Yadh Ben Achour - Tunisie: une révolution en pays d’Islam : la lecture de Mounira Chapoutot-Remadi
Comment présenter Yadh Ben Achour, sinon rappeler qu’il est professeur émérite de la faculté des Sciences juridiques, spécialiste de droit public, membre du Comité des droits de l’homme aux Nations unies. Il est également un acteur important de la Tunisie révolutionnaire et un témoin. Il a dirigé la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution durant les mois cruciaux qui ont suivi la révolution tunisienne et rien que pour cela, son témoignage est précieux. Il livre en même temps au lecteur une analyse approfondie, mesurée des principaux moments de cette période transitionnelle ou transactionnelle.
Souvenons-nous en cette fin de 2016 que nous commémorons cette année le 60e anniversaire de l’Indépendance de la Tunisie et, à ce titre, nous clôturons de belle manière cette année à l’Académie par la présentation du beau livre de Yadh Ben Achour consacré à la révolution tunisienne : c’est l’œuvre à la fois d’un acteur, d’un témoin et d’un penseur.
Il s’avère qu’à ses qualités incontestables de juriste, il fait ici œuvre d’historien de la révolution et il y réussit parfaitement. On pourrait rétorquer que l’historien a besoin de recul pour écrire une telle histoire mais désormais ce qu’on appelle histoire immédiate ou histoire du temps présent a acquis sa place dans la recherche historique internationale et aussi ses lettres de noblesse.
Marc Bloch, qui avait écrit en 1940 L’étrange défaite, a raillé les personnes réticentes qui voulaient «épargner à la chaste Clio de trop brûlants contacts». Il a également écrit dans ce sens Apologie pour le métier d’historien et il est, rappelons-le, avec Lucien Febvre, l’un des pères fondateurs de l’École des Annales.
René Rémond, dont j’ai suivi les cours d’agrégation à la Sorbonne, déclarait en 2006: «La bataille pour étendre le champ de l’histoire jusqu’à celui de l’actualité est donc maintenant gagnée».
Tous ces préambules n’ont qu’un but à mes yeux, c’est pour adouber Yadh Ben Achour comme historien à part entière pour ce livre passionnant dont nous avons réellement besoin.
Tout au long de ce livre, l’auteur a mis en œuvre une documentation énorme et variée, 30 pages serrées de références bibliographiques en témoignent largement. Il a recours à des écrits émanant de plusieurs spécialistes de sciences sociales comme les sociologues, les anthropologues, les philosophes et les politologues. L’histoire du temps présent nécessite de se référer à l’événement ; c’est encore une mode qui change en histoire, car dans les années 50 du siècle dernier, l’histoire événementielle était décriée à juste titre. Tout en évitant la partialité et la subjectivité, il a su garder la distance pour mieux exposer et clarifier les problèmes qui se sont posés au cours de ces six années de transition.
Il a pris soin d’ancrer dans le passé les faits contemporains, de rechercher dans le passé leur origine ; c’est ce que fait Yadh chaque fois dans ce livre quand il évoque, avec précision, les révoltes passées du Centre-Ouest de la Tunisie, ou quand il rappelle, dans sa Ve partie «les compromis historiques de la Révolution», la déclaration du 17 juin 2003 et le fameux Comité du 18 octobre.
En sept parties toutes très charpentées
Ce livre très dense se déroule en sept parties toutes très charpentées, très documentées et très structurées, mais je ne poserai pas sept questions pour laisser au lecteur le loisir de s’en poser d’autres. L’auteur débute par un véritable plaidoyer pour la révolution comportant deux volets essentiels:
L’un est une lecture critique très documentée, très riche, sur les révolutions dans le monde, la révolution française, les révolutions espagnoles et la révolution bolchevique en particulier, pour conclure que la révolution est un concept européen. J’ai retrouvé avec plaisir les théories des grands historiens de la révolution française d’Albert Mathiez, d’Albert Soboul, de François Furet qui m’ont rappelé ma jeunesse, les cours de Soboul en particulier.
Il aurait peut-être fallu aussi, pour étayer davantage cette réflexion sur la Révolution de 1789, relire les travaux de Jacques Godechot et surtout, plus récemment, ceux de Jean Clément Martin sur la contre-révolution. L’auteur ne s’arrête pas non plus aux révolutions «colorées» ou «parfumées» qui sont plus proches de nous dans le temps du moins et peut-être que leurs réussites comme leurs échecs -je pense à l’Ukraine – montrent bien la fragilité du processus révolutionnaire.
L’autre volet de cette partie interroge, à raison, les mots de la révolution dans la culture islamique et leur signification négative. On pourrait ajouter d’autres termes à ceux qu’il a relevés car rien que dans les ‘Ibar, Ibn Khaldoun emploie plusieurs mots pour désigner les révoltes qu’il a décrites et ils sont tous négatifs bien sûr ; certains mêmes prêtent un caractère animal aux rebelles: les verbes Intaza (il bondit), wathaba, rakaba ‘ala, I’sawsaba, intaqadha, intafadha, Irtadda, les mots ridda, shaqq al-’asâ’, naqdh al-ta’a. Une polysémie qui montre que même si la révolte était condamnée par le sacré, elle n’en a pas moins existé et provoqué des changements de dynasties. J’ai relevé certaines attitudes saisissantes à l’égard de la révolte :
Selon Ahmad Ibn Hanbal, «il n’est permis à personne de combattre le sultan, ni de se révolter contre lui, et quiconque agit de la sorte est un innovateur qui n’est plus dans la voie de la Sunna et la voie droite». Ou encore : «Quiconque meurt sans être lié par une bay’a meurt comme l’on mourait au temps de l’époque gentilice (la Jâhiliya)». Ibn Taymiyya, qui pourtant eut maille à partir avec le sultan mamluk et qui mourut finalement dans une tour de la citadelle d’Alexandrie, déclarait : «Soixante ans avec un sultan tyrannique valent mieux qu’une seule nuit sans sultan».
Un autre de ses contemporains écrit dans le même sens : «Mieux vaut un prince injuste qu’un pays sans sultan, une ville sans gouverneur et sans cadi».
Ces remarques traduisent bien la peur du chaos et le quiétisme des élites savantes!
Malgré ce lourd passif dans la culture islamique, il a pourtant existé dans le passé «la révolution abbasside» et elle n’a pas été condamnée bien au contraire ! Claude Cahen puis ‘Abd al-Hayy Shaban qui ont étudié la prise de pouvoir des Abbassides, sous ce vocable de révolution, s’en expliquent. «Elle ne résulta pas d’une conspiration de palais niÚ
Úd’un coup d’État mais de l’action réussie d’une propagande et d’une organisation révolutionnaire ramifiées, représentant et exprimant le mécontentement d’importants éléments de la population vis-à-vis du régime en place ».
Peut-être faut-il voir surtout les retombées de cette révolution au lieu de rester au niveau des théories car avec l’avènement des Abbassides, on assiste:
- au déclin du critère de la naissance noble, sharaf, et du prestige tribal ;
- au déplacement du centre de gravité de l’empire de Damas à Bagdad ;
- au changement de la nature du pouvoir califal ;
- à la marginalisation des guerriers arabes et à leur remplacement par une armée d’esclaves turcs à cheval.
L’auteur relève cependant que les penseurs de la Renaissance, Nahdha du XIXe siècle, ont rénové «réinitialisé» et validé le concept de révolution en donnant un sens nouveau au mot thawra et surtout en adoptant une nouvelle terminologie, dimuqratiya, qunstitusyun...pas très arabe tout ça en effet! Heureusement dawla qanuniya et destour le sont.
De belles définitions
Mais revenons à la révolution tunisienne, j’ai relevé dans le livre de belles définitions:
«La révolution casse le mur de la peur et détruit les barrages de l’impossible»
Quatre conditions cumulatives minimums (sont requises pour qu’il y ait révolution) ; citées en introduction:
- une protestation publique massive ;
- la victoire de cette protestation entraînant la chute d’un pouvoir politique, ses hommes, ses symboles et sa constitution ;
- une révolution est un message, un appel de tous les principes universels ;
- une révolution doit être assumée et reconnue par le nouveau pouvoir.
Pour Yadh Ben Achour, il existe bien une révolution tunisienne et une de ses définitions est une litote : «c’est une révolution qui n’est ni une révolution idéologique ni une révolution partisane ni une révolution belligérante».
«C’est la révolution de la liberté et de la dignité». Merci de nous avoir évité cette révolution du jasmin que les médias étrangers se sont empressés de nous coller. La révolution qui signait la péremption de trois idées:
- celle de la démocratie importée de l’Occident;
- celle de l’exception arabe ;
- la passivité de la rue arabe.
Une révolution paradoxale qui a fait du neuf avec du vieux. Expliquant comment on avait paré au plus pressé, en recourant aux articles 57 puis 59 de la Constitution de 1959 pour mettre en place un gouvernement provisoire et en choisissant comme président l’ancien président de la Chambre des députés. Bien d’autres définitions apparaissent au fil du développement et du raisonnement, rappelons-nous du moins qu’«une révolution n’est pas un miracle» mais c’est quand même une révolution de rêve car nous avons rêvé jusqu’au 23 octobre 2011 !
Malheureusement, des crises de toutes sortes ont ouvert la voie du désenchantement.
Merci de nous faire revenir à «l’exception tunisienne» ! Même si Michel Camau, il y a peu, nous a invités à ne pas y croire.
Le compromis... et la société fracturée
A ce sujet, retenons cependant deux points essentiels:
Le compromis, et l’auteur y revient dans la Ve Partie sur «Les compromis historiques de la Révolution» et dans la VIIe partie intitulée «Batailles pour la Constitution» où il revient sur un point essentiel qui caractérise cette période de notre histoire, à savoir l’option d’un «État civil pour un peuple musulman».
Le compromis, al-tawafuq, nous a sauvés du chaos, peut-être d’une guerre civile ou d’une solution à l’égyptienne. Pourtant, ce compromis ne contente personne, ni les faucons d’Ennahdha, ni les modernistes qui ont voté en 2014 contre la Troïka et contre Ennahdha. Ce compromis, ce vivre-ensemble a ses racines que Yadh Ben Achour n’a pas manqué de nous rappeler. On pourrait presque penser que la peur du chaos a des racines profondes dans notre passé.
Bien que la situation reste apparemment stable grâce au compromis, la Tunisie demeure une société «sans valeurs communes». La Tunisie du consensus, du tawafuq, est loin d’atteindre «le consensus social autour de ses valeurs». Le consensus qui a caractérisé les années de la période transitoire n’est qu’un consensus de partenariat politique. Mais l’enjeu est de taille, nous avons une situation éminemment originale.
Dans le chapitre II de la VIe partie «La Constitution est morte, vive la Constitution!» et dans la VIe partie intitulée «Batailles pour la Constitution», là aussi l’auteur prend soin encore une fois d’enraciner dans le passé notre tradition constitutionnaliste, en rappelant la Constitution de Carthage, le Pacte fondamental, la Constitution de 1861 et bien sûr celle de 1959, pour montrer ainsi la profondeur de notre tradition constitutionnaliste et notre attachement aux lois. C’est le juriste chevronné qui parle et analyse pour notre plus grand plaisir ce processus passionnant que nous avons suivi tout au long de ces quatre années jusqu’au 27 janvier 2014.
Pour finir, on ne peut que rappeler malgré tout, avec LeïlaToubel, que «le rêve s’est transformé en cauchemar» et qu’à l’ancienne Troïka a succédé une nouvelle, avec Ennahdha-Nida-RCD…
Pour pasticher Shakespeare, on pourrait dire qu’il y a quelque chose de pourri au royaume de Tunisie ou plutôt dans la IIe République, mais Yadh Ben Achour refuse la sinistrose.
«La société tunisienne est fracturée» et on a l’impression malgré tout qu’Ennahdha est à l’affût, prête à s’emparer de la moindre faille pour triompher et rester seul maître à bord mais, encore une fois, il refuse jusqu’au bout d’envisager le scénario catastrophe. Pourtant, le théâtre tunisien traduit bien la tension dans laquelle se meut la société tunisienne. Avec Disparition de Hichem Rostom et Violence de Jalila Baccar, ces pièces reflètent les dangers qui cernent les acquis de la révolution. L’auteur n’évoque pas la perméabilité du pays aux influences et pressions extérieures des pays amis et ennemis : n’oublions pas que nous sommes un bien petit pays ! Les ingérences sont légion sans aller jusqu’au complotisme.
Le problème de la jeunesse est considérable dans une société en ébullition. Certes, le rejet de l’homosexualité est relaté ; en fait on assiste aussi à une levée des tabous et pas toujours dans le bon sens, car la révolution a révélé d’autres failles, d’autres discriminations à l’égard des minorités comme celle à l’égard de nos concitoyens noirs, berbères ou de confession autre.
C’est un beau livre et j’espère avoir rendu, par cette lecture, un vibrant hommage au travail de Yadh Ben Achour. Le discuter et le raconter est ma manière de dire que ce livre est la mémoire des années, belles et moins belles, que nous avons intensément vécues.
Mounira Chapoutot-Remadi
Tunisie : une révolution en pays d’islam
De Yadh Ben Achour
Cérès éditions, décembre 2016,
388 pages, 22 DT
Disponible aussi sur :
www.ceresbookshop.com
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