Opinions - 17.06.2014

Ahmed Ounaïes:L'acquis de la révolution et le système politique arabe

La Révolution populaire de 2011 s’est propagée de bout en bout du bloc arabe, trahissant un rejet profond de l’ordre dominant. Quelles portes s’ouvrent ? La perspective, au départ, est confuse. Comme toute révolution, la nôtre est porteuse d’une infinité de possibles mais, au bout de trois ans, les axes profonds sont mieux appréhendés. Trois exigences dominent la phase de transition:

  • exigence éthique
  • exigence démocratique
  • exigence existentielle.

La transition a pour but de concilier ces exigences. En Tunisie, les affrontements de la classe politique, les actes majeurs de la société civile, les dispositions constitutionnelles ont tranché des dilemmes et porté des clarifications de fond. La percée révolutionnaire se définit non pas au coefficient de désordre mais à la mesure de la refondation de l’Etat.

  • Les progrès acquis sont de trois ordres
  • Les principes, les valeurs et les institutions qui en garantissent le respect
  • La démarche associant l’ensemble des acteurs sans exclusive
  • Enfin, la clarification de la problématique: le choix de société.

A- Les principes et les Institutions

1- La sécurité de l’individu. La mutation politique commence avec la sécurité de l’individu. Dans les régimes arabes, nul n’est à l’abri de l’arbitraire : le pouvoir s’exerce par l’intimidation et la terreur. Nous avons observé partout dans le champ arabe le déchaînement soudain contre telle ou telle personne, rendue aussitôt impuissante à faire entendre sa voix, à faire valoir son droit, à défendre son honneur, ses biens, sa tête. Jusqu’au XXIe siècle, la prison, la torture, l’assassinat sont des moyens de gouvernement.

La conquête de la sécurité individuelle ne tient pas seulement aux droits inscrits dans la Constitution ni à la seule législation, mais à l’ensemble des institutions qui forment l’architecture de la société politique, qui organisent la défense collective de la liberté et qui, en définitive, sanctionnent l’arbitraire.

Si l’ordre arabe a oscillé entre régime militaire et régime policier, c’est afin de tenir le citoyen dans la constante vulnérabilité. La vulnérabilité absolue du citoyen est le corollaire du caractère absolu du pouvoir et de l’immunité absolue du chef. La Révolution de 2011 renverse cet ordre : elle abolit les privilèges, traîne le chef en procès et institue la redevabilité. Expression symbolique du renversement, elle popularise la caricature.
Indépendance de la justice, cohérence des Institutions, liberté des médias, responsabilité de la société civile sont indivisibles : l’ordre démocratique est un tout. Plus au fond, c’est la conjonction des institutions et des libertés qui inspire le sentiment de la sécurité, qui forme la base de la confiance et qui élimine l’arbitraire. La mutation de l’ordre arabe est à ce prix.

2- Le statut de la femme s’inscrit dans la logique du principe d’égalité, principe difficilement admis dans la société arabe: le statut inférieur de la femme en est le cas d’application le plus flagrant. La contrainte dans le mariage (al-jabr exercé par le chef de famille), le port du voile, la mutilation, les restrictions à la liberté (exercer une activité professionnelle, voyager, conduire la voiture) renvoient à tort à des prescriptions religieuses : ce sont des cas de simple négation du principe d’égalité et que rien n’oppose au dogme religieux. Le fond du problème tient à la rétention du privilège dont se prévaut l’homme arabe dans la société archaïque et qui se prolonge dans la représentation de la femme, du juif, du travailleur immigré, comme il l’était dans le passé relativement à l’esclave.

En Tunisie, le statut égalitaire de la femme promulgué en 1956 et la mixité dans l’école réalisée en 1968 ont résisté aux adversités et étaient plus encore développés dans le temps. A la faveur de la Révolution, la parité dans les listes électorales était introduite en septembre 2011 puis inscrite dans la Constitution en janvier 2014. C’est la dynamique de l’évolution qui constitue la garantie de progrès dans le sens de l’égalité. L’émancipation de la femme est indicative du progrès de l’homme arabe relativement au principe d’égalité.

La Révolution a éveillé le sens de l’égalité dans la société arabe. La marge est encore vaste pour combler les inégalités dans divers domaines : le statut du travailleur immigré, la condition du citoyen non croyant ou laïc, ou des adeptes d’autres religions que l’islam, y compris la condition du juif, le mariage de la musulmane avec le non musulman, la rémunération du travail féminin.

3- La liberté de conscience, bien qu’elle soit inhérente à la liberté de l’individu, est implicitement ou explicitement rejetée dans les sociétés arabes dans la mesure où ce principe ouvre, pour le musulman, la faculté de changer de religion ou d’abandonner toute religion. L’apostasie est encore sanctionnée dans certains pays par la peine capitale. Rappelons un fait significatif : lors du débat à l’Assemblée Générale des Nations Unies le 10 décembre 1948 pour l’adoption définitive de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, le délégué de l’Arabie Saoudite avait exprimé des réserves sur deux articles : celui qui proclame le droit de se marier sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion (Article 16), et celui qui rattache à la liberté de conscience la liberté de changer de religion (Article 18). Ces réserves, formulées il y a 66 ans, limitent encore aujourd’hui la liberté des sujets arabes.

La liberté de conscience est inscrite dans la Constitution tunisienne de janvier 2014 (art. 6). Cet acquis est fondamental : le rapport à l’Etat repose désormais sur la seule citoyenneté ; l’Etat lui-même se proclame civil, affranchi dans son référentiel de toute prépondérance particulière, et fondé ainsi sur le socle des principes universels.

4- Le pluralisme. La catégorie de l’unicité imprègne la mentalité arabe. Elle s’enracine sous l’emprise du père, du za‘im et de l’imam. Le pater familias, le parti hégémonique, le syndicat historique : ces autorités encadrent la vie sociale, politique et spirituelle. Douter, affirmer d’autres convictions dans la sphère de l’action, de la pensée et de la foi exposent à l’ostracisme, parfois à la mise à mort. L’ordre arabe conspire à l’unicité.

Le pluralisme institue la culture de la relativité et pose le principe du libre choix. A la faveur de la Révolution, il conquiert la sphère politique et syndicale et éclate dans un dynamisme inédit. Bientôt, des frondes brisent les codes sociaux, renversent les tabous, surmontent l’autocensure : au Caire, Aliaa Magda El-Mahdy pose nue sur les pages de Facebook ; à Tunis, la Femen Amina Sboui s’affiche demi-nue, revendiquant l’appropriation de son corps ; au Maroc et en Algérie, les dé-jeûneurs proclament en plein Ramadan le droit de manger et de boire en public et en plein jour. Au Bardo, la mention de la liberté de conscience dans le projet de Constitution soulève un orage au sein de l’Assemblée. Ces frondes bravent des résistances dans le corps social où subsiste un ancrage mental rebelle au pluralisme.

L’offensive est ravageuse, la société arabe craque. Entendons bien que le citoyen né dans la religion de sa famille est libre de s’y maintenir, d’en changer ou d’abandonner toute religion : il n’en est pas moins citoyen. Ainsi en est-il aussi du choix politique, syndical et existentiel. La société libre admet la pluralité des appartenances politiques, religieuses et philosophiques et leur participation égale et légitime à la vie de la nation. La reconnaissance du pluralisme est un gage de tolérance, d’élévation et de foi dans l’homme et dans sa liberté.

5- La liberté de la presse. La liberté d’expression et d’information est l’acquis sensible de la Révolution. La levée de la censure, la faculté de se prononcer en toute liberté sur les faits sociaux et politiques et de se connecter aux réseaux d’information dans le monde ont constitué la première conquête de la liberté. La liberté de la presse relaye la défense collective de la liberté et se situe au fondement de la démocratie et de l’Etat de droit, dès lors que la confrontation des idées et des faits assure la transparence, donne la mesure de la gouvernance et conforte la sécurité de l’individu.

6- Le principe du pouvoir. Dans l’ordre politique arabe, l’indécision subsistait sur le principe de légitimité du pouvoir : légitimité céleste ou légitimité populaire. Les évolutions intervenues dans la majorité des pays au cours du XXe siècle avaient contribué à hisser le peuple au rang de régulateur du pouvoir. Dès lors, l’absolutisme de la loi transcendante était de plus en plus limité, à la fois par le recours étendu au suffrage populaire et par l’extension  de la législation fondée non pas sur la charia mais sur le droit positif. La Révolution de 2011 porte le coup décisif avec l’affirmation de la volonté populaire source de la légitimité. Le maître mot de la Révolution de 2011 est bien ‘‘ le peuple exige !’’ (ach-Chaab yurid).

La Révolution substitue à la loi transcendante la loi immanente qui reflète les aspirations des peuples dans leur expérience historique évolutive. C’est ainsi que la société s’intègre à l’expérience de l’humanité dans l’adhésion aux valeurs universelles. La transition démocratique tire les conséquences du renversement de la légitimité et lève l’indécision sur la nature du pouvoir dans la société arabe de demain. Cette clarification cruciale refoule la religion dans l’ordre de la spiritualité et réinsère la société arabe dans l’unité de l’histoire humaine.

Sous tous les cieux et en toutes circonstances, les peuples luttent contre l’injustice et l’oppression et aspirent à la liberté, à l’égalité et à la justice dans la conviction que ces valeurs valent pour l’homme en tant qu’homme, par-delà les particularismes. La torture est sanctionnée dans toute société civilisée, sans considération de la foi du bourreau ou de la victime. La discrimination contre la femme est révoltante, qu’elle soit le fait de la coutume ou de la religion. Ainsi en est-il des violations des droits et de la dignité de la personne. Ces valeurs tirées des drames de l’histoire font l’unité de la famille humaine.

7- Les institutions. Deux  innovations distinguent les acquis de la Révolution : le recentrage électoral et la limitation de l’exécutif. D’une part, la centralité de la légitimité électorale est affirmée dans les organes de l’Etat ; d’autre part, les champs où s’exerce le libre choix du citoyen sont confiés à des Institutions collégiales indépendantes à l’abri de toute interférence du pouvoir exécutif. Il en est de même de la justice où la libre détermination du juge est protégée contre l’empiètement de l’exécutif.

Le Conseil Supérieur de la Magistrature et les cinq Instances constitutionnelles indépendantes chargées respectivement des élections, de la communication, des Droits de l’Homme, de la lutte contre la corruption et du développement durable sont fondés sur le principe de l’élection et de la non interférence du pouvoir exécutif. Ces innovations esquissent une véritable refondation de l’Etat.

B- La démarche

Le progrès de l’ordre politique tient aussi à la démarche. A la faveur de la Révolution, l’ordre social et politique devient une construction collective, fondée sur le principe de la participation, sur la représentativité des acteurs et sur la confrontation des idées. En outre, les grands acteurs de la transition, de tous bords, se plient à une discipline intellectuelle rare en état de révolution : ils consultent systématiquement des juristes, des professeurs, des non – politiques, avant de prendre de grandes décisions : ce scrupule est salutaire.
La démarche inclusive, dialectique et pondérée n’est pas plus qu’une méthode, mais elle illustre le rejet absolu de l’Etat absolutiste, paternaliste et arrogant. La leçon de la Révolution de 2011 est double : l’ordre imposé, quelle qu’en soit la justification, ou fondé sur l’exclusion, aboutit à l’impasse. D’autre part, l’aspiration à l’ordre démocratique est l’expression d’une expérience historique : c’est l’épreuve même de la vie collective qui induit l’exigence démocratique. Autant par les principes et les valeurs que par la méthode, la Révolution populaire de 2011 s’inscrit dans l’universel

C- La problématique

Les acquis de la Révolution populaire de 2011, par le fait des principes et des Institutions et par le fait de la méthode, mettent l’ordre politique arabe sur la voie d’un changement fondamental. Les résistances sont fortes, le processus est contrarié, mais le tournant est pris. Rappelons une étape significative. 
Il y a dix ans, le 23 mai 2004, le Sommet arabe de Tunis adoptait une Déclaration solennelle intitulée ‘‘ Processus de développement et de modernisation dans le monde arabe’’. Les points de la Déclaration relatifs aux réformes intérieures sont les suivants :

  1. Développement sur les plans politique, économique, social et éducatif, en rapport avec le progrès des sociétés arabes ;
  2. Approfondir les bases de la démocratie et élargir la participation politique ;
  3. Promotion de la jeunesse et du statut de la femme ;
  4. Réforme économique afin d’améliorer le niveau de vie, d’élever le taux de croissance et de renforcer le secteur privé ;
  5. Hâter la réalisation du libre échange interarabe et accroître les investissements ;
  6. Renforcer les bases de la bonne gouvernance ;
  7. Moderniser l’infrastructure sociale et développer le système éducatif.

Tel est l’engagement de démocratie et de modernité pris par les chefs d’Etat et de gouvernement arabes en mai 2004. S’il est clair que l’engagement n’avait pas été tenu, du moins peut-on affirmer la prise de conscience générale de sa pertinence. La Déclaration, nous le savons, était adoptée sous la pression de l’Administration Bush qui s’efforçait alors de placer l’intervention militaire en Irak, un an auparavant, dans une logique de démocratisation et de modernisation des pays arabes. De ce fait, nos dirigeants n’avaient fait que céder aux pressions extérieures sans le moindre scrupule d’honorer l’engagement devant les peuples.

En 2011, la déferlante de la Révolution, partie de Sidi Bouzid et qui s’était propagée comme un feu de paille jusqu’au Yémen et jusqu’en Syrie, était une exigence populaire : ach-chaab yurid ! La chute des dictatures libérait la voie devant les réformes qui seraient alors initiées non par des pressions extérieures mais par la volonté populaire. Quand la parole fut enfin donnée aux peuples arabes, quelle était la réponse des urnes?

D’abord, un faux départ. Dans les pays où, à la faveur de la Révolution, des élections libres étaient organisées, les résultats donnaient la majorité aux partis qui se réclament de l’islam puis, au bout d’un an, les gouvernements dirigés par ces partis étaient à leur tour massivement contestés et finalement évincés. Ce faux départ éclaire mieux encore le fond du problème. Si les partis islamiques ont échoué à répondre aux exigences de la Révolution, à quelles conditions sera-t-il possible de réaliser ces exigences dans le contexte arabe?

La problématique tient à tirer au clair le rapport de l’Etat à trois éléments:

  • Le rapport de l’Etat au citoyen : édifier la citoyenneté sur la base de la liberté
  • Le rapport de l’Etat à la religion : démocratie et islam sont compatibles
  • Le rapport de l’Etat aux normes de civilisation de notre temps: le principe de modernité.

Où en sommes-nous? Les records, à ce jour, sont inégaux. Le faux départ, avec deux ans de gouvernements islamistes, a aggravé les tensions mais il a permis, grâce à l’affrontement, de clarifier les enjeux et d’accomplir l’authentique dépassement. La percée historique naît de cette dialectique fondatrice. Là où l’armée, à l’affût pour prendre ou reprendre le pouvoir, a frustré l’affrontement – c’est le cas en Egypte – la Révolution est retardée pour longtemps.

Elle reste cependant prégnante, elle n’a pas dit son dernier mot.   
La transition tunisienne n’a pas esquivé l’affrontement. Nos acquis réalisent la conciliation philosophique et institutionnelle des exigences de la Révolution et refondent l’Etat suivant un processus endogène. Dans le bloc arabe, l’impact est redoutable. La Tunisie ouvre une brèche aux conséquences infinies. Ce tournant marque l’histoire, il inaugure l’ère libérale de la société arabe.

Ahmed Ounaïes,
Tunis, 14 juin 2014
 

Tags : alg   Maroc   Syrie   Tunisie  
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2 Commentaires
Les Commentaires
el hani abdelhamid - 21-06-2014 23:24

analyse trop academique mais tres interessente.dans votre analyse vous ulisez souvent le qualificatif arabe dans un sens de generalisation injustifiee

Labidi Abdallah - 23-06-2014 07:41

C'est ce que j'ai lu de mieux sur ces secousses téluriques qui ébranlent notre pays et la région depuis bientôt quatre ans . Une approche des idées et des faits clarifiante et structurante. Grand merci à l'illustre auteur,ce grand intellectuel dont notre notre a toutes les raisons de s'enorgueuillir.

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