News - 23.05.2016

L’amère vérité

L’amère vérité

Cela fera bientôt dix ans que le prix Nobel de littérature Neguib Mahfouz nous a quittés. Pure coïncidence? Les Editions Sindbad/Actes Sud viennent juste de publier une anthologie de dix-huit nouvelles extraites de sept de ses recueils parus entre 1962 et 1984. C’est une longue période de créations littéraires ‘réaliste’ où Naguib Mahfouz fit feu de tout bois. (Le voleur et les Chiens date de 1962).Située entre la période dite  ‘pharaonique’, qui vit éclore La Malédiction de Râ (1933) et la période ‘philosophique’, elle fut ponctuée par d’innombrables récits et nouvelles.

Le titre de cette anthologie, traduite par Martine Houssay, reprend celui de la dernière nouvelle, La Chambre N°12 (Al-hugra  rakm12) tirée du recueil Al Gharima(Le Crime), 1973. Un choix judicieux  dans la mesure où cette nouvelle illustre  fort bien la technique narrative prudente qu’on lui connaît,une technique particulière, immuable. Toutes ces nouvelles sont en effet, d’une structure qui rappelle le suspense du roman noir, d’un style limpide, sans digressions fastidieuses.

Ainsi commence La Chambre N°12:
«Le directeur de l’hôtel n’oublierait jamais ce jour où une femme était venue louer une chambre pour vingt-quatre heures… Il lui avait lancé un regard intrigué, car il était rare que des personnes de sexe opposé vinssent là seules. Il n’oublierait jamais non plus combien l’impressionnèrent sa stature, la finesse de ses traits et l’acuité de son regard, alors qu’elle se tenait bien droite devant la réception, avec son manteau rouge et son chapeau blanc.» (p.203)

Dans la plupart de  ces nouvelles le récit débute de cette manière. Presque rien n’est révélé. L’auteur se cantonne dans une prudente obscurité, une attitude ambiguë qui s’accommode de toutes les interprétations possibles et qui, bien évidemment, ne manque pas de tenir le lecteur en haleine. DansLa mosquée du quartier (Al-gami’ fi al-darb)extraite du recueil DunnyaAllah (Le Monde de Dieu), 1962,outre, la technique narrative et la description directe mais subtile des personnages, le lecteur a droit en plusà un habile coup de pinceau laissant entrevoir la trajectoire finale. L’œuvre, en effet, ne se veut pas une fresque sociale mais presque tout est y suggéré en filigrane : l’attitude traditionnelle dictée par les conventions sociales et religieuses de l’époque, le contrôle des coutumes sexuelles, et surtout la réalité socio-politique égyptienne sous le règne du roi Farouk:
«C’était l’heure de la leçon à la mosquée et il n’y avait qu’un seul et unique auditeur. La chose n’était pas nouvelle pour le cheikh Abd al Rabbih, l’imam… Comment aurait-il pu trouver quelqu’un pour écouter son cours ? Dans cette mosquée située à la croisée de deux rues, l’une étant notoirement vouée à la dépravation et l’autre constituant un repaire de proxénètes, de portiers de maisons closes et de revendeurs de drogue?» (p.7)

Dans la nouvelle, intitulée Un tueur, (Qatil) provenant elle aussi du recueil DunnyaAllah (Le Monde de Dieu), c’est le thème de la pauvreté et de la déchéance humaine qui s’y profile avecplus de force :
«Comment sortir de cette misère?
Depuis sa sortie de prison, il vivait comme un mendiant, une piastre par-ci une piastre par-là, sans travail et sans espoir. Il n’en était pas à sa première incarcération, ni à sa dernière semblait-il, mais tout se liguait contre lui cette fois.»
(p.23)

Dans cette nouvelle, malgré l’horreur du crime perpétré, ce n’est pas tant la transgression de l’interdiction elle-même que ses tristes origines qui frappent le plus le lecteur. Comparé aux crimes qui ponctuent la nouvelle suivante intitulée Contre X  (Didd maghûl), tirée du même recueil, le geste criminel ne possède pas cette importance dramatique qui lui est, par essence, propre.  Comme l’auteur, pour la peinture de son personnage, puise directement dans le monde qui l’entoure,et que la trame du récit  est basée sur le système de l’engrenage systématique et impitoyable,le lecteur n’est pas pris au dépourvu. D’où cet étrange arrière-goût d’amertume et de pitié  devant le châtiment qui attend le tueur.

Venant d’un écrivain connu pour être l’un des romanciers les plus prolifiques et les plus mordants du monde arabe, un écrivain dont les œuvres ont paru souvent sous formes d’interminables feuilletons, ces nouvelles n’ont pas, en réalité,de quoi surprendre tant  par leurs formes et leur concision que  par le message qu’elles sont censées délivrer. Comme on s’y attend, l’auteur puise directement dans le monde qui l’entoure, les quartiers populaires et les bas-fonds cairotes. Ses nouvelles sont imprégnées du même humanisme et du même engagement en faveur d’une justice sociale qui ont fait sa réputation. Et comme dans ses romans,  Le voleur et les Chiens,Son Excellence, Karnak Caféou encore Les Noces du palais, l’amère vérité finira par se révèler; comme des éclairs déchirant les pénombres, les subtils coups de pinceau de Naguib Mahfouz laissent habilement entrevoir la trajectoire finale de ces personnages, une trajectoire, faut-il le préciser? Souvent bien tragique.

Naguib Mahfouz, La Chambre n°12 et autres nouvelles, traduites de l’arabe (Egypte) par Martine Houssay, Sindbad/Actes Sud, Paris. 2016.

Rafik Darragi

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