L’ancien ministre des Affaires étrangères, Mouldi Kéfi était l’invité, le 13 novembre dernier de l’université Georgetown à Washington pour évoquer l’expérience tunisienne en matière de de tolérance et de réconciliation nationale. A la tribune de « The School for Confilct Analysis and Resolution” et du “Ftezer Isntitute”. Son analyse que nous publions ci-après a été suivie avec beaucoup d’attention.
Permettez tout d'abord de remercier le Professeur Andrea BARTOLI de m'avoir donné l'occasion de vous faire part de mon expérience, en tant que diplomate tunisien, avec les valeurs, le pouvoir et le potentiel de l'amour et du pardon en politique et dans vie de façon générale.
Mes remerciement vont également à Dr. Alwi SHIHAB qui m'a permis de participer à cet extraordinaire projet initié par l'Institut Fetzer " la Clémence en Gouvernance : comment apprendre de nos expériences ".
Je connais mon frère et éminent diplomate le Ministre SHIHAB depuis plus de douze ans. Il m'avait reçu dans son bureau en avril 2002 avec un large sourire dans un arabe châtié. Il m'a semblé qu'il parlait mieux que moi ma langue maternelle !
Il est le digne représentant d'un pays qui symbolise la tolérance et la coexistence de quatre grandes religions : l'Islam, le Christianisme, le Boudhisme et l'Hindouisme. Je pense que l'Indonésie où j'ai été en poste pendant trois ans, est probablement le seul pays au monde où toutes les fêtes religieuses ont officiellement leurs jours fériés.
La tolérance est le paradigme de l'amour et du pardon. Ils sont en fait indissociables.
J'ai entendu parler du concept de la clémence pour la première fois, il y a plus de cinquante ans. C'était au Lycée du Kef [avec notre excellent Professeur de français M. BEN NEJMA]. Nous étions en train d'étudier la pièce de Corneille " Cinna ". L'objet de la dissertation était de choisir le héros de la tragédie et d'argumenter notre choix.
A mes yeux trois personnages principaux émergeaient du lot :
- Emilie, dont le père avait été mis à mort par César et qui avait demandé à Cinna de la venger.
- Maxime qui était amoureux d'Emilie au point de vouloir se sacrifier pour elle.
- Cinna dont la mission était de débarrasser Rome du tyran tout en accédant au souhait de sa bien-aimée.
Après avoir opté pour ce dernier, j'ai mis près de deux heures à rassembler tous les arguments pouvant étayer ma décision. Et puis d'une façon aussi soudaine que surprenante, j'ai choisi Auguste comme héros. De prime abord, il apparaissait sous le visage d'un cruel dictateur asservissant son peuple et contre lequel Cinna et ses camarades se sont insurgés.
En toute logique, le brave conspirateur devrait être loué pour son courage d'essayer de renverser l'Empereur injuste. Et comme à la fin, celui-ci a pardonné aux comploteurs leur trahison, je fus placé devant un choix cornélien : la bravoure de Cinna ou la clémence de César ? Ce fut cette dernière qui l'emporta.
En prenant sa décision, Auguste avait probablement médité cette phrase de son rival politique Marcus Cicéron - l'un des meilleurs orateurs de l'Antiquité - quand il avait écrit " rien ne mérite plus d'éloges, rien ne démontre de manière éclatante une grande et noble âme, autant que la clémence et la disposition à pardonner ".
Le pardon est après tout ce qui permet avec l'amour, d'élever une personne au-dessus d'une autre. En fait, il nous rapproche d'avantage du divin, car avec l'absolution, le pardon est l'attribut essentiel de Dieu.
Ces deux hommes d'Etat avaient toutefois vécu bien avant la venue sur terre des deux Messagers du Seigneur pour rappeler à l'Humanité le pouvoir de l'Amour et du Pardon : Jesus Christ et Mohamed (que le salut et la bénédiction d'Allah soient sur Lui). On lit ainsi dans la Bible selon Saint Jean " je vous donne un nouveau commandement, aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés ; absolvez-vous les uns les autres ".
Quand il entra dans La Mecque victorieux, le Prophète de l'Islam au lieu de se venger des polythéistes qui l'avaient longtemps martyrisé ainsi que ses compagnons, leur accorda son pardon. Même ceux qui avaient tué son oncle Hamza furent épargnés. Il ne faisait ainsi qu'appliquer le premier verset du Coran rappellant aux croyants que le Tout Puissant est Très Clément et très Miséricordieux.
Tous les dirigeants n'ont malheureusement pas suivi les préceptes des deux Prophètes. La Reine Elisabeth I, par exemple aurait dit à la Souveraine d'Ecosse Mary Stuart " même si Dieu vous pardonne, moi je ne le ferai jamais ". Quel non-sens ! Se serait-elle ainsi arroger le droit de se placer au-dessus de la volonté du Tout-Puissant ? S'est-elle rappelé ce qu'avait dit Jesus selon Saint - Mathieu " si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, Votre Père qui est aux Cieux, vous pardonnera aussi " ou ce que son contemporain Francis Bacon avait écrit " il est certain que si un homme se venge, il devient ainsi quitte avec son ennemi ; mais s'il choisit de ne pas le faire, il se hisse à un niveau supérieur, car l'une des qualités d'un Prince est de pardonner". Et elle était Reine ! Qui n'a pas connu pas le bonheur, selon certains historiens.
Tandis que la haine et la rancoeur nous rendent malheureux, amers et enragés ; l'amour et le pardon quant à eux nous mènent vers le bonheur, la joie et la sérénité de l'esprit. Ils nous libèrent des chaines qui entravent notre coeur et notre âme.
L'homme qui a passé près de trois décennies de sa vie en prison en raison de son combat contre l'apartheid et qui est devenu l'incarnation même de l'amour et du pardon ces dernières années - Nelson Mandela - a écrit dans ses Mémoires " alors que je me dirigeais vers le portail qui devait me conduite à ma liberté, je savais que si je ne laissais pas derrière moi mon amertume et ma haine, je serais toujours emprisonné".
C'était un sage et un visionnaire. Il servit ainsi de phare à son peuple qui suivit son exemple et instaura la " Commission Vérité et Réconciliation «, laquelle permit en peu de temps à l'Afrique du Sud de dépasser son sombre passé et de baliser le chemin vers des lendemains qui chantent. Pardonner, c'est en quelque sorte mettre de côté les souvenirs douloureux en les remplaçant par un avenir radieux. C'est un processus visant à se réconcilier.
Madiba a prouvé à ses adversaires, pendant des dizaines d’années, qu'ils ne pouvaient pas le briser.
Une fois au pouvoir, il est parvenu à convaincre ses partisans à délaisser toute tentation de se venger et à travailler ensemble pour une meilleure " Nation Arc en Ciel «. C'était un plus grand défi qui demandait encore plus de force de caractère de sa part. Il parvint à le relever avec succès.
Le leader sud-africain avait probablement à l'esprit ce que deux de ses illustres prédécesseurs i.e. Mahatma Ghandi et Martin Luther King, qui ont également symbolisé l'amour et le pardon, avaient essayé de réaliser en prêchant la non-violence. Le premier avait écrit que " le faible ne peut jamais pardonner. Le pardon est une qualité que seuls les forts possèdent «. Quant au Révérend afro-américain , il a déclaré " les ténèbres sont incapables de chasser l'obscurité ; seule la lumière peut le faire. La haine ne peut pas avoir raison de la rancœur, seul l'amour en est capable ».
L'amour et la clémence sont les piliers de la sagesse, du savoir, du courage et de la force. La haine et le ressentiment sont les signes patents de la peur, de l’ignorance, de l'égoïsme et du manque de confiance en soi.
C'est la raison pour laquelle le fluet et pacifique dirigeant Indien ainsi que le chantre des Droits Civiques ont été lâchement assassinés par les forces occultes qui avaient peur de la lumière de la réconciliation entre Hindous et Musulmans dans le Sous-Continent asiatique et entre Blancs et Noirs aux Etats-Unis d’Amérique.
Un autre grand politicien paya de sa vie son désir ardent de voir enfin la paix instaurée entre son pays et ses voisins. Le discours historique qu'il avait prononcé durant la cérémonie de signature des Accords Israélo- Palestiniens à Washington en 1993 résonnent encore à mes oreilles. Ses paroles étaient alors une sorte d'envolée passionnée et pathétique en faveur de la paix au Moyen Orient. Survolant les cimes de l'Histoire , il cita les Ecclésiastes 3:4 " pour toute chose , il y a une saison et un temps pour toute action sous les Cieux ; un moment pour naître et un autre pour mourir ; un temps pour semer et un autre pour la récolte ; un temps pour tuer et un temps pour se réconcilier ; un temps pour détruire et un autre pour construire ; un temps pour pleurer et un temps pour rire ; un temps pour faire son deuil et un autre pour danser " .
Il fut malheureusement abattu par des balles tirées à bout portant par un juif fanatique quelques mois plus tard emportant avec lui dans la tombe son rêve de voir une paix juste , honorable et durable enfin instaurée .
Le fanatisme ne connaît ni frontières, ni foi, ni race ou genre. Il est aveugle et le meilleur moyen de le tuer dans l'œuf est de promouvoir et de répandre la culture de l’amour, du pardon, de la tolérance, de la compassion et de l’humilité.
Commençons donc par libérer nos âmes, nos cœurs et nos esprits de la mainmise de la haine, du ressentiment, de la rancune et de l'amertume qui s'y sont insinués et planter à leur place les graines de l’affection, la clémence et l’amabilité. La poétesse et Diva Maya Angélou, décédée récemment, disait qu'on ne pouvait pas pardonner si on n'aime pas ni aimer si on ne pardonne pas.
Les deux sont en fait interconnectés et sans eux, notre vie ne serait qu'une quête sans fin pour se venger. Gibran Khalil Gibran avait bien résumé ce dilemme " un œil pour un œil et le monde serait aveugle «.
On ne peut pas en fin de compte vivre sans aimer, mais on ne peut pas également aimer sans savoir pardonner.
Tout au long des quarante ans passés au service de mon pays et de mon Gouvernement, j'ai toujours agi selon ma conscience, guidé en cela par les préceptes de ma religion et les enseignements de grands sages tels Socrate ou Sénèque, Ibn Roch et Spinoza entre autres.
Dans le domaine politique, j'ai beaucoup appris de Ghandi et Mandela ; mais c'est Habib BOURGUIBA qui a énormément influencé ma façon de penser. J'ai évoqué plus haut feu Rabin, mais le premier leader arabe qui avait parlé avec courage et sincérité de la paix au Proche Orient, a été le Président Tunisien dans son fameux discours historique de Jéricho (Ariha) en 1965.
Il avait failli être lynché, voire assassiné durant son périple dans la région à cause de sa franchise et de son audace [de dire la vérité à la face des gens] et la Tunisie fut mise au ban des pays arabes. Le Raïs Egyptien Anwar Sadate n'eut malheureusement pas la même chance. Il fut tué pour avoir essayé d’instaurer la paix et la réconciliation dans cette région martyrisée.
Durant ma longue carrière diplomatique, j'ai eu l'occasion de rencontrer beaucoup de gens dont des personnalités politiques ou des célébrités de premier plan. Quatre d'entre elles m'ont particulièrement impressionné : deux hommes et deux femmes.
Par courtoisie, je citerai en premier lieu les dames : Lady Diane à laquelle je fus présenté à Londres au milieu des années quatre - vingt et Angélina Jolie qui m'a fait une visite de courtoisie au siège du Ministère des Affaires Etrangères en avril 2011 en sa qualité d'Ambassadeur de Bonne Volonté des Nations - Unies.
De ces deux rencontres, je garde un souvenir inoubliable tant j'ai été marqué par l'action humanitaire qu'elles menaient en faveur de millions de victimes des conflits - blessées ou déplacées - afin d'alléger leurs souffrances. J'ai également été conquis par leurs qualités intrinsèques de bonté, générosité, compassion et modestie.
J'ai eu le privilège d'être placé non loin de Nelson Mandela à Johannesburg en mars 1991, seulement un mois après sa libération de Robent Island et ce à un meeting électoral organisé par le Congrès National Africain. Je me rappelle de ce qu'il avait dit ce jour-là à ses partisans " les hommes courageux n'ont pas peur de pardonner, dans l'intérêt de la paix «. Il était évident que tout le monde n'était pas d'accord avec ce qu'il disait. Mais, ils étaient face à un dirigeant - né, dont la force de caractère et la sagesse n'avaient plus besoin d'être prouvées et qui savait ce qui était le mieux pour son pays.
L'autre dirigeant avec lequel j'ai eu l'honneur de m'entretenir plus d'une fois, était Yasser Arafat. Lui aussi savait où se trouvait le bien de son peuple. De nombreux palestiniens qui croyaient comme lui en une solution pacifique à leur calvaire ont été éliminés par leurs propres frères extrémistes.
J'étais encore au Ministère des Affaires Etrangères lorsque les premiers contacts entre Palestiniens et Américains avaient eu lieu sur le sol tunisien début quatre-vingt. Ils furent suivis par un dialogue israélo- palestinien sous les auspices du Département d'Etat et du chef de la diplomatie norvégienne Holst. Mon pays a joué un rôle important dans ce processus qui avait finalement débouché sur les Accords d’Oslo.
Nous croyons fermement dans le pouvoir de rapprochement et de réconciliation et nous le devons à Bourguiba et Sadate.
Au lendemain de la Révolution du 17 décembre- 14 janvier, qui avait déclenché le " Printemps Arabe «, nous nous sommes inspirés de l'expérience Sud-Africaine en entamant un processus de transition qui, nous l’espérons, fera de la Tunisie une Nation libre et démocratique.
Il est donc tout à fait normal que la première mesure prise par le Gouvernement début 2011 fut de promulguer une loi d'amnistie générale au profit des prisonniers politiques. Des centaines de détenus avaient ainsi recouvré leur liberté et nombreux parmi eux se sont présentés aux élections pour l’Assemblée Nationale Constituante à la fin de cette même année.
Ceux qui furent élus participèrent activement à la rédaction de la Nouvelle Constitution adoptée en janvier 2014 qui consacra les valeurs démocratiques telles que la liberté d’expression, de réunion, de conscience et de croyance ainsi que l'égalité entre hommes et femmes.
On voit là aussi, que le pardon et la réconciliation ont été déterminants pour arriver à ces résultats encourageants. Reinhold a écrit que " le pardon est la forme suprême de l'amour".
Pourrais-je terminer sans faire référence à l'un des plus grands Présidents que les Etats-Unis aient connu. A une vieille femme qui le critiquait de pardonner aux Confédérés au lieu de les éliminer ; il répondit poliment que le meilleur moyen de détruire un ennemi est d'en faire un ami.
Mouldi Kéfi