Opinions - 08.11.2014

Gilles Kepel: La dissociation entre la Tunisie des côtes et celle des marges est un défi majeur

Observateur attentif de la situation en Tunisie où il s’est rendu plus de quinze fois depuis le déclenchement de la révolution, Gilles Kepel livre à Leaders sa lecture des élections législatives. Il analyse la portée du vote remporté par Nidaa Tounes et les raisons qui ont plombé Ennahdha, et met en garde d’un côté contre la fracture entre les régions et, de l’autre, les menaces que fait peser l’effondrement de la Libye. Interview.

Quelle est votre première lecture du scrutin du 26 octobre 2014

Le processus électoral pour les deuxièmes élections en Tunisie confirme que ce pays joue un rôle de premier ordre et original pour la transition démocratique dans le monde arabe. Contrairement aux « révolutions » qui ont sombré dans le chaos, la violence ou ont favorisé un retour au statu quo ante, la Tunisie a réussi ce que l’on considère comme l’un des principaux tests démocratiques. Un test où une majorité différente de la précédente l’a emporté et l’ancienne majorité – Ennahdha – a accepté les résultats des élections.

Ma réaction à chaud est de considérer en réalité que ce processus bien huilé doit beaucoup au chef du gouvernement, Mehdi Jomaa. Je crois que son gouvernement, au-dessus des partis, a pu restaurer, chez une grande partie des Tunisiens, l’image d’un Etat indépendant et compétent.

Aussi, il me semble, en ce qui concerne les résultats, que Béji Caïd Essebsi a aussi bénéficié d’une image rassurante qui renvoyait vers les fondamentaux du bourguibisme.

Et Ennahdha?

Quant à Ennahdha, il a souffert à la fois de la gestion parfois hasardeuse de ses équipes aussi du fait que le risque terroriste n’a pas été pris suffisamment au sérieux par ses dirigeants, notamment depuis 2012.

Pour ce qui est des élections législatives, la sécurité a fini par devenir une préoccupation essentielle, suivie de la question économique et sociale. C’est ce qui a fait reporter les suffrages sur la figure rassurante qui donnait le sentiment de se situer dans la continuité de ce qui est entrepris par l’actuel gouvernement et capable d’en tirer bénéfice, comme on l’a vu lors la conférence « Investir en Tunisie » de septembre dernier où Mehdi Jomaa a été adoubé par Manuel Valls, Abdelilah Benkirane et Abdelmalek Sellal –une configuration inhabituelle.

Et comment s’annoncent d’après vous les prochaines étapes?

Maintenant, bien sûr, ce n’est que le début du processus, car aucun parti n’a la majorité requise lui permettant de former le gouvernement seul. On va voir si une entente qui fait primer les intérêts supérieurs de la nation, entre différents partis ou composants de ceux-ci, pourra prévaloir sur les intérêts politiciens à court terme et leurs jeux empoisonnés. D’autre part, dans la configuration politique inédite qu’il faut considérer, la seconde République tunisienne est un régime parlementaire mais où le président de la République dispose d’une aura et d’une capacité qui lui permettent d’indiquer les grandes orientations. On se situe entre la IVème République et la Vème République en France, mais dans un statut différent l’un des autres. Les résultats de l’élection présidentielle seront décisifs pour compléter l’échiquier.

Dans son ensemble, la situation est-elle rassurante pour vous?

Les atouts de la Tunisie sont immenses, malgré l’éminence des périls en Afrique du Nord telle qu’elle se reconstruit et se pense aujourd’hui dans une relation prioritaire à l’Afrique et à l’Europe où se joue l’essentiel des flux économiques, sociaux et en partie culturels. La Tunisie dont la classe moyenne est polyglotte et au moins bilingue, arabe - français, et aussi fortement mondialisée, dispose de ressources de soft-power exceptionnelles.

Le problème aujourd’hui est l’implosion au Moyen-Orient qui arrive jusqu’en Libye voisine. L’effondrement de la Libye est un facteur de menace considérable et rend nécessaire une sorte de prévention pour permettre à l’Afrique du Nord d’éviter le destin funeste qui est celui du Machrek.

Y a-t-il des risques internes?

Une analyse plus subtile des résultats électoraux en Tunisie montre que les régions frontalières, aujourd’hui soumises au poids du trafic et de l’économie parallèle, ainsi que les régions marginalisées ont voté moins que les autres.  Il ne faut pas oublier que c’est de Sidi Bouzid qu’est partie l’étincelle qui a mis le feu dans toute la plaine arabe. Or le taux de participation au vote à Sidi Bouzid a été particulièrement le plus bas. Je crois que la dissociation entre la Tunisie des côtes et celle des marges est un défi majeur pour demain et que ce sont dans ces interstices que se glissent tous les dangers, depuis le trafic d’armes, la contrebande et bien entendu le problème du jihadisme qui touche la Tunisie de manière importante. Plusieurs milliers de jeunes tunisiens combattent en Syrie et en Irak dans les rangs de Daech.

G.K.

 

Tags : Daesh   Ennahdha   Gilles Kepel   Mehdi Jomaa  
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3 Commentaires
Les Commentaires
Rachid - 08-11-2014 17:23

Esperons que les tunisiens de la cote, previligiés et detenteurs des richesses ont bien saisi le message...

Habib OFakhri - 09-11-2014 20:00

Sur les cotes ou dans les marges, la Tunisie en fait une .Cependant ,un survol objectif de l’histoire post-indépendance du pays devrait éclairer les futurs dirigeants sur le déséquilibre développemental des régions dont certaines ont profité certes de concours de circonstances politiques et du flagrant détournement de richesses. Il faut admettre -en battant la coulpe- ce constat et agir en conséquence non seulement dans un esprit de rattrapage ou de correction des égarements iniques mais également dans une vision solidaire qui ne peut être que bénéfique -à moyen et long termes- à tous les citoyens, sans exclusive. A présent que les contours du décor démocratique se dessinent, il importe d’adopter une stratégie « révolutionnaire » qui privilégie la discrimination positive . L’Italie l’a expérimenté pour son midi tout comme, la Pologne, la Bulgarie ,le Brésil ,l’Inde et l’Afrique du Sud… .Il est indéniable, dans contexte, qu’il faut rendre à César ce qu’il lui revient et l’Etat ce qui est à l’état. Dans la transparence et la reddition, Longtemps, les hydrocarbures et les bassins miniers du sud et du nord ouest ont été spoliés et longtemps les potentialités agricoles ont été indûment exploités ou acquises. Que faire ? Tous les économistes s’accordent à soutenir que viables et bien étudiés , tous les projets d’infrastructure et de développement sont banquables .Or le pays ne manque pas d’atouts et de richesses à même de réaliser le bien et le mieux être de sa population où les jeunes ne manquent ni de compétences ni de motivation .Ils n’attendent que la libération des énergies . En effet, à quoi serviraient – par ailleurs -ces exhortations au labeur et au sacrifice si les travailleurs manuels ou les fonctionnaires ne sentent pas la palpabibilié équitable des dividendes de leurs efforts ? La mobilité doit être encouragée et la décentralisation aussi. Ironie .Alors que la capitale n’est qu’à une heure et quart de vol de la contrée la plus éloignée du territoire national, il est navrant de relever qu’un étranger n’hésite pas à investir et à faire du cash flow dans ces régions, alors que certains autochtone rechignent à s’y déplacer et s’impliquer -en dépit des incitations( souvent détournées) ?- La maison commune doit être reconstruite collectivement-chacun selon la mesure de sa compétence- et offrir la garantie d’une sécurité collective. Quitte à se répéter, nous n’avons pas d’autre alternative durable à cette terre bénie de TUNISIE.

Demonastir - 09-11-2014 23:07

Plus de 80% de la population occupent la bande côtière. Plus la vallée du fleuve. Depuis la nuit des temps la Tunisie est un littoral. Le reste, c'est le reste. Parfois remuant.

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