qu’il va falloir à tout prix remonter. Pour cela le cadre juridique et le juridisme des discours dominants ne suffisent pas pour le faire. La pente on vient de la dégringoler avec les violences que connaît notre pays. On a même le sentiment d’avoir touché le fond quand on a reçu le choc de l’assassinat politique d’abord à Tataouine à l’extrême sud du pays puis en pleine capitale où cette fois c’est un leader politique en pleine force de l’âge et de l’esprit abattu froidement devant chez lui. Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Où allons-nous ? Un sursaut est-il possible ?

Le peuple, les compétences et les politiques

Le peuple tunisien a montré sa vitalité lors des funérailles grandioses du regretté Chokri Belaïd, pleuré par toutes catégories sociales confondues. Accusée par de nombreuses parties dont la famille du défunt, Ennahdha a organisé des manifestations affirmant ainsi son importance politique et son soutien par une partie non négligeable du peuple. On a de nouveau une affirmation de la diversité sociale et politique. Cette diversité risque de se figer en divisions inconciliables et là serait véritablement le drame.

Pendant ce temps la classe politique obnubilée par des considérations électorales affiche son incapacité à s’entendre sur un socle commun de principes, une vision minimale partagée pour sauver le pays. Peut-être qu’elle aurait besoin d’être coachée par des indépendants qualifiés pour y arriver !
Maintenant, après tant de dégâts, on nous parle d’un gouvernement de technocrates. N’est-ce pas mettre la charrue devant les bœufs ? Des compétences au pouvoir, d’accord mais à quelle base politique seront-t-elles adossées si les politiques n’arrivent pas à construire et consolider une telle base ? Il faudra absolument qu’elle soit établie pour que les technocrates puissent être efficaces. La situation où se trouve l’économie, le bouillonnement des revendications sociales les obligera à prendre des décisions difficiles et impopulaires comme l’augmentation de certains produits comme les carburants. Il faudra que des décisions nécessaires soient  prises et appliquées sans provoquer de révoltes. Pour cela le consensus politique est primordial, il faut commencer par là. Les politiques devraient considérer que les différences de leurs approches ne sont pas exclusives. La conscience de l’intérêt national peur ouvrir la voie vers l’élaboration d’une vision commune pour orienter l’action dans cette phase transitoire. Si la vision est claire pour le leadership politique, elle sera alors plus facile à diffuser auprès de la population au moyen d’une pédagogie inscrite dans des valeurs démocratiques.

La politique a besoin de pédagogie qui ouvre des perspectives aux citoyens et rend plus supportables l’attente et les sacrifices. La pédagogie n’est pas à confondre avec la manipulation. Les Tunisiens ont intériorisés sans le vouloir des attitudes politiques imprégnées par les régimes qui les ont dominés pendant plus d’un demi-siècle. Il va falloir maintenant exorciser ce mal par un discours tout différent. Les Tunisiens ont besoin de politiciens qui leur parlent un discours débarrassé des idéologies manichéennes, qui leur apprennent à reconnaître et accepter leurs différences, à partager un socle commun de valeurs et d’intérêts partagés qui profitent à la société dans son ensemble, un discours qui renforce leur confiance en eux-mêmes et en leur intelligence collective. La pédagogie politique dans une démocratie, il ne faut pas l’oublier, se nourrit de la liberté d’expression. La démocratie qui reconnaît la richesse de la diversité d’un peuple n’est pas braquée sur un passé encensé mais se construit parallèlement à la dynamique de la société actuelle qui évolue et se transforme. Ali Ibn Abi Taleb conseillait aux musulmans : « n’élevez pas vos enfants selon vos habitudes car ils ont été créés pour une époque qui n’est pas la vôtre », que dire d’époques que des siècles séparent ! Un essayiste bosnien écrivait dans un sens voisin : « Nous avons tous un héritage et nous devons le défendre mais nous en défendre aussi, sinon nous aurions des retards d’avenir ».

Quelque soit l’avenir souhaité par notre peuple, il ne fera pas table rase de son histoire ni de sa configuration sociologique actuelle, aucun parti, si majoritaire soit-il, ne pourra en décider. Pour tracer les contours de cet avenir, le peuple a besoin, plus que jamais, d’un débat démocratique qui mobilise ses acteurs politiques qu’ils soient alliés ou opposés, son élite intellectuelle et les acteurs de la société civile dans toute leur diversité. C’est à ce prix que se forgent les consensus et que se renforcent les flux d’intégration sociale et la paix qui va avec.

Riadh Zghal
Professeur émérite
 

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