Habib Alouini
Tu as bien fait de partir plus tôt que prévu Papa, ici, l’air devient de plus en plus irrespirable.
Essayer de recréer tes pans de vie, les regrouper et les ordonner. Te redonner vie! Les mots ont peut être un pouvoir secret une fois couchés sur du papier. Celui de traverser les pages de nos vies et d’éthérer les brumes de la mort.
A la clinique, à travers un voile liquide et brûlant, je me souviens de la rigidité de ton corps. Du bruit du ressort qui avait cassé en moi. Pour toujours.
Je me souviens du hurlement de ma mémoire, de l’urgence à fixer ton visage en moi et tes actes dans ma chair.
- Fais le sortir agonisant, ne déclarez pas son décès. La liste des formalités administratives serait interminable, sinon...m’avait conseillé un ami médecin.
J’aurais donné un bras pour te faire sortir vivant. Si je t’assure ! J’aurais tout renié. Tout ! Te voir vivant encore une fois, une seule, pour te dire que je comprenais enfin, ta ténacité, ton incroyable amour pour nous, tes déceptions, tes ratages, tes ennemis, ta grandeur, ton génie, ton envergure, ta solitude, ta souffrance et ta généreuse vie distribuée aux quatre vents pour des salauds, des traîtres et les gueux. Ces gueux que tu aimais profondément.
- Va payer les frais de la clinique sinon tu ne pourras pas le faire sortir.
L’attente devant le guichet minable, les billets crasseux contre ton visa de sortie.
Tu n’es plus ! Jamais plus, je ne toucherai tes longs doigts soignés. Allez tous au diable !
Je ne t’entendrai plus chanter, ne te verrai plus danser un tango endiablé et ne me ferai plus enlacer par tes longs bras. Vous pouvez tous crever !
Les souvenirs s’estompent, deviennent flous. L’urgence de les fixer sur du papier.
Au vu et au su de tout le monde, du médecin au caissier, nous avions sorti un cadavre encore en vie.
La tromperie érigée en système de valeurs.
Mon pays me fait penser aux poupées russes : des mafias emboitées dans d’autres mafias à l’infini.
Tout ce beau monde s’empressait de nous aider avec un air entendu. L’expérience qui rend fort et sûr de soi.
Ils avaient l’habitude de ce genre de tour de passe- passe. Je comprends mieux les taux de mortalité dérisoires des cliniques. Tous morts chez eux, et bon vent.
Le monsieur qui me suit dans les couloirs de la clinique me propose, avec un clin d’œil salace et un air entendu les services d’une ambulance « bon marché » pour transporter le patient souffrant chez lui.
Je n’ai pas eu la force de lui coller mon poing sur la figure.
La perfusion qui se balançait au dessus du chariot cabossé de tous les côtés transbahutant papa sans vie était sensée signaler le transfert d’un patient agonisant, personne n’était dupe mais la forme était respectée.
L’hypocrisie, le mensonge, la ruse et la schizophrénie sont le cadre de cette société que je ne reconnais plus.
L’irrespect constitue son décor et la médiocrité sa trame.
Il a fallu rédiger un encart sur la presse, dans la douleur et l’urgence, vite pondre un texte qui puisse ménager tous les vivants et surtout ne pas sortir des sentiers battus usuels. Que dire pour annoncer ta non vie Papa ?
Dans quel ordre mentionner la cohorte de ces apparentés que nous n’avions pas vu depuis belle lurette? De ces parents qui ne sont pas venus te voir pendant que tu livrais vainement ton dernier combat ? Tous ces noms qu’il faudra coucher sur papier pour les « associer » à notre douleur.
A la parution de l’annonce sur une presse aux ordres, le qualificatif « homme d’Etat » avait été biffé. Mort, tu dérangeais encore!
Quelle victoire, Papa. Le général avait peur de ton cadavre et des mots qui allaient t’accompagner à ta dernière demeure.
Ceux que tu as sortis des ornières de l’invisibilité, guéris du nanisme et fait accéder à la première ligne, pas un seul qui soit venu au bord de ta tombe !
Trop occupés à cirer les bottes.
Pourtant les uniformes remplissaient le cimetière ! Le ministère de la guerre comme tu aimais à l’appeler avait envoyé des gradés pour te saluer. Timide hommage ou vérification que ta disparition n’était pas un dernier pied de nez?
« Dis papa quand serons-nous nobles ? Quand les vieux du quartier disparaîtront ».
Tu adorais ce dicton.
Ils allaient accéder à la noblesse maintenant. Ta disparition les renforçait dans leur sentiment de toute puissance, d’impunité et de crédibilité, désormais.
On ne soumet pas la compétence, le charisme, le patriotisme et l’honnêteté.
Tu as vécu la tête haute et mort dans l’insoumission à la médiocrité.
Ces lignes, papa, sont les remugles d’outre-tombe des vieux du quartier qui ne mourront jamais.
Je me souviens de ta tranquille détermination à prendre la mairie de Kairouan, tu voulais redorer le blason de ta ville natale.
Ton grand corps, je le revois maintenant au milieu des foules que tu allais convaincre, moustaches frémissantes et burnous de mise.
Tu as sillonné ta ville nuit et jour. Jonchée de déchets et de chats faméliques elle n’avait plus grand-chose à voir avec tes souvenirs.
Je me souviens de ton air fier quand les voix en ta faveur ne faisaient plus aucun doute et des hordes de courtisans qui ont alors assiégé notre maison.
De ton air heureux, de tes grands rires, de ta cigarette que tu aspirais avec gourmandise et du bonheur que tu distribuais autour de toi sans compter. De ton talent, de tes rires, des anecdotes que toi seul connaissais, des fables de la Fontaine que tu connaissais par cœur, des pamphlets d’el Moutanabi qui vomissaient le prince, des chansons tunisiennes que tu chantais à tue tête, de ton charisme naturel et de ta verve, tous venaient en voler des bribes et accéder aux étoiles en écoutant le grand directeur. Je me souviens de tout.
Des campagnes au sein de ta ville natale pour sensibiliser les habitants à ne plus déverser leurs seaux d’ordures dans la rue directement. Heureusement que tu es parti plus tôt que prévu, tu n’auras pas à voir le grand dépotoir qu’est devenue ta ville, ton pays.
Tous les miséreux et va-nu-pieds que tu avais pris sous ton aile, cette multitude d’infirmes, de gueux, de laissés pour compte, d’éclopés sont tous venus, eux, à ton enterrement.
Ils avaient tous répondu à l’appel, ils marchaient, suivaient ta dépouille avec leur air résigné de toujours, leurs larmes essuyées avec leurs manches crasseuses et le sentiment d’enterrer un des leurs, un homme qui avait toujours défendu leur cause et s’était battu à leurs côtés.
Oui, leurs larmes ont été le baume à ma douleur lors de ton enterrement. Les misérables n’ont rien à gagner à pleurer un mort, ils ont tenu à t’accompagner au trou en silence. Ils ont hésité à m’embrasser avec leurs guenilles sentant l’ordure. Je les ai tous serrés dans mes bras Papa, mêlé mes larmes aux leurs.
Je me souviens de François Mitterrand que tu as amené à Kairouan, de la traversée de la vieille ville à pied en sa compagnie et de cette foule en liesse, leur dignité et splendeur retrouvées pour un moment.
La dignité n’est plus Papa, elle a été confisquée. Tu ne seras pas surpris de savoir que les confiscateurs sont les mêmes que ceux de ton temps.
Toi parti, sorti de ton corps, évadé à grand peine. Longtemps après ton combat perdu d’avance contre le crabe. Si jeune. Et Pinochet et Pol Pot et les autres tyranosaures presque centenaires.
La justice divine. Allez expliquer cela.
Rien n’a changé, même pas leur arrogance Papa.
Je me souviens de la reine d’Angleterre foulant le sol Kairouanais, de ton corps longiligne dans un costume en jeans qui l’accueille par un baise main, de la visite des sites de ta ville à laquelle tu rendais grâce, des bains de foule contenus par un service d’ordre dépassé. Des courtisans en disgrâce, de ceux en quête de promotions et des hommes de pouvoir venus essayer de limiter ta splendeur naturelle et qui paraissaient si petits à tes côtés.
De tous ceux qui ont gravité autour de toi et qui te doivent fortune, pouvoir et honneurs, je n’en ai pas vu un seul au cimetière, Papa.
J’écris pour que jamais ne meurent les vieux du quartier, pour que le souvenir demeure, pour que l’Histoire toujours dupe et asservie ne triomphe pas de ce que tu as été vraiment.
Malmenée, réécrite, violée, en narcose permanente, effacée par siècles entiers, l’Histoire masochiste s’accommode de son détournement et semble même rire de nous en réajustant ses dessous.
Ils ne sont pas venus te rendre un dernier hommage.
Je me souviens de ce jeune capitaine que tu appréciais pour sa bonhomie et que tu protégeais des foudres de ses supérieurs qui, justement, la lui reprochaient. Le capitaine devenu général n’est pas venu, il n’a pas daigné verser une larme sur ton corps sans vie qui lui a servi de rempart des années durant, Papa.
Un pouvoir autoritaire est une aubaine pour les médiocres.
Il permet à la médiocrité d’avoir une raison supérieure d’exister, il lui confère une grandeur qu’elle ne songerait pas à revendiquer sous des cieux plus compétitifs.
Ce ne serait pas si grave au fond si ce flux ascendant des marécages de la pensée n’inversait pas les valeurs universelles.
Le médiocre a la haine de l’intelligence.
L’assassinat du talent est sa tâche prioritaire. Rester au sommet à disséminer la bêtise, l’ignorance et l’arbitraire est son devoir sur terre.
Je ne sais plus si tu as connu ce jeune avocat, Chokri, intellectuel, intègre, droit comme la justice, vous vous seriez aimés sur terre. Sa voix a été assassinée tout comme les millions de voix tues de force dans le pays du jasmin amer, tu le sais mieux que quiconque. D’Hannibal, en passant par la Kahena, Benyoussef, Belaid, le scénario n’a pas changé.
Tu adorais me répéter le principe de Greshman, « la mauvaise monnaie chasse la bonne ».
J’ai attendu ta mort pour savoir ce que tu voulais me faire comprendre. Toute la douleur contenue dans ces quelques mots.
Cette phrase dans notre quotidien aujourd’hui est une sentence.
Dors en paix Papa, ici la mauvaise monnaie a définitivement triomphé de la bonne.
Docteur Walid Alouini
Managing director
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