Kerkennah Entre légende et réalité
Au large de Sfax, les îles Kerkennah résument notre Tunisie bucolique, incarnant l’âme tunisienne faite d’un enracinement dynamique, les racines profondément ancrées dans la noble terre ancestrale s’élevant majestueusement au ciel dans de permanentes et mélodiques confidences en une correspondance harmonieuse entre macrocosme et microcosme.
Une part terrestre du paradis
La légende raconte que Dieu, en modelant le paradis, rejetait ce qui ne lui convenait pas; ainsi, de ces rebuts du paradis, naquirent les îles Kerkennah dont la diversité est une unicité, tellement elle est harmonieuse, combinant les contraires en une riche complémentarité. Il ne s’agit, à l’état concret, dans l’actuel et le quotidien de Kerkennah, que de l’unidialité dont parlent aujourd’hui les sciences humaines, cette Unitax multiplex des anciens. Ce n’est pas pour rien, d’ailleurs, que les îles sont réputées pour leurs vents qui soufflent quasiment tout le temps au point de qualifier Kerkennah de venteuse. Voici ce qu’en racontent comme merveilles les personnes vieilles des îles : quand au coucher du soleil, le sublime souffle parcourt les vastes champs endormis, quand se perdent, entre vignes, figuiers et palmeraies, les derniers rayons du crépuscule aux pieds dorlotés des murmurantes eaux du rivage, les esprits s’éveillent! Jusqu’au point du jour, insomniaques, romantiques et rêveurs, ils attendront ; ils leur conteront la vie, les initiant aux secrets de l’au-delà d’où vient Kerkennah.
Le souffle céleste du vent
Ce vent est le souffle des esprits, une réminiscence des origines célestes des îles; il est le concert spirituel des soufis, ce samâ’ sans lequel l’homme ne serait rien, un corps sans esprit; autant dire un mort-vivant.
Dans un tel souffle de la musique insulaire est caché le secret de l’âme des îles; or, comme l’assurait le poète Rûmi, fondateur de la confrérie des mawlawis (les «derviches-tourneurs» de l’Occident), il est «dans les cadences de la musique... un secret (qui) bouleverserait le monde». Comme le notait aussi Junayd, le plus en vue des trois maîtres de l’islam tunisien, le vent kerkennien est un souffle paradisiaque rappelant à qui sait l’entendre la douceur divine qui s’est implantée dans les âmes quand Dieu créa le germe humain; il n’est que ce souvenir qui se réveille et agite l’âme humaine rappelée à ses origines paradisiaques.
Un exil pour Tunisiennes libérées
L’histoire, quant à elle, nous apprend que la grande île de cet archipel, Mellita, fut le lieu de réclusion des femmes adultères de l’entourage immédiat des beys, qu’on punissait en les exilant sur cette terre lointaine.
La trace d’un tel passé est encore présente de nos jours dans le port altier des femmes du village et le caractère ombrageux de ses hommes, réputés les moins pacifiques des habitants des îles, pourtant connus pour leur âme noble et leurs manières douces n’excluant pas une volonté de fer.
C’est d’ailleurs bien connu, s’il est un type du caractère tunisien, cet archétype de langage perdu en Tunisie dont parlait Duvignaud, il a été incarné par un enfant des îles, Farhat Hached, modèle suprême du patriote en Tunisie.
Des îles de légende
Aujourd’hui, on reconnaît moins bien une telle âme du premier coup d’oeil; elle a subi, comme tout être vivant, les ravages du temps. Car Kerkannah est un être vivant, bien plus qu’un simple archipel au large de Sfax. Toutefois, elle est toujours la même, telle que rêvée, telle qu’elle se vit dans tout cœur grand ouvert, l’esprit ouvert de ceux qui restent fidèles aux nobles origines. Il suffit de regarder avec les yeux du coeur; alors, la vision est toujours mythique.
Du plus loin que je m’en souvienne, richesses toutes de l’enfance, rêves de gloire et songes de légende sont une verdure en palmiers, du bleu à vagues et de l’or en sable fin. La mer aux plages enchanteresses se prolonge de terres d’oliviers et de vignes où est présente à jamais la silhouette d’une fille du pays, au bord d’un lac aux paillettes d’or. C’est la même dont a parlé Hérodote en cette Kyranis grecque, romaine Cercina, aux vénérables oliviers, aux suaves senteurs d’imposants figuiers et de pampres vrillés des vignes. Soûlantes y sont toujours les mélodies des bourdons et des criquets dans le souffle de vents infatigables.
Aujourd’hui encore, la fille vient vers le visiteur des îles, parfois emmitouflée dans une gandoura — rustique habit des hommes des îles — après son quotidien grignotage des glibettes, passe-temps national des graines de tournesol grillées. Cette rieuse figure des îles, éternelle comme elles, introduit à l’âme de ses terres. Entre multiples occupations, à la maison et aux champs, tête jamais couverte, dans son habit traditionnel ou en costume moderne, elle entretient avec un tendre soin l’un des nombreux marabouts des îles, chaque village ayant le sien. Sous des dehors pieux, n’arrêtant de murmurer des prières, elle surprend par ce qu’elle confie de sa pratique spirituelle quotidienne, le sens qu’elle en a.
Pour elle, forme oratoire de l’âme, la prière qui compte n’est pas ce qu’elle fait ; c’est plutôt l’œuvre quotidienne de ses mains pour la cause du bien. Ce bien, c’est de simplement vivre en congruence avec la nature, en harmonie avec son environnement humain. Ainsi parlent et vivent les insulaires en notre bucolique Tunisie dont ils sont la parfaite condensation de l’âme.
Une réalité mystique
Sur cette terre à quelques encablures d’une ville besogneuse, les espaces sont moins nombreux qu’avant à échapper au béton, mais il y souffle toujours une liberté à l’air farouche. Sillonnant les vastes champs de bourdonnement et de stridulation saturés, tandis que les hommes gagnent leur vie en mer, les femmes libres de Kerkennah travaillent la terre comme on le ferait de l’entretien d’une inspiration pour une symphonie du dépassement de soi, un acte d’élévation de l’esprit hors de sa prison de glaise. La terre, comme la mer, sont à honorer ici comme on le ferait de nobles pensées, de belles idées.
Les cimetières sont souvent délabrés dans les villages, les tombes délaissées aux stèles défoncées; elles donnent une autre vision de la mort et de la vie sur les îles. On n’y a pas besoin de cénotaphe pour une vie vierge d’escarres, puisque l’esprit n’habite pas la tombe. Un tel état des cimetières est un bel hymne à la vie, non pas la fausse qu’on connaît, trompeuse et éphémère, mais celle qu’il échoit de vivre au-delà de sa mort. Car on peut vivre en n’étant que mort si on ne célèbre pas à tout instant le meilleur de son humanité.
Si on oublie les corps enterrés en des tombes qui n’ont plus besoin de décorum, c’est que la vie du mort est dans le souvenir attaché à l’âme. Et ce souvenir est permanent, puisque l’âme vit, étant juste invisible. D’aucuns, à Kerkennah, sans être particulièrement mystiques, assurent voir les esprits de leurs disparus, tenant un propos semblable à ce qu’on a rapporté de Victor Hugo, affirmant que «les morts sont les invisibles, mais ils ne sont pas les absents».
Farhat Othman
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