Le prix de l’intransigeance
Né au Koweit en 1958, Taleb Alrefai a suivi des études d’ingénieur avant de devenir directeur du Conseil national de la culture, des arts et des lettres, au sein du ministère koweitien de l’Information. Auteur de plusieurs nouvelles et romans, dont L’Ombre du soleil (1998), il a présidé en 2009 le jury de l’International Prize of Arabic fiction. Ici même est son premier roman traduit en français. (Titre original : Fi l’hunâ). Il paraîtra en librairie le 6 janvier 2016.
Ici-même est une œuvre marquante moderne, autant par la technique narrative que par la contrainte interprétante, une prise de conscience identitaire de Kawther, une jeune femme koweitienne le jour de son mariage. Largement autobiographique, le lecteur navigue au gré des confessions, des rêves et des souvenirs et autres traumatismes non seulement de Kawther mais également de l’auteur Taleb Alrefai lui-même.
« De son pas léger, elle est partie en laissant avec moi un peu de l’âme de son père, et derrière elle, une trace de son parfum…
Kawthar veut me pousser à être présent dans son histoire d’amour ! Me suis-je dit, est-ce que l’écriture du roman en sera modifiée ? » (p.41)
Si l’auteur a associé la réalité à la fiction de cette manière, c’est bien parce que, au-delà de l’identification et du dédoublement de l’être, il y a indéniablement une intention de conférer à ce roman, à la fois une dimension didactique et une portée psycho-sociologique. Usant habilement, à plusieurs reprises, du titre ‘Ici-même’, comme épigraphe en tête de chapitre ou de paragraphe, Taleb Alrefai a construit son ouvrage selon un processus qui rappelle l’événementialité psychique chère aux freudiens. En effet, en conférant à Kawther, son principal personnage, une volonté de puissance hors norme, conjuguée à une mémoire cristallisant une infinité de souvenirs, il parvient à mettre à nu ce qui hante l’esprit de la jeune femme depuis «l’actualité» des faits à l’origine de ces souvenirs précisément:
« J’ignore pourquoi tous ces souvenirs remontent en moi ce matin… Comme si je faisais mes adieux à toute une époque pour entrer dans une nouvelle vie, avec notre mariage. Hier j’ai imaginé que ce matin serait le plus beau de ma vie. Et me voilà étendue sur mon lit, étalées à mes côtés, des questions effrayantes se succèdent… » (p.65)
Peu à peu, au fur et à mesure des flashbacks que l’auteur distille habilement, des détails révélateurs guident l’attention du lecteur vers le thème central du texte : le statut de la femme kowetienne à travers l’amour impossible d’une jeune chiite émancipée. Mais qu’on ne s’y trompe pas. D’apparence simple, ce roman n’est pas à l’eau de rose. Il ne s’agit pas d’une histoire d’amour à la Roméo et Juliette. Au contraire, il s’agit là d’un vrai brûlot. En effet cette prise de conscience de Kawther, ses états d’âme, ses peurs et ses angoisses, sont autant de prismes sociologiques et culturels au travers desquels le romancier koweitien se perçoit lui-même et perçoit sa société. A vrai dire, contrairement à certains romanciers égyptiens, ce n’est pas tant le vécu banal, les soucis et les menus plaisirs de la vie quotidienne qui l’intéressent le plus, mais plutôt les rapports humains qui les sous-tendent:
« A la fin de l’année 2008, afin de me libérer pour écrire et lire… j’ai tourné le dos aux lumières d’un poste gouvernemental, et aussitôt ces lumières fermèrent leur visage et se détournèrent de moi, avec leurs gens. Au point que, certains qui se rapprochaient de moi et me courtisaient pour mes fonctions et mon influence, me saluent à peine aujourd’hui. » (p.77)
Les rapports que Kawther entretient avec sa famille sont encore bien plus tendus. Les multiples prismes qui les reflètent se révèlent peu à peu en parfaite adéquation avec les rapports conflictuels existant entre modernité et tradition au Koweit. En effet, dans ce roman, Kawther est l’archetype moderne de la femme totalement émancipée, qui veut, coûte que coûte, vivre indépendante ; mais au Koweit, le statut de la femme est d’un autre âge:
« Au Koweit, la rencontre entre une jeune fille et un jeune homme, entre une femme et un homme, ouvertement, dans un lieu public, est une chose que personne n’ose faire. Aucune fille n’oserait risquer sa réputation et celle de sa famille en s’asseyant en face d’un jeune homme, devant une tasse de café, dans un lieu public. » (p.67)
Choyée dès sa prime enfance par un père richissime qui voyait en elle le fils qu’il n’a pas pu avoir, Kawther a vite montré un esprit rebelle peu conforme aux normes traditionnelles de son pays. Après des études à l’étranger Kawther devient banquière à Koweit et contre toute attente, au grand dam de sa famille, elle tombe amoureuse d’un haut fonctionnaire koweitien de confession sunnite, marié et père de 3 enfants.
« Je ne m’attendais pas à me soumettre à la volonté d’un homme et à devenir une seconde épouse ! J’aurais explosé d’un rire tonitruant si une diseuse de bonne aventure m’avait prédit qu’un jour j’épouserais un homme marié et père de famille ! » (p.72)
A la mort de son père, le fossé entre elle et sa famille s’élargit davantage. Aux tabous d’ordre anthropologique qui rendent même l’amour une douloureuse épreuve de vie, viennent s’ajouter les interdits d’ordre juridique. Faute d’un tuteur légal, l’achat par une femme d’un appartement ou encore son mariage, deviennent aléatoires:
« Cela me fait peur et cela me fait mal : après avoir avalé à petites doses le poison de la souffrance, après avoir quitté ma famille, après avoir hésité à épouser celui que j’aime, mon avenir sera suspendu à l’accord ou au refus d’un homme, un juge ! (p.151)
Dans ce roman, les motivations profondes de l’auteur sur le statut de la femme sont claires comme l’eau de roche. Il y a indéniablement une flèche décochée contre l’obscurantisme, les tabous, les interdits, et les rites communément admis, d’un âge immémorial, servant de garantie d’authenticité:
« Pourquoi tous ces souvenirs douloureux sont-ils là, au matin de mon mariage ? Aujourd’hui, j’arrive au bout. C’est moi qui ai choisi d’entrer dans la course, mais elle fut périlleuse et meurtrière pour l’âme, ô combien ! Mon oncle Taleb m’avait dit : « Tu es forte », mais depuis quand l’intransigeance n’avait-elle aucun prix ? Depuis quand une société permettait-elle à quelqu’un de lancer une pierre dans les eaux calmes et croupies de sa mare, de sortir des sentiers poussiéreux et archaïques. ? » (p.137)
Un livre à lire et à méditer
Rafik Darragi
Taleb Alrefai, Ici même, traduit de l’arabe (Koweit) par Mathilde Chèvre, Sindbad/ActesSud, 158 pages.
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