Notes & Docs - 07.04.2014

Les inégalités régionales vues sous l'angle de l'IDR

L’Institut Tunisien de la Compétitivité et des Etudes Quantitatives (ITCEQ) a publié en Juillet 2012 une «Etude comparative en terme de développement» dans le but de calculer un indicateur du développement régional ou IDR. Celui-ci est obtenu par la moyenne simple de 17 variables regroupées en quatre domaines supposés significatifs du développement économique et social: «Savoir», «Richesse et emploi», «Santé et population», «Justice et équité». Ces quatre domaines ont été subdivisés comme suit:

  1. Le domaine du savoir comprend deux dimensions l’éducation et la communication. L’éducation est subdivisée en trois variables relatives au taux d’analphabétisme, le taux de scolarisation et les résultats obtenus au baccalauréat. La communication intéresse deux variables : le pourcentage des ménages ayant accès à Internet  et la densité téléphonique.
     
  2. Le domaine de l’emploi et de la richesse comprend lui aussi deux dimensions principales. L’emploi est saisi à travers le taux de chômage et la densité des PME (un point sur lequel nous reviendrons plus tard). Quant à la richesse, elle est appréhendée à travers le taux de pauvreté, le taux de desserte en eau potable, le taux de branchement des ménages au réseau d’assainissement et enfin le nombre de voitures pour 1000 habitants.
     
  3. Le domaine de la santé et de la population comprend deux dimensions. La première, la population, ne comprend qu’une seule variable: l’ISF ou indice synthétique de fécondité. La seconde, c'est-à-dire la santé, se réfère à deux variables: le nombre de médecins pour 1000 habitants, le nombre de lits pour 100.000 habitants.
     
  4. Le quatrième et dernier domaine concerne la justice et l’équité.  La justice est prise en compte par le biais du taux de criminalité pour 1000 habitants, l’équité à travers la différence entre les taux de scolarité par genre d’une part, les taux d’activité par genre d’autre part.

L’IDR ainsi obtenu confirme ce que l’on savait déjà quant à la division du territoire national en deux entités «divergentes»: les régions du District de Tunis et plus globalement des régions côtières d’une part ; les régions de l’Ouest, du Sud et de l’intérieur d’autre part. Mais cette distinction ne se vérifie pas systématiquement au vu du classement des gouvernorats opéré par l’IDR. Si les gouvernorats  de Tunis (1er rang), l’Ariana (2ème rang), Ben Arous (3ème rang) et à un degré moindre Manouba (9ème rang) se situent bien en haut du classement ; si Monastir (4ème rang), Sousse (5ème rang), Nabeul (6ème rang) et Sfax (7ème rang) se situent eux aussi dans les dix premiers rangs, le gouvernorat de Mahdia qui appartient pourtant à la même région du Centre Est n’est classé  qu’au 15ème rang. En fait, «l’anomalie»  réside aussi dans les classements relativement flatteurs de Tataouine (8ème rang), Tozeur (11ème rang) et Kébili (12ème rang), mais aussi dans le classement médiocre du gouvernorat de Bizerte (14ème rang) et de Zaghouan (19ème rang), deux gouvernorats qui appartiennent pourtant à la région du Nord-Est, région réputée plus développée que la moyenne des régions.

IDR

Rang

Gouvernorat

IDR

1

Tunis

0,76

2

Ariana

0,69

3

Ben Arous

0,66

4

Monastir

0,64

5

Sousse

0,62

6

Nabeul

0,57

7

Sfax

0,56

8

Tataouine

0,55

9

Manouba

0,53

10

Gabès

0,53

11

Tozeur

0,51

12

Kébili

0,50

13

Mednine

0,50

14

Bizerte

0,49

15

Mahdia

0,42

16

Gafsa

0,41

17

Le Kef

0,40

18

Béja

0,39

19

Zaghouan

0,39

20

Siliana

0,36

21

Jendouba

0,31

22

Sidi Bouzid

0,28

23

Kairouan

0,25

24

Kasserine

0,16

Source: ITCEQ

Mais si l’on examine d’un peu plus près le classement des gouvernorats par grand domaine, on s’aperçoit que le classement opéré par l’IDR mésestime ou surestime le poids de certains domaines ou de leurs composantes.

Le gouvernorat de Tunis, bien qu’il soit classé 19ème par l’indice «Justice et équité» n’a pas eu à en souffrir pour ce qui est de son rang IDR. En fait, c’est la concentration relative de la criminalité dans ce gouvernorat qui explique son mauvais classement par cet indice. C’est aussi le cas de Sfax, classé 18ème. A contrario, le relatif mauvais classement de Bizerte par les indices «Justice et équité» et «Savoir» a influé sur son classement global par l’IDR.

Le rang favorable du gouvernorat de Manouba par l’indice «Santé et population», 2ème, s’explique par la relative concentration de centres hospitaliers en son sein et non pas nécessairement par l’état sanitaire de sa propre population. Ceci est indirectement confirmé par son rang modeste, 15ème, par l’indice «Richesse et emploi». En fait, Manouba représente le gouvernorat du District de Tunis le moins «entraîné» par la dynamique économique et socioculturel global du District, 12ème par l’indice du savoir. C’est très exactement le cas du gouvernorat de Mahdia par rapport à la région du Centre Est dont le rang est médiocre dans presque tous les domaines: 21ème au niveau de la justice et de l’équité comme au niveau de la santé et de la population, 15ème ai niveau du savoir et 13ème à celui de la richesse et de l’emploi. Dans les deux cas, les localités le plus éloignées du «centre», rurales en général, se révèlent moins bénéficiaires du développement intra et inter régional.

Le rang relativement flatteur de trois gouvernorats du sud non côtier: Tataouine, Tozeur et Kébili surprend. En fait, Tataouine doit son rang par l’IDR, 8ème, à son classement par l’indice «Justice et équité» (1èr) ce qui pose tout à la fois le problème de la «saisie» de la criminalité et la non prise en compte, à sa juste dimension, de la composante «équité». Tozeur doit son bon classement par l’IDR au savoir et communication, une tradition régionale bien ancrée.  Quant à Kébili, c’est son relative bon classement par les indicateurs du savoir et de la justice et équité qui l’emporte sur son classement au premier rang au niveau du chômage des diplômés du supérieur (18ème au niveau du critère richesse et emploi).

Gouvernorat

Rang IDR

Indice du savoir

Indice richesse et emploi

Indice santé  et population

Indice justice et équité

Tunis

1

1

1

1

19

Ariana

2

2

2

3

4

Ben Arous

3

5

3

7

5

Monastir

4

6

4

11

2

Sousse

5

3

5

4

10

Nabeul

6

11

7

19

3

Sfax

7

8

6

5

18

Tataouine

8

13

10

12

1

Manouba

9

12

15

2

7

Gabès

10

9

8

16

8

Tozeur

11

4

16

10

15

Kébili

12

10

11

18

11

Mednine

13

7

12

15

17

Bizerte

14

14

9

8

14

Mahdia

15

15

13

21

21

Gafsa

16

16

18

20

13

Le Kef

17

17

20

13

6

Béja

18

19

19

9

9

Zaghouan

19

21

14

6

20

Siliana

20

18

23

14

12

Jendouba

21

20

21

17

22

Sidi Bouzid

22

22

22

24

16

Kairouan

23

23

17

22

23

Kasserine

24

24

24

23

24

A ce stade, trois remarques essentielles sont à faire.

  1. La première concerne le contenu même des indices. Ainsi, le classement des gouvernorats aurait pu être autre si on avait retenu non pas seulement le taux de chômage global, mais aussi le taux de chômage des diplômés du supérieur ou bien encore le nombre relatif d’emploi dans les secteurs « entraînants » (pour les distinguer des secteurs entraînés ou encore des secteurs déconnectés comme l’emploi dans l’administration publique) au lieu de la densité des PME qui ne renseigne pas obligatoirement sur la densité de l’emploi lui-même ou sur sa répartition sectorielle. De même et en ce qui concerne le domaine du savoir, l’ITCEQ a retenu le taux d’analphabétisme, le taux de scolarisation et les résultats obtenus par la région du baccalauréat. Si les taux d’analphabétisme et de scolarisation ne prêtent pas à critique encore que la référence à la durée moyenne de scolarisation s’impose, ce sont les résultats au baccalauréat qui posent problème. En effet, le taux global de réussite au bac,  rapporté à la démographie globale ou scolarisée, cache des disparités régionales substantielles au niveau des mentions et des moyennes obtenues par les candidats, deux éléments qui expliquent, dans une certaine mesure, l’orientation dans des filières déterminées et par suite le taux de chômage des diplômés. Quant au taux de pauvreté et en raison des multiples réserves que l’on peut formuler à cet égard, il aurait pu être plus judicieux de le remplacer par le niveau des dépenses de consommation par gouvernorat, quoique la variation de la consommation ne soit pas systématiquement linéaire par rapport à celle du revenu.   
       
  2. La seconde remarque est relative au bien-fondé de la pondération uniforme des 17 variables formant le panel. Pour l’ITCEQ ces données se valent d’où leur pondération unique. Or cette position de principe est loin de correspondre au concept de développement. En fait, si on se plaçait sous un angle plus en rapport avec ce concept, on peut retenir une pondération graduée de domaine à domaine et au sein du même domaine. On peut, par exemple, donner aux résultats obtenus au baccalauréat une pondération supérieure à celle du taux ou de la durée de scolarisation et privilégier tel baccalauréat par rapport à un autre, telle mention par rapport à une autre. Dans le même ordre d’idée et en matière de richesse, le nombre de voiture pour 1000 particuliers (et non le nombre de voitures pour 1000 habitants qui prend en considération aussi le parc administratif) peut prendre le pas sur le raccordement au réseau d’assainissement, ce dernier critère décrivant plus le volontarisme étatique en matière d’infrastructures de base que le niveau de vie réel de la population.
     
  3. Ces réserves sont en partie confortées par le classement des gouvernorats par l’Indicateur de développement humain (IDH). Certes, les sept premiers gouvernorats au niveau de l’IDR sont les mêmes au niveau de l’IDH (avec un classement différent), mais l’IDH  replace Tataouine (22ème), Kébili (18ème) et Gabès (17ème) à leur juste place par rapport à leur classement par l’IDR (respectivement 8ème, 12ème et 10ème). A l’opposé, Zaghouan retrouve un classement plus en rapport avec sa situation réelle en passant de la 19ème par l’IDR à la 5ème par l’IDH. C’est le cas aussi de  Bizerte qui retrouve un classement reflétant mieux son niveau global de développement (il passe de la 14ème place par l’IDR à la 9ème place par l’IDH). Il est toutefois indispensable de signaler que le calcul d’un IDH par région dont les composantes sont connues (schématiquement l’espérance de vie, le taux d’alphabétisation, le taux de scolarisation et le PIB par tête exprimé en parité de pouvoir d’achat) est rendu quelque peu discutable dans la mesure où il est difficile de connaître de façon fiable  l’espérance de vie et le PIB en PPA par tête par gouvernorat)

Gouvernorat

Rang IDR

Rang IDH (2010)

Rang IDH (1975)

Tunis

1

6

1 (Le district)

Ariana

2

3

-

Ben Arous

3

4

-

Monastir

4

1

3

Sousse

5

7

5

Nabeul

6

8

4

Sfax

7

2

2

Tataouine

8

22

-

Manouba

9

11

-

Gabès

10

17

8

Tozeur

11

13

-

Kébili

12

18

-

Mednine

13

10

7

Bizerte

14

9

11

Mahdia

15

12

6

Gafsa

16

23

9

Le Kef

17

14

13

Béja

18

16

12

Zaghouan

19

5

9

Siliana

20

19

17

Jendouba

21

21

18

Sidi Bouzid

22

20

16

Kairouan

23

15

14

Kasserine

24

24

15

Source: Classement réalisé à partir des travaux de Messieurs Amor Belhadi et Adel Bousnina

Que peut-on conclure et quelles conséquences à tirer sur la conception d’un nouveau schéma de développement national et régional?

En dépit de ses faiblesses, l’IDR calculé par l’ITCEQ constitue un apport instrumental appréciable et un élément de base en ce qui concerne la planification régionale et le redécoupage du territoire national en régions économiques, à charge pour l’ITCEQ d’intégrer d’autres variables plus appropriées et de réviser son système de pondération.

  1. Le développement régional ne peut plus se concevoir sans l’intégration des trois volets que voici dans un même schéma de développement: l’infrastructure de base, la «mise à niveau» technologique et socioculturelle de la population active disponible et le tissu productif. Il en résulte que toute planification régionale doit comporter ces trois volets. Aucun ne doit être traité comme un appendice et toute action doit être modulée en fonction du retard qu’accusent les régions dans telle ou telle composante.
     
  2. Il ne suffira pas d’implanter de nouvelles activités économiques pour accélérer le développement d’une région  comme il serait dérisoire de ne compter que sur les emplois agricole, tertiaire  et administratif. A l’instar de ce qui se passe dans les secteurs économiques, il existe aussi des emplois entraînants et d’autres qui sont entraînés ou déconnectés. Le bas niveau de l’IDR des régions de l’intérieur, du centre et du sud s’explique en grande partie par la pauvreté des régions considérées en emplois salariés du secondaire, industriels manufacturiers notamment. 
     
  3. Le troisième point est relatif aux connexions entre plans régionaux de développement et plan national. Jusqu’ici une conception «centralisée» a prédominé. La stratégie économique et industrielle à mettre en place dans le futur doit rechercher une concordance dynamique entre un plan national dont le but est d’atteindre des objectifs macroéconomiques globaux et des plans régionaux qui partiraient forcément d’autres considérations: comblement des retards en matière de développement, exploitation des potentialités et des ressources naturelles disponibles sur place, etc.
     
  4. Le quatrième est certainement le point sur lequel «la politique» se montrera la plus excessive ou la plus réticente: le redécoupage du territoire en régions économiques. En tout état de cause, le développement ne peut pas  se concevoir à l’échelle d’un seul gouvernorat comme on le pense mais bien à l’échelle d’une région économique, voire, si besoin est, à l’échelle de deux ou trois régions.     
  5. Le financement du développement régional nécessitera l’intervention «directe» de l’Etat avec des formules moins obsolètes que le volontarisme des années soixante. Cela posera évidemment deux problèmes: l’un est relatif à l’assainissement des finances publiques; l’autre est plus subtil en fin de compte puisqu’il s’agit de tirer les conclusions du rendement médiocre au plan régional d’un code d’investissement ayant montré, à ce niveau, ses limites et ses travers.

Habib Touhami


 

Tags : d   PME   Tunisie  
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