« Aucun des aspects du monde contemporain, jusque et y compris la politique et les relations internationales, n’échappe à l’influence de la chimie ».
Linus Pauling, Prix Nobel de chimie 1954, Prix Nobel de la Paix, 1963.
Le professeur Carl Djerassi est mort à l’âge de 91 ans, dans la nuit du vendredi 30 au 31 janvier 2015 dans son ranch de San Francisco. Ce chimiste est considéré comme l’un des inventeurs de la pilule contraceptive. Il a en effet synthétisé le produit clé de la pilule orale. De fait, il n’a pas inventé à proprement parler la pilule mais, avec plusieurs autres scientifiques, il a posé les fondements chimiques de ce produit qui allait avoir un formidable impact sur les sociétés contemporaines.
Une synthèse chimique historique
Date historique : Le 15 octobre 1951, à Mexico, il a synthétisé – avec le Dr George Rosenkranz et l’étudiant Luis E. Miramontes- la progestérone appelée noréthistérone ainsi que la cortisone. Sur le plan technique, cette synthèse est un véritable tour de force, comparable, pour certains historiens des sciences, à « la construction des cathédrales » étant donné la complexité de cette molécule à 21 atomes de carbone dont la structure dérive de celle du cholestérol. Cette synthèse était en fait ce que les chimistes appellent une hémisynthèse car Djerassi et ses collègues se sont adressés à un cactus mexicain pour obtenir une partie de la molécule qui allait devenir, entre leurs mains, la progestérone. On peut dire que la Nature leur a tendu une main secourable pour achever cette structure complexe et parvenir au but, un an en avance par rapport aux autres chercheurs du domaine. On voit ici l’intérêt de préserver la biodiversité sous toutes ses formes et les inestimables trésors que recèle la Nature.
On savait depuis longtemps que des concentrations élevées de progestérone bloquent l’ovulation même si on ne comprit le cycle reproductif féminin de façon précise qu’en 1930. Mais la synthèse de cette molécule à partir d’extraits végétaux ou animaux s’est révélée coûteuse et inefficace pour une utilisation comme contraceptif oral. Le mérite de Djerassi et de ses collègues est d’avoir produit cette molécule avec un bon rendement, donc une molécule non seulement économique et de plus, efficace sur le plan biologique, par voie orale. Un brevet d’invention fut donc déposé avec les trois noms. L’importance de la progestérone comme inhibiteur de grossesse fut vite reconnue mais cinq années d’essai se sont révélées nécessaires pour en démontrer l’efficacité et la relative sécurité. Cependant, malgré ces atouts indéniables, les firmes pharmaceutiques n’étaient pas désireuses de la commercialiser par crainte de se voir boycottées par des groupes religieux et par tous ceux qui s’opposent au contrôle des naissances. Opposition parfois violente de la part de certains groupuscules, catholiques notamment. Mais « la pilule contraceptive orale combinée » verra quand même le jour dans les années 1960 grâce aux travaux pionniers d’une pléiade de chercheurs-
Chang, Rock, Pincus et d’autres. Elle sera développée et mise sur le marché par plusieurs firmes dont la Syntex, là où le Pr Djerassi et ses deux collègues avaient fait le pas décisif. Ces travaux n’ont pu aboutir que grâce au soutien de riches mécènes telle Katherine McKormick –elle-même docteur en biologie et héritière de la fortune des engins agricoles International Harvester- qui prodigua des millions de dollars à Pincus et Chang. On notera que les travaux portant sur la contraception ont été réalisés en dehors du cadre académique des Universités.
L’usage de la pilule se répandit rapidement et donna lieu à des effets économiques et sociaux considérables. Il donna aux femmes un contrôle sans précédent sur leur fertilité dans la mesure où, affirme Robert McFadden dans le New York Times du 31 janvier 2015, « la pilule sépara le sexe de la procréation ». Elle permit aux couples de planifier les grossesses et de décider de la taille de leur famille. Elle donna aux femmes le contrôle de leur santé, la possibilité de décider de leur carrière, de la durée et du planning de leurs études… « Il est probable, écrit Adele E. Clarke, que les méthodes contraceptives comptent parmi celles qui, à investissement égal, affectent le plus d’habitants à travers le monde…La plupart des moyens de contraception furent et restent à l’usage des femmes » (in Dictionnaire de la pensée médicale, sous la direction de Dominique Lecourt, PUF, Paris, 2004, p. 287). La contraception devint ainsi un fait féminin contrôlé et la procréation un acte volontaire.
Il y a eu aussi des débats et des controverses sur « la moralité » de la pilule. L’Eglise catholique en particulier interdit vigoureusement la contraception « chimique » ou « artificielle » (Encyclique « Humanae vitae » de juillet 1968). Dans les années 1920, « le physiologiste autrichien Ludwig Haberlandt avait déjà eu l’idée d’administrer de la progestérone aux femmes, hormone sexuelle massivement sécrétée par les femmes enceintes, afin d’empêcher des grossesses non désirées. Mais les milieux catholiques, très influents en Autriche, le brimèrent tant qu’il finit par se suicider en 1932 » écrit Joëlle Stolz. (Site du Monde, 10 septembre 2011)
Le Pr Djerassi fut de toutes les batailles : il donna des conférences, des interviews… pour la promotion de la pilule. Les adversaires de la pilule mirent en avant d’éventuels effets secondaires : formation de caillots et donc risque d’embolie, cancers divers, règles trop abondantes….Djerassi s’employa à les réfuter vigoureusement mais les spécialistes réduisirent néanmoins les concentrations pour diminuer de possibles effets secondaires.
Le Pr Djerassi devint célèbre et riche. Il lança Zoecon une entreprise de contrôle des insectes au moyen d’hormones spécifiques empêchant la métamorphose des nuisibles (de l’état larvaire à chrysalide) au stade adulte. Il visait ainsi à libérer les agriculteurs de l’emploi des insecticides chimiques toxiques et réduire leur présence dans le milieu ambiant et sur les aliments. Il fit l’acquisition d’un immense ranch face au Pacifique, il devint collectionneur d’art avec une prédilection pour les dessins de Paul Klee**. Il a écrit des nouvelles et de pièces de théâtre traitant de la science voire des poésies et fonda même une colonie d’artistes après le suicide de sa fille, artiste elle-même.
De Vienne à Stanford
Carl Djerassi est né à Vienne le 29 octobre 1923. Ses parents, tous deux médecins, divorcèrent alors qu’il n’avait que six ans. Il fit de bonnes études secondaires. Mais, l’Allemagne nazie annexa l’Autriche en 1938. 70 000 juifs et communistes autrichiens furent contraints d’abandonner leur pays. Carl et sa mère, comme beaucoup de juifs, partirent aux Etats Unis. Grâce à une bourse obtenue par l’intercession de Mme Roosevelt à laquelle il avait écrit à la Maison Blanche, Carl put continuer ses études dans le Missouri et obtint, haut la main, à moins de 19 ans, une maîtrise de chimie. En 1945, il décrocha un doctorat de chimie organique à l’Université du Wisconsin ainsi qu’un passeport étasunien suite à sa naturalisation. Il travailla alors pour la firme pharmaceutique suisse Ciba dans le New Jersey et découvrit le premier antihistaminique (médicament contre les manifestations allergiques) commercialisé. En 1949, il devint le directeur-adjoint pour la recherche de Syntex à Mexico et la découverte du premier contraceptif oral de synthèse lui ouvrit, en 1952, les portes de l’Université publique Wayne State à Detroit. Il rejoignit, en 1959, la prestigieuse Université privée Stanford, - qui fait partie de l’Ivy League- au cœur de la Silicon Valley, en Californie. Il s’y signala par l’originalité de ses méthodes pédagogiques. Il ne quittera plus Stanford que pour partir à la retraite, en 2002.
Un bourreau de travail...un brin philosophe
Le Pr Djerassi fut un véritable bourreau de travail et devint l’un des grands spécialistes mondiaux des stéroïdes dont l’archétype est le cholestérol. Il ne signa pas moins de 1245 publications dans les revues scientifiques et, nous l’avons dit, des livres et des pièces de théâtre – « pour réfléchir en s’amusant » déclare-t-il- comme la pièce « Oxygène » - écrite avec le Prix Nobel de chimie (1981) Roald Hoffman- qui traite de la découverte de ce gaz, probablement simultanément par le français Lavoisier, le pasteur anglais Priestley et le pharmacien danois Scheele. Il a trouvé le temps de réfléchir à la création et à la découverte et affirme : « La science est dramatique par essence » car elle va toujours « vers le nouveau et l’inattendu » soulevant ainsi des conflits éthiques que les chercheurs ne peuvent affronter seuls. Carl Djerassi s’est aussi beaucoup intéressé à l’ego des scientifiques et s’est demandé pourquoi ils sont obsédés par l’impérieux désir d’être les premiers à faire une découverte alors qu’un sculpteur, un cinéaste, un peintre, un mosaïste, ou un romancier veut avant tout renouveler la manière de traiter un sujet.
Enfin, pour signifier que la procréation pouvait être aussi contrôlée sur le versant masculin, il se fera faire une vasectomie car « il a abandonné tout espoir de voir l’industrie pharmaceutique s’investir dans la recherche d’une « pilule » masculine » écrit Joëlle Stolz.
Carl Djerassi- qu’un accident de ski à l’âge de huit ans fit qu’une de ses jambes devint plus courte que l’autre- a reçu 34 doctorats honoris causa et de nombreuses distinctions américaines notamment des mains du Président Richard Nixon en 1973- bien qu’opposant déclaré à la guerre du Vietnam- et de celles de George Bush en 1991. Il donne une belle leçon de courage à tous les jeunes qui veulent aller de l’avant malgré les handicaps et les coups du sort : arrivé à New York avec sa mère, un taxi les escroqua de leur dernier billet de vingt dollars. Il s’en tirera par le travail. Sa véritable raison de vivre. Enfin, il justifie cette réflexion d’un Diderot visionnaire : « La chimie est imitatrice de la nature : son objet est presque aussi étendu que celui de la nature elle-même ».
Mohamed Larbi Bouguerra
** Il collectionna notamment des dessins de Paul Klee qui visita notre pays il y a tout juste cent ans. Quelques œuvres de cet artiste sont exposées au Musée du Bardo jusqu’au 15 février 2015.