Donald Kaberuka, Président de la BAD: Profondément Africain, je veux continuer à servir l'Afrique, en Afrique
Serein, l’œil vif, l’intelligence en turbo et le verbe mesuré, à l’aise en français comme en anglais, Donald Kaberuka, président de la BAD, gère en toute aisance 78 Etats membres (actionnaires) et 54 pays (clients). A 63 ans, cet ancien ministre des Finances et de la Planification économique du Rwanda (1997-2005), titulaire d’un PhD en économie obtenu à l’université de Glasgow, a fait longtemps ses armes à Londres et siégé au FMI à Washington. Au moment où il se réinstalle à Abidjan et s’apprête à passer bientôt le témoin, au terme de dix années fort intensives, il a répondu aux questions de Leaders.
Avec le cinquantenaire de la BAD en 2014, la fin de votre mandat en 2015, l’heure est au bilan. Commençons par l’Afrique. Quel bilan dressez-vous des cinquante années d’appui de la BAD au développement du continent?
La mission principale est de favoriser l’intégration économique de l’Afrique. La BAD est le leader en la matière, au niveau des barrières physiques et institutionnelles. Pas moins de 105 milliards de dollars US ont été engagés pour le développement du continent, avec des montants allant jusqu’à 8 milliards de dollars US par an. Mais, comme vous le savez, une banque ressemble toujours à ses clients. Lorsque l’Afrique a connu des soubresauts, la BAD n’en a pas épargné. L’Afrique connaît des inégalités et souffre de l’exclusion. Dans les années 1990, le continent s’appauvrissait et le taux de croissance était négatif, alors que la croissance démographique galopait. Il fallait inverser la tendance.
Ce que nous avons constaté, c’est que, d’une part, la pauvreté ne reculait pas assez vite — en quinze ans, elle n’est passée que de 55% à 35%— et, d’autre part, des sociétés qui connaissaient des mutations très profondes, démographiques, technologiques et infrastructurelles, et subissaient la kleptocratie et les tensions. Tout cela à génère des pressions sociales a généré. En Tunisie, comme en Afrique subsaharienne, le défi à relever est le même : c’est créer des emplois pour les jeunes et leur donner espoir.
Pour certains, si l’Afrique n’a pas encore malgré tout décollé, c’est à cause de la mauvaise gouvernance qui règne encore dans le continent. Qu’en pensez-vous?
La bonne gouvernance s’impose dans tous nos Etats. Je la comprends en termes d’institutions solides, reposant sur un socle fort composé de trois éléments. L’Etat ne doit pas être corrompu. Il doit pouvoir rendre des services effectifs aux citoyens, et s’engager à rendre compte de sa gestion en toute transparence à la nation. Ces trois piliers sont fondamentaux, l’absence de l’un deux compromet les deux autres.
Vous avez bataillé, ces derniers temps, pour changer la perception de l’Afrique, que les médias occidentaux, voire les médias africains eux-mêmes, présentent comme un continent miné par les conflits. Les conflits existent pourtant bel et bien...
Nous avons la responsabilité de donner nous-mêmes l’image que nous méritons, de raconter notre propre vécu et ne pas laisser aux autres de le faire à notre place. L’Afrique misérabiliste telle que certains la décrivent en Occident ne nous ressemble pas. Regardez par exemple le Daguestan, la Colombie, une partie du Sri Lanka ou du Cachemire en Inde, ils sont loin d’être meilleurs que nos pays. C’est aux Africains de dire ce qui marche et ce qui ne marche pas et de l’expliquer. Plus, de faire pour que ça marche.
Pourtant, l’Afrique est de plus en plus prisée par le monde des affaires. Je ne reviendrai pas sur la fameuse couverture de «The Economist», qui décrit l’Afrique comme une étoile montante («a rising star»), après l’avoir qualifée 10 ans plus tôt de «continent perdu» («hopeless continent»). Les investisseurs s’intéressent de près au continent. Le Sommet de l’Elysée, fin 2013, a montré que l’Afrique représentait une immense promesse et un grand intérêt pour l’Europe (pas seulement la France).
Qu’est-ce qui a changé selon vous? Pourquoi ce regain d’intérêt?
Depuis l’an 2000, nous avons opéré un tournant important. La paupérisation s’est arrêtée, même si le taux de croissance est resté négatif. En regardant du côté de la Chine ou de l’Inde, nous avons constaté que malgré un taux de croissance important, la pauvreté n’a pas pour autant été réduite. L’Afrique est un continent jeune, avec une classe moyenne qui s’élargit et nous devons l’intégrer dans un contexte d’adaptation aux technologies de l’information et de la communication.
Je me souviens de vos déclarations les années qui ont suivi votre prise de fonctions à la BAD. Vous aviez alors exprimé une certaine réserve par rapport aux découvertes minières, vous parliez souvent du «syndrome hollandais». Que pensez-vous aujourd’hui des fabuleuses découvertes ou réserves en ressources naturelles du continent? Croyez-vous encore que cette manne puisse se transformer en malédiction?
Je n’ai pas changé d’avis. Il y a des richesses que nous héritons du Bon Dieu et celles que l’Homme réalise. Le véritable mérite qui peut être le nôtre, c’est de convertir ces richesses héritées en richesses réalisées par soi-même. Au lieu de vivre sur une rente, il s’agit d’œuvrer pour dédier la richesse à la formation des jeunes, à l’infrastructure, et autres priorités du développement. Pour favoriser cette démarche, nous avons créé au sein de la BAD le Centre africain des ressources naturelles. Prenez l’exemple de la Libye, à quoi ont servi les richesses pétrolières tout au long de ces dernières années ? Aujourd’hui, elles suscitent, en plus, des convoitises et des conflits, comme dans d’autres pays, tels que le Sud Soudan. Il ne s’agit pas de conflit tribal comme certains le pensent, mais d’affrontements sur fond de recettes pétrolières à capter.
Faisons le point maintenant de votre bilan à la tête de la BAD. Vous avez lancé une profonde réforme institutionnelle en 2006, pour donner plus d’efficacité à la BAD en rapprochant par exemple les équipes pays et les équipes sectorielles. Vous avez complété ces réformes par de petites retouches fin 2013. La BAD est-elle plus efficace aujourd’hui? Avez-vous des exemples concrets?
Je ne ferai pas mon bilan moi-même. Je laisse aux autres le soin de le faire. La marche vers l’efficience doit être permanente, continue. D’autres doivent la poursuivre. Si les actionnaires nous ont toujours suivis, c’est qu’ils voient des résultats. Les ressources du Fonds africain de développement [Ndlr: le guichet concessionnel de la BAD, reconstitué tous les trois ans par des contributions volontaires des Etats membres] est passé de 3 milliards de dollars à 8 milliards de dollars.
Vous avez également milité pour une plus grande décentralisation de l’institution. Elle est passée d’une quinzaine de bureaux nationaux en 2005 à près de 40 aujourd’hui. Cela veut dire que la décentralisation fonctionne? Quels résultats concrets avez-vous obtenus?
La décentralisation a été payante. Nous venons d’effectuer une étude à mi-chemin qui sera soumise au conseil. Partout, la demande est forte. Dans les pays où nous ne disposons pas de bureaux, on nous demande d’en ouvrir et dans ceux où nous sommes déjà établis, on nous demande de renforcer nos équipes en place. Le modèle des bureaux nationaux et des centres régionaux a fait ses preuves.
Peut-on parler d’un style Kaberuka pour gérer les grandes questions stratégiques? Je donnerai deux ou trois exemples. Commençons par la stratégie à moyen terme de la BAD pour 2008-2012. Pour en dessiner les grands axes, vous avez constitué un comité indépendant de sages et d’experts, qui vous ont fourni des recommandations et une vision. Idem pour les Etats fragiles: vous avez mandaté un comité de sages pour préparer les contours de l’action de la BAD dans les Etats fragiles, un rapport qui a été présenté en plénière à la dernière assemblée de l’Union africaine. Pourquoi cette bénédiction par les tiers est-elle si importante pour vous?
Avant d’accéder à la présidence de la BAD, j’étais, en tant que ministre des Finances de mon pays (Ndlr : le Rwanda, pendant 8 ans), gouverneur à la BAD et au FMI. J’ai pu alors comprendre ce qui peut fonctionner et ce qui est superflu. Cela m’a beaucoup aidé dans la formulation de mes engagements lorsque je m’étais porté candidat à la présidence de la BAD. Tout ce que j’avais promis, je l’ai fait. Je ne peux pas vous dire que je l’ai bien fait ou moins bien. Je laisse aux autres le soin d’en juger.
Pour ce qui est des sages, nous les avons bien choisis et avons pu alors pleinement bénéficier de leurs conseils. C’est ainsi que nous avons conçu la stratégie 2008-2012. Deux grands axes ont été en effet établis. D’abord, la BAD n’est pas une grosse ONG et ne peut pas ambitionner de régler tous les problèmes. Elle doit se concentrer sur des choix stratégiques prioritaires. Ensuite, en tant banque, elle doit se mettre en proximité avec ses clients, soit 54 pays qui partagent des besoins génériques mais ont aussi des demandes spécifiques.
S’il est une action dont vous êtes par-dessus tout fier dans votre action à la tête de la BAD, quelle serait-elle?
Mon mandat a coïncidé avec la décennie qui a marqué l’amorce de l’Afrique sur la voie du progrès à une vitesse soutenue. Il fallait lui apporter le soutien nécessaire pour accélérer efficacement le rythme. C’est ce que nous avons essayé de faire en mettant à disposition l’accompagnement nécessaire. J’évoquerai aussi notre action contre-cyclique pour surmonter la crise de 2008-2009.
Votre fin de règne est marquée par certaines turbulences. Des analyses ont montré que la BAD pourrait perdre son triple A par exemple si elle continuait à s’exposer davantage au Maghreb. D’où l’arrêt brutal des financements au Maghreb après des décennies où les pays nord-africains étaient pratiquement les seuls clients du guichet commercial de la BAD... Un arrêt très mal vécu par les pays concernés, notamment l’Egypte et la Tunisie. Est-ce que la BAD s’essouffle?
Ce risque n’existe pas. Le vrai problème, c’est celui de certains gros clients d’Afrique du Nord. Nous avons été la première institution financière à apporter notre concours à la Tunisie et à l’Egypte après les changements intervenus. Le problème, ce n’est pas les moyens financiers de la BAD mais la dégradation de la notation souveraine de la Tunisie et l’Egypte. Nous continuerons à les appuyer en utilisant des solutions innovantes. Nous espérons qu’avec la stabilisation qui s’amorce, la reprise ne saura tarder.
D’autres indicateurs semblent également montrer un essoufflement ou un manque de prévoyance de l’institution. Un rapport indépendant a violemment critiqué la décentralisation de la BAD: trop de bureaux nationaux, trop de personnel... A tel point que votre institution est obligée aujourd’hui de faire marche arrière et de songer à fermer des bureaux «inutiles»... Qu’en est-il?
Je n’ai pas eu connaissance de pareils rapports. Avec la crise, toutes les institutions se sont soumises à une discipline budgétaire plus rigoureuse. Quant à la décentralisation, l’évaluation à mi-chemin est concluante.
Comment ont été ces dernières années passées par la BAD et ses employés en Tunisie? Au début, il y a eu quelques difficultés d’adaptation qui se sont rapidement estompées. Moi-même je réside ainsi que ma famille avec bonheur dans ce magnifique pays. Mes enfants vont à l’école et tout se passe très bien. D’ailleurs, je tiens à saluer ce grand peuple tunisien et lui rendre hommage pour son hospitalité et son amitié. A aucun moment, même lors des premiers jours de la révolution, je n’ai ni moi-même, ni le personnel de la Banque, eu la moindre appréhension.
J’ai eu l’occasion de découvrir l’Afrique du Nord et suivre de près les changements économiques et sociaux qui s’y opèrent. Cela m’a beaucoup aidé dans ma réflexion sur cette région et comment on peut mieux l’intégrer dans nos opérations.
Pour finir, même si je connais d’avance la réponse: que ferez-vous après la BAD? Je sais que vous allez me répondre que vous avez encore un an de mandat et que vous continuerez à vous investir totalement dans votre travail comme vous l’avez fait ces neuf dernières années, mais avez-vous au moins des pistes? Fort de votre agenda au Sommet aujourd’hui, retournerez-vous à la politique? Vous lancerez-vous dans le business? Continuerez-vous à œuvrer dans le domaine du développement?
Mon mandat se termine le 31 août 2015 et je passerai alors le relais à mon successeur qui sera élu en mai prochain lors des assemblées annuelles à Abidjan. Ce que je souhaite faire après, c’est surtout prendre du recul et écrire un livre. Vous savez, très peu d’Africains ont la chance comme celle que j’ai de diriger une institution financière aussi importante que la BAD. Il faut compter un Africain tous les dix ans. C’est vous dire tous les enseignements qu’on peut tirer de pareille expérience. Comme je suis profondément Africain, je veux continuer à servir l’Afrique, en Afrique.»
Propos recueillis par Taoufik Habaieb
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